Just to give me proof (Yara)

Difficile de croire que, deux ans après avoir posé le pied sur le territoire britannique, Yara ne sentait toujours pas chez elle. Ce voyage sans fin devenait bien trop long à son goût, alors qu’elle espérait toujours secrètement obtenir, un jour, son billet retour. Même si elle savait, qu’au fond, la magie faisait qu’elle n’en avait pas réellement besoin. Surtout, elle avait conscience qu’elle ne pourrait plus jamais se réveiller dans sa chambre d’enfant. Et que même si l’occasion se présentait, plus rien ne serait comme avant.

Deux ans plus tard, même si son visage ne s’était toujours pas rouvert, son anglais s’améliorait. Yara se faisait de mieux en mieux comprendre lorsqu’elle était en classe et elle recevait de moins en moins de pénalités lorsqu’elle rendait un devoir. Son accent, bien que toujours présent, gommait peu à peu son appartenance à un pays qu’elle avait du quitter, contrainte et forcée. Chaque jour, elle prenait la peine de lire le journal, en entier, et notait secrètement, dans un petit carnet qui ne la quittait jamais, les mots qui ne faisaient pas encore partie de son vocabulaire. Dotée d’une excellente mémoire visuelle, c’était ainsi que la Serpentard apprenait. Peu importait les regards fuyants qui l’observaient quand elle avait le dos tourné. Peu importait les messes basses qui s’élevaient lorsqu’elle passait.

Cette lecture assidue lui permettait aussi de garder un œil sur les exactions des lycans. Les mêmes qui avaient ruiné sa vie. Yara sentait que, dans ce pays qui se refusait à l’adopter et qu’elle récusait en retour, les tensions montaient peu à peu. Et il fallait admettre que ce contexte avait un arrière-goût de déjà-vu, quand elle n’attendait qu’une seule chose : le pouvoir de lutter contre le retour de ce passé qu’elle essayait tant bien que mal de surpasser.

En attendant, tout ce qu’elle pouvait faire, c’était parfaire son dossier scolaire en donnant, jour après jour, le meilleur d’elle dans chacun de ses cours. Y compris quand cela impliquait de travailler en groupe. Même si elle avait une sainte horreur des devoirs quand elle ne pouvait se fier à sa seule logique, à son propre savoir-faire. Même si elle détestait l’idée de dépendre de quelqu’un d’autre, de quelque manière que ce soit.

Yara s’était contentée d’envoyer une note à son binôme pour lui donner la date et l’heure de leur rendez-vous, afin de commencer à travailler « ensemble » sur un sujet lié, justement, aux loups-garous. Volontairement, elle était arrivée en avance, ce qui lui avait permis d’entamer considérablement les travaux qu’ils auraient dû, en tout logique, mener à deux. La Brésilienne n’avait même pas relevé la tête pour l’accueillir, lorsqu’elle avait entendu la porte de la salle s’ouvrir. À quoi bon faire des politesses, dès lors qu’elle ne penserait pas un mot de ce qu’elle dirait.

« Tu es en retard », avait-elle simplement lâché en continuant de gratter sa plume sur son parchemin.

L’ignorance des autres était un art dans lequel elle excellait. Mais elle avait entendu tomber au sol, près de lui, le journal du jour. Qu’elle avait déjà entièrement lu. Un petit regard lancé furtivement par-dessus la table lui avait permis de reconnaitre la une. « Do werewolves want war ? ». Yara n’avait noté aucun de ces mots dans son calepin, parce qu’elle les connaissait tous déjà. Werewolves, war. Elle avait déjà sa propre réponse à la question posée, mais avait choisi de ne pas aborder frontalement le sujet. Après tout, Glenn venait juste d’arriver.

Il était un brillant Serpentard. Même Yara aurait pu l’admettre si elle n'était pas aussi butée et qu'elle ne nourrissait pas un étrange pressentiment à son sujet. Mais Glenn ne pouvait être aussi brillant qu’elle. Surtout à en croire l’attitude conquérante qu’il adopta à l’instant même où il s’était installé près d’elle. Il avait voulu suivre ce qu’elle avait noté, alors que, très clairement, elle ne s’était pas franchement imaginée en discuter. D’un geste franc, elle ramena les parchemins vers elle et lui jeta un regard noir.

« J’aurais préféré le faire toute seule. Mais on n'a pas le choix. J'ai déjà posé la question. Si tu permets, je n’ai même pas fini d’écrire ma phrase. »

Yara sentait les yeux bleus du Yard la sonder, imperceptiblement, alors que l’idée même de devoir travailler en duo commençait sérieusement à lui déplaire. Et ça ne faisait que quelques minutes qu’il était arrivé, lui imposant cette présence qu’elle s’était contentée, jusqu’ici, d’observer. Son intuition lui avait tout de suite intimé de garder un œil sur lui. Et ce devoir de groupe imposé tombait bien : peut-être pourrait-il l’aider à mieux cerner les raisons de sa propre appréhension.

Ses yeux d’or toujours rivés sur le papier, elle y apposa sa plume et reprit exactement le fil de ses idées, là où Glenn l’avait coupé.

« Il n’y a pas besoin d’aller aussi loin. La question est simple. La loi demande aux lycans de s’enregistrer. Les lycans doivent s’enregistrer. Besoin de soin ou pas, la loi est là et elle est faite pour être respectée. Si elle existe, c’est bien qu’il y a une raison. »

Sa voix s’était faite tranchante, alors que l’encre de sa plume continuait à couler.

Les règles étaient là pour empêcher le chaos de subsister. Fin du débat.

La voix de Glenn laissait filer une certaine insistance qui aurait probablement pu agacer n’importe qui se serait laissé surprendre par l’impatience. Mais Yara n’était pas de celles qui s’exposait aux affres de la colère ou même de la fureur. Elle ne l’avait même jamais été. Toujours emprunte d’un flegme qui pouvait surprendre, parfois. C’était à se demander si ce n’était finalement pas pire que de la voir exploser en plein vol, cédant avec impertinence à toute la force de ses émotions.

Le Brésil, c’était la force tranquille. Et malgré les quelques 9000 km qui la séparaient de son île natale, nombre des traits de caractères qui la qualifiaient autrefois l’avaient suivie dans son périple. Alors, au lieu de répondre à Glenn comme n’importe quel être un peu trop impulsif l’aurait sans doute fait, elle se contentait de ce silence qui la caractérisait depuis ce fameux jour où elle avait tout perdu.

D'aussi loin qu'elle se souvenait, elle avait décidé, dès le lendemain, de tout oublier. De faire table rase sur ce qu'il s'était passé. Ce jour-là, une promesse avait été prononcée en sourdine ; éviter, autant que possible, de penser, de ressentir, voire de parler. En tout cas, dès lors qu'il existait une autre alternative.

Yara était loin d'être idiote. Les raisons de cette obstination soudaine se dessinaient déjà devant elle alors que Glenn se plaçait lui même, sans le savoir, dans cette catégorie tout simplement nommée « comme les autres ».

Il s'obstinait parce qu'il avait envie d'obtenir des réponses aux questions que tout le monde se posait. Il persistait parce qu'il voulait savoir, sans aucun doute, ce que Yara cachait. Mais aucune de ses histoires ne saurait être racontée. À personne, et certainement pas à lui. Même s’il s’agissait de Glenn Yard. Même si tout le monde semblait l’aimer. Même si tout en lui sonnait comme un appel à la résilience. Même s’il semblait qu’il n’était empreint d'aucun défaut — si l’on oubliait tous ceux qui auraient pu pousser Yara à quitter la pièce.

À commencer par cet instant précis où il avait arraché sa plume de ses mains. Un sourire trop faux pour être vrai s’était étiré sur le visage marqué de la Serpentard. Sans doute avait-il pensé que ce geste aurait le pouvoir de l’interpeler, ou pire encore, de l’intimider. Ça aurait probablement fonctionné, si elle pouvait encore l’être.

« Vixe », souffla-t-elle dans sa langue natale, insinuant dans cet unique mot toute sa lassitude à l’égard de cette situation. Que cherchait-il en elle qu’il n’obtiendrait de toute façon jamais ? Souhaitait-il la réveiller de cette fausse apathie qu’elle servait à tous ceux qui tentaient d’interagir avec elle ? Dans un sens, la détermination de Glenn était admirable, à tous les niveaux. Particulièrement dans sa scolarité quand plus d'une fois, il l'avait dépassée.

Elle se contentait d’écouter ses questions sans rien lui répondre. Même lorsqu’il avait parlé de son carnet qu’elle sentait peser dans la poche de son uniforme. Même lorsqu’il avait fait une faute d’orthographe à « Werewolves », qui la piqua alors qu’elle était encore en apprentissage. Sa mâchoire se crispa. Glenn ne pouvait pas être aussi parfait qu’il se tuait à le montrer. Comme tout le monde, il avait ses failles. Les mêmes qui les opposeraient.

Lorsqu’elle eut la sensation qu’il avait terminé de déballer cette liste de questions qui n’avait cessé de s’étirer, Yara avait levé vers lui ses iris d’un vert très clair, tendant sur le jaune. Cela suffirait probablement à le laisser penser qu’elle lui accordait de l’attention, alors qu’en fait, elle voulait juste lui montrer tout le vide de ses émotions. Son indifférence. Comme une manière de lui signifier simplement en le regardant : « Fais comme les autres. Passe ton chemin, il n’y a rien à voir. »

« Pourquoi pas ? » avait-elle simplement fini par lâcher, comme ça, au milieu de rien.

Pendant un instant, elle avait envisagé de ne rien ajouter d’autre, les yeux toujours rivés sur cette faute d’orthographe qui la révulsait. Puis, elle ne put s'empêcher d'attraper cette plume qu’il avait lâchée, avant de corriger son erreur. Sans oublier toutes celles qui venaient d’être prononcées.

« Ça change absolument tout. »

Parlait-elle de l’inversion de ses lettres sur le papier ou bien répondait-elle à sa question à propos de l’inscription des lycans dans les registres ? Glenn n'aurait qu'à se faire sa propre idée à ce sujet.

La Brésilienne avait conscience qu’elle était en train de reculer pour mieux sauter. Parce que l’enseignant avait mis un point d’honneur à ce que ce travail soit fait à deux, elle savait qu’elle ne pourrait pas tourner autour du pot éternellement. Heureusement, Yara n’avait pas pour habitude de tergiverser, et encore moins de faire semblant, redorant un blason qui ne définissait personne, à part elle. Glenn voulait des réponses ? Il allait être servi. Et, pour couronner le tout, elle les lui donnerait sans quitter une seule seconde ses yeux d’un bleu profond, seulement pareils à ces reflets qu’on ne trouvait qu’au cœur de l’océan. N’importe qui aurait pu s’y noyer. Mais Yara savait trop bien nager.

« Ce ne sont pas des personnes lambda », trancha-t-elle, implacable. « Ils ne sont pas comme toi ou comme moi. Ils ont la force, l’instinct et la sauvagerie de l’animal couplée à l’intelligence, la pensée et à la culture de l’homme. C’est précisément ce qui les rend dangereux et différents. Croire qu’ils sont comme toi ou comme moi, c’est juste de la naïveté. »

L’utilisation du pronom « nous » aurait certainement été plus adapté. Mais quelque chose l’empêchait de le prononcer. Glenn faisait bonne figure devant ses yeux, mais il était trop parfait en apparence pour ne pas renfermer son lot de secrets. Ce fut peut-être d'ailleurs à cet instant que Yara se mit en tête de comprendre ce qui le différenciait d’elle. De cerner les raisons obscures qui l’empêchaient de s’associer aux propos qu’il tenait.

Sans broncher, elle repris en main sa plume et continua de prendre des notes assidues sur l’importance des règles pour faire fonctionner une société libre, à l’abri de toute volonté de prédominance d’une caste sur une autre.

« Et toi ? », demanda-t-elle froidement tout en écrivant, comme pour lui faire oublier qu’elle avançait sans lui sur le projet. « Pourquoi tu t’obstines à ce point à les défendre ? Pourquoi sembles-tu si persuadé qu’ils nous ressemblent ? Qu’est-ce qui te fait croire qu’ils sont au-dessus de nos lois ? »

Il était étrange de penser que dans d’autres circonstances, sur les terres d’un autre pays, à une époque différente, Yara et Glenn se seraient probablement très bien entendus. À l’image de Scott Nightingale, avec qui elle avait tissé de solides liens dans ce qui semblait maintenant être une autre vie, il y avait fort à parier que ce qui les opposait aujourd’hui aurait probablement pu les rapprocher si seulement ils s’étaient rencontrés quelques années plus tôt.

Tous deux nourrissaient un attachement profond à la nature qui les entourait, conscients qu’avec un peu de patience, elle seule suffisait, au fond, à les faire vivre. S’ils avaient un point commun qui pouvait effacer d’un seul coup tous leurs différents, sans même avoir à se faire pardonner de leurs méfaits, c’était bien celui-ci. Car rien ne pouvait supérer le lien qu’un être entretenait avec sa terre. Ni la rancoeur, ni la rancune. Parce qu’il y avait, juste derrière, la conscience que la vie était trop courte pour l’alimenter de ressentiments et d’amertume. Que tout un chacun avait bien plus à gagner en la couvrant d’amour, de placidité et d’indulgence.

Mais en cet instant, il n’y avait rien de tout ça entre eux. Juste de la méfiance, de l’incompréhension et du jugement entre deux personnes qui ne savaient rien l’un de l’autre, à proprement parler.

« Carinho, la peur n’empêche pas le danger. Pourquoi craindre quand on peut tout simplement faire en sorte qu’il n’arrive jamais ? »

Ses plans pour sa sortie de Poudlard étaient nets et précis. Pour cette raison en partie, Yara ne pouvait se permettre quelconque trace de médiocrité, lors de ce devoir mais aussi tout au long de ses études, observant Glenn tenter d’organiser ses propres idées, préoccupé par celles qu’il cherchait à tout prix à réprouver.

Elle savait ce qu’attendait leur professeur. Elle savait ce que le Ministère espérait des élèves en formation à Poudlard. À leur sortie, ils réceptionneraient de bons petits soldats en uniforme, de sages citoyens préparés à la vie complexe qui les attendait au dehors. Mais surtout, des adultes prêts à affronter tous ceux qui se disaient prêts à bousculer l’ordre établi, tous ceux qui représentaient un risque pour leur avenir, ceux de leurs enfants et de leurs petits-enfants après eux. Et Yara savait par avance qu’elle serait de ceux-là. Que jamais, elle ne laisserait quiconque menacer l’ordre établi. Que personne ne devait perdre la vie, sauvagement saisie entre les griffes d’une créature qu’elle aurait pu, dès le départ, contrôler. Aucun père, aucune mère, aucun ami ne se verrait jamais menacé par un combat qui n’était pas le sien, ni ne se retrouverait contraint et forcer de vivre sous le joug de ceux qui se croyaient au-dessus de tout.

Aussi, lorsque Glenn lui parla de persécution, elle ne put s’empêcher de souffler du nez.

« Je t’en prie, Glenn, explique-moi ce que ça fait. Pour toi, inscrire un nom dans un registre équivaut à une forme de persécution ? C’est une simple précaution. Un moyen d’anticipation. »

Dans sa voix qui tuait le silence tout autour d’eux, on avait pu cerner une pointe d’ironie lorsqu’elle avait demandé à Glenn de lui expliquer, teintée d’un soupçon de sarcasme. Elle qui s’était vue moquée à l’instant même où elle avait foulé les pavés de Poudlard, mise de côté parce qu’elle ne savait pas parler la langue internationale par excellence. Qu’ils pouvaient être teigneux, ces Britanniques, à croire qu’ils tenaient toujours dans leurs mains trop blanches le monopole de la connaissance.

Pourquoi Glenn ne lâchait-il pas le morceau ? Pourquoi employait-il des mots si forts pour parler d’un acte si anodin, dénué de toute violence ? Pourquoi l’écriture de ses mots sur le parchemin paraissait-elle si douloureuse, et pourquoi est-ce que, quand Yara l’observait de plus près, elle avait presque l’impression de voir sa main trembler ?

« S’ils sont si innocents que tu le prétends, alors quel intérêt auraient-ils à échapper à toute forme de surveillance ? Qu’auraient-ils à cacher ? Et arrête donc de croire que tu sais mieux que les autres ce qu’ils peuvent ressentir. »

Quand elle disait « les autres », c’était d’elle dont il était question. Mais le dire à autre voix aurait signifié bien trop clairement qu’elle était encore en mesure de ressentir quoique ce soit quand elle préférait de loin le laisser penser que son cœur en était tout bonnement incapable. Et visiblement, elle faisait illusion. À en croire la main de Glenn qui serrait toujours plus fort la plume. À en croire la colère et l’agacement qui semblaient monter en lui, alors que ses mots gardaient une constance que même Yara admirait.

Et puis, la plume céda.

Définitivement, quelque chose clochait. Glenn ne pouvait pas être aussi éloigné de ce sujet qu’il voulait bien le laisser penser. Sa quiétude l’abandonnait progressivement, laissant peu à peu la place à une colère qui l’entrainait certainement plus loin qu’il ne l’aurait voulu, au départ.

S’il cherchait à comprendre ses secrets, la Brésilienne n’allait certainement pas se priver de révéler les siens. Et, très clairement, cette discussion était en train de le pousser, peu à peu, à montrer ce qu’il cachait.

La Serpentard posa ses coudes sur la table, puis sa tête sur ses mains, dans une posture digne d’une personne trop curieuse qui prenait beaucoup de plaisir à observer ce spectacle. Celui de Glenn qui perdait pied.

« Prends le temps d’observer lequel d’entre nous ici est le plus affecté par cette discussion et tu verras que ce n’est pas la peine de t’excuser envers moi.»

Yara aurait probablement pu l’être, affectée, si Glenn n’avait pas montré cette part de faiblesse qui lui permettait de le saisir en plein vol alors même qu’il choisissait de détourner les yeux. Elle ne se concentrait plus que sur cette faille qu’il avait montrée, pour oublier un instant qu’il avait lu en elle au point de saisir toute sa tristesse. Pour oublier qu’en quelques minutes, il en avait compris plus sur la vert-et-argent que n’importe qui d’autre en deux années.

« Il ne peut pas y avoir de juste milieu quand il s’agit de la loi. Soit on la respecte, soit on ne la respecte pas. Et si on prend le risque de ne pas la respecter, alors, il faut s’attendre à subir les conséquences de ses actes. »

Elle prit la plume cassée et finit de la plier pour la faire céder de nouveau. D’une main habile, Yara la balança dans la poubelle la plus proche avant de se rapprocher de lui, passant sa tête par-dessus son épaule alors qu’il lui tournait encore le dos.

« Le parchemin est tâché », commença-t-elle en chuchotant. « On ne peut pas le rendre comme ça. Je me chargerai de recopier ce que tu as écrit. Au propre. »

Yara fit quelques pas pour rejoindre sa place, ravie d’avoir pu diriger l’attention de Glenn sur autre chose que ce passé qui la hantait. Mais savoir qu’il avait aussi facilement lu en elle la contrariait. Alors, elle préférait en rajouter une couche supplémentaire.

« Même si je ne suis pas sûre de comprendre ce qui te met dans cet état. »

Juste au cas-où.

Bientôt, l’étreinte de cette main qui la saisissait l’empêcha d’imposer davantage de distance. Yara ne s’était pas attendue à obtenir des réponses aussi facilement. Glenn était trop fin, trop intelligent pour ça. Trop calme, trop doux aussi, alors qu’elle ne méritait aucune trace de patience de sa part. Il avait tout de suite compris qu’elle cherchait à s’infiltrer dans la brèche alors qu’elle n’y était clairement pas invitée. Et plutôt que de la rejeter violemment, il essayait de comprendre, de lui trouver, peut-être, un semblant d’excuses qui pourrait expliquer son comportement.

Elle ne voulait pas tout de suite à se libérer de l’étau qu’il imposait, attendant plutôt de voir ce qu’il avait à lui dire. Surprise de constater qu’il gardait son équilibre parfait sur ce fil qu’elle avait à plusieurs reprises tenté de faire tanguer, soufflant sur les braises de leurs différences.

« Tu ne peux rien briser parce qu'il n'y a rien à briser, carinho », répondit-elle simplement en le regardant dans les yeux.

Glenn pouvait, là encore, comprendre ce qu’il voulait. Ses mots laissaient entendre avec assurance qu’elle n’était pas en mesure de se faire saisir par la souffrance. Il ne pouvait pas l’atteindre parce qu’elle était déjà cassée. Ou peut-être sous-entendait-elle que, pour briser un cœur, encore fallait-il en être doté d’un, en lui laissant toute la place pour battre furieusement dans sa poitrine.

Peut-être considérait-elle avoir déjà perdu le sien.

Alors qu’elle l’écoutait parler, elle sentait la chaleur profonde de cette main, qui la gardait tout près, transpercer ses vêtements. Yara fut propulsée dans ses souvenirs, revoyant son meilleur ami poser sa main brûlante sur la sienne lorsqu’elle lui avait proposé de rendre visite à ses parents, ce jour où tout a basculé. La remerciant chaleureusement de l’amener auprès de ces deux êtres qu’elle aimait le plus au monde, sans la moindre idée de ce qui allait se passer ni du sort qu’il leur réservait.

Son visage abandonna toute lueur de malice, s’abandonnant brusquement à l’âpreté de ces souvenirs. Elle voulait s’arracher à cette pression qu’il maintenait sur elle par l’intermédiaire de sa main mais elle était trop serrée, trop puissante. Yara envisagea un instant de s’en échapper grâce à quelques prises qu’elle connaissait, mais cela signifiait s’engager dans un combat physique, et plus seulement psychologique. Et, en soit, elle ne se sentait pas en danger. Glenn l’avait regardée dans les yeux en lui disant qu’il n’avait pas l’intention de la briser. Elle lui montrerait toute la poigne dont elle pouvait faire preuve le jour où elle serait réellement menacée. La Brésilienne ne doutait pas que ce jour finirait par arriver.

En attendant, les questions du Serpentard glissaient sur elle comme l’air qui les entourait. La main de Glenn cherchait sans doute à l’empêcher de basculer pour de bon, tentant de la convaincre tant bien que mal que les lycans n’étaient pas foncièrement une menace. Essayant de cerner, toujours, ses secrets et les raisons qui la poussaient à dire le contraire quand elle savait par avance qu’elle ne lui dirait rien. Qu’elle ne lui donnerait rien, pas même des miettes. Même s’il l’avait relâchée, même s’il essayait de la faire reculer quand elle restait droite, solide, infranchissable. Elle le laissait s’approcher sans flancher.

Si c’était ce qu’il voulait, une brèche dans laquelle s’immiscer, il n’obtiendrait rien.

« Ce n’est pas le sujet. Surveille-moi, tu verras que je n’ai rien à me reprocher. »

Yara avait penché sa tête, évitant soigneusement de lui dire qu’elle faisait des cauchemars dès qu’elle fermait les yeux, ravivant éternellement la douleur de ces griffes qui avaient lacéré son dos. De la même manière, elle se déroba quand il s'agissait de lui dire ce qu’elle avait ressenti en voyant son meilleur ami se transformer devant elle. Quand elle avait lu dans ses yeux qu’il était parti, laissant toute la place au loup qui sommeillait en lui.

Son visage s’approcha de celui de Glenn, alors que Yara pointait un doigt vers lui, venant toucher sa poitrine.

« Tu crois tout savoir mieux que tout le monde, mais tu regarderas ce qu’il s’est passé dans tout le Brésil, début 2006. Ça étoffera ta grande et vaste culture lycanthropique. Et tu comprendras qu’on ne peut pas se permettre de faire des exceptions. En tout cas, moi, je n’en ferai pas. »

Le futur était de mise dans sa phrase pour qu’il comprenne l’envergure de sa détermination.

Qu’il n’y ait plus aucun doute qui subsiste quant au fait qu’il ne parviendrait pas à la briser, en effet.

Jamais.

Plus elle essayait de le faire reculer, plus il avançait. Plus il essayait de la faire reculer, plus elle avançait. Chacun défendait ce qu’il avait à protéger. Son honneur, son passé, ses secrets.

L’obstination et la volonté de montrer qu'elle ne craignait plus rien de la vie l'emportait systématiquement dans ses relations avec les autres. Enfin, "relations".

Si elle avait sans doute pu se montrer fragile l'année de son arrivée, aujourd'hui, Yara avait bien compris que, pour exister, il ne fallait jamais rien montrer de soi à personne. C'était ainsi qu'elle s'en était sortie. En ne comptant que sur elle-même. En aucun cas sur les autres. Glenn, ses beaux yeux bleus et son charisme naturel n'allaient certainement pas venir bouleverser ses plans. Ni maintenant, ni plus tard, ni jamais.

Les loups avançaient en meute.

Yara continuerait de marcher seule.

Et elle n'aurait de cesse de se diriger vers ses objectifs, avec cette même certitude. Sans que personne ne puisse jamais l'en écarter, ni même la compromettre. Sa tenacité l’avait portée pour devenir celle qu’elle était. Yara l’avait emmenée jusqu’en Europe, avec elle.

Au Brésil, elle avait seulement abandonné son cœur. Jeté à l’eau, comme on aurait balancé une bouteille à la mer.

Elle s'en rendait compte alors que Glenn s'était approché d'elle.

« J'aurais pu te demander ce que tu sais. Mais je me rends compte que je m'en fous », avait-elle lancé sans lâcher son regard alors que sa voix gardait tout de sa neutralité.

Bien sûr, c'était un mensonge. Mais ça, il ne le saurait jamais. Dans le pire des cas, il ne ferait que le deviner, et elle continuerait de nier, jusqu'au bout. Yara n'était pas ce celles qui abandonnaient. Les autres renonçaient toujours avant elle.

Pourtant, l’attitude de Glenn ne la surprenait pas vraiment, au fond. Le Serpentard n'était pas du genre à foncer tête baissée dans un tel débat, sans s’obstiner à savoir à qui il avait à faire au préalable. Le sujet de la lycanthropie était trop dangereux pour être abordé avec n’importe qui. Glenn le savait mieux que personne, même si elle n’avait pas encore cerné à quel point.

Mais quelque chose disait à Yara que, même s'il avait fait ses petites recherches, certaines pièces du puzzle lui manquaient encore. Car s’il avait eu tous les éléments en sa possession, il n’aurait pas cherché à la percer à jour. Il se serait passé des questions, il serait allé à l’essentiel. Il se serait joué, même, probablement de connaître son passé. C’est ce qu’elle aurait fait. Et pourtant, rien de tout cela ne s’était produit. Parce qu’il lui manquait la pièce maîtresse. C’était une certitude. Et c’était aussi ce qui permettait à Yara de sauver la face.

Elle se promit à elle-même que les choses resteraient ainsi.

Et Yara n’avait pas pour habitude de briser une promesse.

L'idée que quelqu'un comme Glenn puisse ne serait-ce que se faire une idée ce qu'elle avait traversé, bien au-delà d'un océan, aurait pu la rendre malade au point de la faire vomir. Cette bienveillance doucereuse l'effrayait plus encore que les yeux du loup qui l'avait attaquée, dans lesquels elle n'avait vu rien d'autre que son meilleur ami, emprisonné, perdu à jamais. Mais tout ce qui comptait, plus que sa volonté de rétablir l'ordre, était de garder cette façade en bon état, de telle sorte que personne ne puisse l’atteindre.

Aussi bonnes seraient les intentions de départ.

Aussi pur serait le cœur.

Aussi sain était l’esprit de Glenn.

Yara profita de l’échappatoire qu’il lui offrait pour ranger ses affaires devant lui. Elle attrapa le parchemin tâché qu’elle ne manqua pas d’emporter avec elle alors qu’elle se dirigeait déjà vers la porte de la sortie. Par pure provocation, alors qu’elle était dans l’encadrement de la porte, elle secoua le papier enroulé entre ses mains, pour s’assurer qu’il l’avait bien vu.

« Moi aussi, je t'aurais à l’œil Glenn. C’est une promesse. »

Et, surtout, ça sonnait comme tel.