La part de rêve [ft. Amaranth]

La sorcière entendit sa mise en garde, mais son regard était ailleurs, presque déjà enfui dans cet autre monde que le rom redoutait tant. Elle répétait certains de ses mots, mais il n’était pas certain qu’elle l’entende véritablement. Aram se contenta de la fixer silencieusement alors qu’elle se levait, semblant répondre à une invocation silencieuse. Il y avait peut-être chez elle une réaction de survie à cet environnement sinistre dans lequel ils avaient tous deux plongés.

Son corps se mettait à bouger tout seul comme pour se prouver à elle-même qu’elle était encore en vie. Et de fait, elle avait raison de prendre garde. Les esprits des morts rodaient, alertés par le ton de leur conversation. Il n’était jamais bon de placer un réceptacle humain bien trop sensible et inerte sur leur route. Instinctivement, le Romanez fit glisser ses anneaux d’or les uns contre les autres, réactivant une magie vieille comme le monde pour se protéger.

La femme lui répondit, mais il y avait quelque chose de ténu dans le ton de sa voix qui prouvait qu’elle n’était pas complètement ici, présente avec eux dans la petite boutique du marché aux trolls. Le tzigane acquiesça gravement aux paroles qu’elle répétait de son père. Un homme sage visiblement. Il avait raison : la mort et la vie étaient étroitement et intimement liées en nous comme dans chaque chose qui évoluaient en ce monde. Il ne servait à rien de s’accrocher à un lieu, ni de souiller sa terre de larmes stériles. Aucune lamentation n’avait jamais fait revenir le moindre mort parmi les vivants. Du moins, pas tant que les tziganes n’y mettaient leur grain de sel…

Soudain cependant, comme si toute vie venait de la quitter, la sorcière tomba, s’accrochant désespérément et dans un ultime geste de survie à son bras. Sentant son propre cœur tomber au fond de sa poitrine, Aram réagit au quart de tour, se relevant pour la retenir contre lui. Elle était secouée de spasmes, son esprit entièrement happé par la noirceur qui l’habitait. Sur son visage, il pouvait lire la terrible douleur qui la pliait en deux alors qu’à bout de force, elle articulait quelques mots.

Le rom coucha à la hâte le frêle corps de la femme à terre, bien qu’elle n’y restât pas immobile, son être se tordant comme pour échapper à la souffrance. Fébrile et blanc comme un linge devant l’agonie dont il était témoin, il tâta ses poches à la recherche de la fiole dont elle avait mentionné l’existence. Trouvant finalement le petit flacon, il s’en empara, arrachant le bouchon de ses dents tout en attirant la femme tout contre son torse pour maintenir son visage contre lui. Il lui ouvrit la bouche afin d'en verser le contenu dont il percevait les forts effluves médicinaux.

- Haide, bea asta*, marmonna-t-il avec une douceur que la tension venait hacher.

Une fois le flacon vidé, il tira d’une de ses poche un petit sachet de poudre dont il enduisit les lèvres de la sorcière pour l’aider à avaler et permettre à ses poumons de retrouver le chemin de l’air.

- Respire maintenant, respire, lui enjoigna-t-il – perdant patience en ne la voyant pas reprendre la moindre couleur.

Il avait fait tout ce qu’il pouvait, et consentit à contre-cœur à la laisser au sol, tendant la main pour attirer à lui un bouquet de plantes séchées. C’était l’occasion idéale pour les esprits de s’infiltrer dans ce corps laissé à leur merci. Il ne les laisserait pas faire. Les tiges s’enflammèrent entre ses mains, déversant leur épaisse fumée qui les éloigneraient pour de bon. De son autre main, il tâta le front et les joues si pâles de la femme, cherchant à y déceler un signe de renaissance.

- Allez vulpe mică**, reviens à toi… Viens, je t’attends, je suis là… Il n’y a rien que toi et moi. Tu peux revenir.




* Allez bois ça
** petit renard

Pendant de longues minutes qui parurent à Aram durer des heures, la sorcière resta inconsciente au sol. Le Romanez n’osait la déplacer de peur d’empirer son état. Il se contenta de la tenir serrée contre lui, la réchauffant et s’assurant régulièrement de son pouls. Alors qu’elle tremblait de fièvre, le sorcier avait fait apparaître un linge humide qu’il lui passait sur le front encore bien trop brulant. Son regard perçant courrait parfois sur les miroirs brisés accrochés aux murs pour vérifier que les esprits se tenaient bien à l’écart de ce trop parfait hôte, tandis que de ses lèvres s’échappait une étrange litanie visée à la protéger. Il fallait cependant qu’elle revienne, et rapidement, car il savait qu’il ne pourrait les tenir éternellement éloignés.

Heureusement, Aram vit peu à peu des couleurs revenir affluer sur le visage laiteux de la sorcière. De même, sa respiration qui était un temps erratique commença à se calmer lentement. Enfin, ses paupières finirent par se rouvrir en découvrant le bleu de ses yeux. Une couleur bien trop profonde pour être banale, comme si les deux pupilles avaient précédemment été braquées sur de sinistres démons intérieurs qui avaient cherchés à faire sombrer la jeune femme dans un bien sombre royaume.

Aram en profita pour fermer à son tour les yeux, secouant la tête pour soupirer de soulagement. Il pouvait enfin se détendre. Elle était tirée d’affaire… Mais la renarde sembla vouloir se relever en s’excusant, et il la retint d’une main ferme bien qu’empreinte de douceur.

- Ne te relèves pas si vite ! Vue la crise que tu viens d’avoir, ton corps a besoin d’un remontant…

Cette expérience partagée lui avait fait oublier la réserve polie qu’il gardait habituellement avec la clientèle. Passant son bras sous son épaule, il aida la sorcière à se soulever pour la déposer délicatement sur le fauteuil qu’il occupait un peu plus tôt.

- Ne bouge pas d’ici, j’arrive tout-de-suite.

D’un claquement de son long manteau, Aram s’éloigna à pas rapides et nerveux. Il revint quelques instants plus tard avec une tasse fumante d’une potion épaisse et brunâtre. En s’accroupissant en face de la jeune femme, il lui plaça de force la boisson entre les mains avec un sourire un peu plus doux. Devant son air légèrement méfiant, il désigna son étonnant présent du menton.

- Allez bois… Ne t’inquiète pas ! Ce n’est que du chocolat chaud avec quelques épices de mon cru pour te rebooster. Dans ton état, rien ne vaut le chocolat. Et le chocolat chaud, c’est ton préféré... Je me trompe ?...

Son sourire se crispa légèrement alors qu’il se mit à scruter de son regard sombre le visage encore bien pâlot de la sorcière. De nouveau, il secoua la tête comme pour chasser le souvenir désagréable de son corps entièrement secoué de soubresauts.

- Qu’est-ce que qui s’est passé, vulpe… Tu ne m’as pas tout dit… Si on doit se lancer ensemble dans cette aventure, j’ai besoin de savoir…

Toujours accroupi devant la sorcière, Aram observait ses joues reprendre peu à peu des couleurs. Il n’en doutait pas, son breuvage faisait des miracles. Cela ne l’empêcha pas d’acquiescer lentement avec un sourire fier et victorieux plaqué sur le visage. Mais il ne dit rien cependant, car la renarde n’allait pas tarder à lui révéler son histoire, il le sentait. Aussi, il se rassit lentement sur le siège en face d’elle, et se mit à fixer avec une certaine fascination la petite poussière d’or qu’elle entreprit de manipuler en racontant son histoire.

C’était beau, et étrangement poétique. Une manière de conter qui aurait fureur sur les routes, en compagnie de caravanes tziganes. Cependant, les jolies images se mirent peu à peu à se noircir alors que ses propos évoquèrent des thèmes toujours plus sombres. Finalement, le mot que redoutait tant Aram fut prononcé, et tout le meilleur chocolat au monde ne l’aurait empêché de frémir de tout son corps.  

- Une strigoi*, marmonna-t-il, le visage plus blême que jamais. Ni vivante, ni morte… Condamnée à errer éternellement entre deux mondes… Tu n'es pas la bienvenue chez les vivants, mais les morts te refusent également en leur sein…

Le Romanez frissonna d’effroi devant la malédiction faite femme. Il y avait de bonnes raisons qui expliquaient l’interdiction de toute tentative d’arrangement avec les ténèbres. On n’allait pas à l’encontre d’une malédiction en s’appuyant sur des démons plus terrifiants encore. Cela ne faisait que nous maudire d’avantage… Celle qui n’aurait jamais dû être mère avait sans doute été condamnée à un sort pire que la mort… et sa fille qui n’en était pas vraiment une payait aujourd’hui le prix fort de sa folie, contrainte à vivre une demi-vie.

- Tu n’aurais jamais dû voir le jour, poursuivit dans un souffle Aram en secouant la tête.

Ses propos étaient durs, mais honnêtes. Il n’était pas capable de demi-mesure, ou du moindre mensonge pour alléger sa peine. La strigoi n’en était de toute manière plus à l’étape du déni. Le sorcier pouvait lire dans son regard clair sa pleine conscience de ce qu’elle était. Les pupilles sombres du tzigane accrochèrent plusieurs points invisibles autour d’elle, comme un halo l’entourant et la coupant du monde.

- Je comprends mieux pourquoi tant d’esprits se pressent autour de toi… Ils ne comprennent pas ce que tu es… Tu les attire, comme si tu étais l’un d’entre eux, mais à la fois tu les effraie… Ils te blessent sans le vouloir. On a toujours peur de ce qu’on ne connait pas…

Son inspection continua, englobant tout ce qu’elle était. Ses traits aussi délicats que s’ils avaient été tracés au pinceau, sa chevelure de feu, sa peau d’albâtre parsemée de petites tâches cuivrées. L’image idyllique d’une magnifique jeune femme. Et pourtant derrière cette jolie porcelaine, que se cachait-il ?

Sans plus avoir conscience des limites de la bienséance et des règles de politesse qu’il avait jusqu’alors suivi à la lettre, Aram se pencha en avant, paume devant lui s’arrêtant à quelques pouces seulement de l’endroit où devait battre son cœur. Sourcils froncés, il cherchait lui aussi à comprendre comment cet organe pouvait-il encore marteler de ses battements cette si fragile enveloppe corporelle. A quel point la noirceur l’avait-elle lui aussi atteint ?

Alors, en fermant les paupières, il prononça quelques mots en romani, destinés à faire reculer la plante grimpante et vénéneuse qui cherchait à prendre le contrôle d’elle. Sa magie avait-elle un quelconque impact sur elle ? Lui-même l’ignorait… Toutes les manipulations nécromantiques auquel il avait assisté n’avaient mené qu’à des échecs… A sa connaissance, jamais personne n’avait réussi à donner la vie de cette manière à une personne entière, et avec une volonté propre.

- Qui es-tu, lui demanda-t-il soudain en relevant ses cils sur elle. Quel est ton nom ?


* Morte-vivante

Chacune des paroles du Sorcier résonnait dans l’antre de son inconscient. Vibrant, au son de la vérité et de la dénomination macabre qui lui avait offert du bout des lèvres.

Strigoi. Oui, c’était sans doute juste. Une non vivante, issue d’une néo-naissance. Elle ne pouvait être que d’accord avec ces propos. Jamais elle n’aurait du voir le jour.

Quelque chose se divisait en son sein. La tristesse de sa réalite, et la colère de la condamnation. Une Amaranth souhaitant mettre fin à ses souffrances et à cette non existence, et une autre entité, plus chaotique, plus véhémente qui s’en a que faire de ce qu’elle est et qui ne veut qu’exister par tous les moyens.
C’était une sensation étrange et faisant écho à la colère qu’elle avait ressenti lors de sa consultation avec les trois médicomages.
Il lui fit part de sa compréhension, quand à l’attitude des esprits des morts. Leur intérêt pour sa personne. Elle semble être une hybride entre plusieurs mondes.

Son approche physique l’ayant mis mal à l’aise lors des précédents échanges, avait un but différent et ne rebuter plus la sorcière ou du moins, celle qui elle était à présent. Une autre Ama ? Une entité ? Une variante ?

Une litanie ensorcelante, s’échappaient à présent des lèvres du Sorcier Tzigane. Faisant réagir le mal qui se logeait dans ses entrailles. Son souffle se fit plus bruyant, et la température de son corps semblait augmentait. Non pas pour annoncer un nouveau malaise, mais quelque chose de plus magnétique, et de plus dangereux.

- Qui es-tu, lui demanda-t-il soudain en relevant ses cils sur elle. Quel est ton nom ?

Un sourire en coin se dessina sur les lèvres charnues de la sorcière. Une expression étrangère à la discrète Mapleleaf. Elle se saisit de la main prudente d’Aram, pour la glisser sous le chemisier flatteur de l’écarlate, l’invitant à un toucher plus langoureux. Les lèvres de la sorcière vinrent susurrer sa réponse en frôlant celle énigmatique bohémien.

- Is é an t-ainm a bhí air ~ mór - rígan. Ní h~ duit mé.. *

Un étrange rire résonna dans la pièce.

- Mé Bheith ar an díoltas, An t~ Mhuimhneach  **

Le sens venimeux des quelques mots étrangers fissura le verre de certains miroirs qui décoraient la boutique. La créature qui se cachait sous la pâleur de l’épiderme semblait animée par une faim carnassière. Cet esprit ne souhaitait qu’une chose, se nourrir de ce qui restait de vie dans le corps de la Mapleleaf. Un rituel nécromancien, composé pour prolonger une vie - même une existence fœtal - avait bien entendue attiré une entité avide de vie et de magie.

Sans aucune retenue, celle qui avait été une serdaigle pudique et réservée vint embrasser le sorcier d’une passion presque animale. Le baiser morbide avait quelque chose de vampirisant. Comme si l’entité tentait d’acquérir la magie du talentueux Tzigane. Ses mains avides plongeant dans la chevelure brune d’Aram.








** I live in hunger, I want revenge. Huge feed
*Morrigan was her name, You do not know me ( gaelic irish )

la traduction appropriée serait “ Reine Fantôme “
La syllabe mor serait apparentée au mot scandinave et germain mara et à l’anglo-saxon maere, qui serviraient de racine au mot anglais « nightmare »  Ces mots désigneraient un esprit féminin effrayant

Une nouvelle présence venait de faire son apparition, Aram l’avait pleinement discernée alors qu’il tentait d’endiguer les racines noires du mal qui plongeaient profondément en la sorcière. Sa température augmenta rapidement alors que son souffle s’accélérait, et il eut soudain devant lui une tout autre personne. Dans ses pupilles claires brulaient à présent des flammes démoniaques tandis qu’elle attrapait sa main pour la plaquer contre elle.

Malgré lui, Aram sentit son esprit s’échauffer à ce contact imposé sur sa peau nue et ses formes désirables, mais il fit son possible pour garder la tête froide afin de comprendre les paroles de cet être qui avait pris possession de la sorcière.

Les mots prononcés le glacèrent jusqu’au tréfond de son âme, tandis que la créature semblait en capacité d’entrer en résonnance avec toutes les formes de magie présentes dans la boutique, tout en asseyant sur elles sa suprématie. Sur ses gardes, Aram sentit son propre contrôle de lui se fissurer devant l’ombre qui s’étendait sinueusement sur lui.

Quand la créature plongea sur le tzigane, il n’eut pas le moindre mouvement pour esquiver ses lèvres, alors que son haleine se mêla langoureusement à la sienne. L’odeur même de la sorcière semblait avoir muté pour créer un parfum destiné à enflammer ses sens tout en le désarmant. Aram fut renversé par un désir à peine maîtrisé qui enflait en lui et il eut besoin de toute son éducation à l’ancestrale magie tzigane pour finir par réussir à détacher son visage du sien.

Paupières fermées, il huma une dernière fois le souffle venimeux de la plantureuse sorcière à la crinière de langue de feu. C’était compliqué pour lui de recouvrer ses esprits, mais quand il s’écarta enfin, il tenait l’un de ses poings levé et serré sur les liens magiques qui avaient agrippé les poignets de la sorcière afin de les maintenir emprisonnés dans une étreinte sans doute bien trop fragile.

- Mórrígan, répéta-t-il en fronçant les sourcils, réaffirmant sa prise sur elle en tirant les liens à lui.

Sa connaissance du gaélique irlandais était sommaire, mais il en avait suffisamment compris pour voir prendre forme sous ses yeux un esprit féminin aussi envoutant que menaçant. S’agissait-il cependant réellement de la reine de la mort personnifiée, ou bien d’un simple esprit malin jouant avec eux en profitant de la faiblesse de ce corps bien trop fragilisé par sa malédiction. Une autre possibilité était aussi une création de la femme-renard elle-même en réaction au mal qui la rongeait. Une personnalité double, comme les deux faces d’un même gallion. A quel point le fragile coquelicot avait-il invoqué en lui la déesse de la guerre en personne comme un rempart contre le reste du monde ?

- Tu n’es pas la bienvenue ici, lui souffla-t-il durement en approchant son visage de son regard pour y lire sa réaction.

La sorcière qui avait passé le pas de sa porte était-elle toujours présente, quelque part au fond de ces pupilles pâles ?

- Laisse la femme en paix. Retourne d’où tu viens. Ce corps ne t’apartient pas, et ne sera pas l’outil de la revanche.

Devait-il envisager un exorcisme en bonne et due forme ? Il n’était pas préparé et n’avait pas son matériel à disposition, ni tracé les runes de protection nécessaires pour ne pas se faire lui-même atteindre par le mal. De plus, il ignorait à quel point l’esprit fantôme était nécessaire à la survie de la femme mort-née. Peut-être qu’il était même la seule raison de sa naissance et de son existence sur terre ?

Déterminé cependant à endormir la créature, Aram tendit le bras pour faire venir à lui une plante bien particulière, sans se rendre compte que les liens avec lesquels il la maintenait prisonnière étaient en train de rompre un à un.