white lie [iris]

White Lie

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2 octobre 2022

Elle n'attendait personne ce soir-là. Affairée à piler l'igname de son repas du soir, Nyéléni sursauta. Derrière elle, le bouillonnement doux de la sauce chien et un petit fumet qui aurait mis n'importe qui en appétit. Pourtant, il n'y avait rien de bien complexe dans les repas légers qu'elle préparait les soirs où elle n'attendait personne. Et sa magie naturelle lui permettait de réaliser tout ça en un tournemain. Généralement cela se finissait sur le canapé, avec un thé wili sans sucre et un de ces romans à l'eau de rose qu'elle affectionnait tant. Voilà qui faisait l'essentiel des soirées de Nyéléni Sô. Une petite routine sans faste, sans imprévu ni mouvement, qui n'avait pas de prix à ses yeux.

Ce soir-là pourtant, il y avait un imprévu. Elle ne reconnaissait pas les trois coups frappés à sa porte. Un froncement de sourcils farouchement suspicieux assombrit son regard tandis qu'elle contournait la banque de la cuisine pour aller ouvrir. Elle s'essuya les mains dans son tablier et ordonna à la porte de s'entrebâiller prudemment, faisant mine d'y avoir mis les mains. Faire semblant était devenu une seconde nature.

Son inquiétude retomba aussitôt qu'elle vit son ami sur le semblant de palier qui ne permettait pas vraiment d'attente confortable. Elle eut un de ces petits soupirs moqueurs dont elle le gratifiait si souvent :

« Tu te rappelles que tu as la clé quand même ? »

Étonnamment, avec Nero MaGregor, Nyéléni avait facilement le cœur léger et, quand il ne l'entraînait pas dans ses périlleuses aventures, elle pouvait même presque se montrer insouciante. Mais sa mine fermée, cette drôle de façon de toquer à la porte qu'elle n'avait pas reconnue... Nyéléni tiqua. Et puis, il eut ces mots.

Quatre syllabes délivrées dans une économie froide et pragmatique qui lui remontèrent le long de la colonne vertébrale en réminiscence de toutes les fois où elle avait pu les entendre ces vingt-cinq dernières années.

A nouveau, cette ombre à son visage. Quelque chose venait de se fermer, littéralement chez Nyéléni Sô. Et, quand bien même elle s'effaçait pour le laisser entrer, sa magie de sans baguette ne mentait pas. Quelque chose s'était bel et bien fermé. Il y avait entre eux, ce vide presque tangible. Une réserve qui aurait pu glacer n'importe qui jusqu'à la moelle, mais pour Nero il y aurait peut-être plus. Cette sensation désagréable d'être privé de quelque chose. Quelque chose dont il ne prendrait probablement conscience qu'au moment où elle le lui retirait Comme un lien invisible qui se serrait tissé à leur insu.

Elle n'avait pourtant rien à lui reprocher. Mais son expérience lui disait qu'il ne ressortait jamais rien de bon de ces quatre mots.

Plantée dans l'entrée, la porte refermée derrière eux, elle braquait sur lui ses prunelles noires qui pouvaient tout encaisser, prête à redevenir cette créature fauve et solitaire qu'il avait rencontrée au Bénin. Cette Nyéléni-là n'était jamais bien loin.

Et voilà qu'ils se retrouvaient, presque comme cette nuit dans l'appartement ouvert aux quatre vents de Cotonou, à s'observer sans faire un mouvement l'un vers l'autre mais avec cette méfiance mutuelle qui ne leur ressemblait plus. Elle aurait donné cher pour pouvoir lire dans sa tête et mettre fin à ce suspens glaçant. Mais elle ne pouvait rien, alors elle se tenait prête. Prête à tout, même au pire, sans vraiment savoir ce qu'aurait pu être ce pire finalement.

L'appartement sembla rétrécir encore d'avantage lorsqu'il s'adossa à la porte sans vraiment dire s'il s'y trouvait lui-même acculé ou s'il lui barrait toute retraite. Le coeur de Nyéléni se mit à battre plus fort. Aurait-elle le courage d'en encaisser encore ? Elle se mit à douter. Puis finalement il ouvrit la bouche et l'angoisse le céda à une colère sourde. Une colère qui ne disait pas encore son nom.

Morley. Il n'avait pas besoin d'en dire plus. Elle remettait parfaitement le petit bonhomme aux mains moites et sans envergure. Et Nero aurait pu s'en arrêter là de sa confession car Nyéléni avait une confiance absolue en ce qu'elle pouvait attendre de ce détective du dimanche. S'il fallait qu'ils en parlent, ce n'était certainement pas à cause du détective mais elle préféra serrer les dents que de bondir tout de suite. Qu'avait-il fait ? Qu'essayait-il de lui dire ?

Elle savait sans même savoir que ça ne lui plairait pas. Le fait qu'il sous entende ne l'avoir pas tué ne rendait pas l'échange plus agréable.

« Eh bien dans ce cas parle, je t'écoute. »

Dans sa voix, les réminiscences de la Gloire de l'Empire du Mali. Elle aurait sans doute fait la fierté de son père, si la vie l'avait portée à diriger quoique ce soit. Sa voix ne laissait passer aucune indication sur son état émotionnel, libérant les mots à l'impératif mais sans encore admettre le moindre courroux. Elle n'avait pas dévié de cette attitude fermée quand bien même elle savait que le pire était écarté. C'était qu'autre chose bouillonnait déjà sous la surface placide et menaçante. Mais elle était encore capable de laisser retomber tout cela, pour peu qu'il la surprenne. Mais elle connaissait trop bien ce Nero en apparence détaché, bien trop pragmatique pour n'avoir rien à se reprocher. Il ne pouvait pas s'en empêcher. Il fallait qu'il s'en occupe lui-même, faisant fi de tout ce qu'elle avait bien pu dire ou faire.

Nyéléni inclina la tête sur le côté, croisant les bras sur sa poitrine. N'était-il pas celui qui avait voulu parler ? Elle ne cilla pas. Les mots qu'elle taisait étaient aussi clairs que de l'eau de roche. Elle n'avait pas sollicité quelque révélation que ce soit mais à présent qu'il en avait fait l'amorce, elle ne le laisserait pas faire machine arrière si facilement. Et pour une bonne raison. Il y avait quelque chose de l'ordre de la trahison dans tout cela, et ça, entre toute autre chose, c'était plus qu'elle ne pouvait accepter.

Il finit par abdiquer, délivrant un récit succinct de ce qu'il avait véritablement à lui dire, sans entrer dans les détails mais le presque rien en donnait déjà suffisamment à la sorcière pour se faire une idée.

Relevant la tête d'un geste altier, elle se détourna complètement de Nero pour aller observer le paysage factice qu'offrait la baie enchantée de l'appartement. Dehors, une nuit criblée d'étoiles s'offrait à ses yeux. Elle aurait presque été tentée de les compter pour s'armer de patience mais elle était trop froissée pour cela. Drapée dans le long silence qu'elle avait laissé s'installer, elle finit par répondre, d'une voix presque monocorde :

« Bien sûr qu'il te les a données ces informations, parce que moi je te les aurais données, puisque tu as ma confiance. », curieusement, la manière dont sa voix sifflait sur cette conclusion aurait pu laisser penser que ça n'était plus le cas. Qui lui en aurait fait le reproche ? Après tout... « Mais puisque ça n'est pas réciproque, il semblerait que je te dois quelques explications supplémentaires. Cela s'appelle un Sceau de Confiance. C'est très mal nommé j'en conviens et je parierai que chez vous c'est le genre de pratique qui doit être considérée comme de la Magie Noire. Mais chez nous, on l'enseigne à ceux des hautes sphères qui se destinent à diriger, sans que ça ne pose problème à personne. Il faut voir ça comme... une garantie contre la trahison.»

Curieux choix de mot pour achever cette description.

« Tu vas me dire que tu me fais confiance, que ce sont des autres que tu te méfies ? Ce n'est pas une chose que je suis disposée à entendre. », concéda-t-elle, toujours sur la réserve. Elle lui tournait toujours le dos, sans doute pour conserver le contrôle et rester pragmatique, « Il y a toujours eu un protecteur à mes côtés. Je marche dans le sang de tous ceux qui se sont succédé à ce rôle. Ce n'est pas une expérience que je compte renouveler. »

Elle se retourna finalement pour lui rendre ce regard terrible, les bras cette fois croisés dans le dos.

« Alors dis moi Nero MacGregor, moi qui te considère comme denbaya, ma famille, alors que tu n'es ni mon père, ni mon frère, ni mon mari, pourquoi moi, je devrais encore te faire confiance ? Comment est-ce que je devrais prendre tout ça ? Dis-le moi. »

Le ton était inchangé, sans sursaut, parfaitement maîtrisé, mais l'air, lui, tremblait de cette vibration sourde et menaçante.

Elle n'eut aucun mal à deviner que ses mots avaient vicieusement fait mouche dans la façon dont il lui répondit. Devait-elle lui faire confiance ? Elle le connaissait assez pour savoir ce qu'elle pouvait attendre de lui et si parfois il lui arrivait de lui faire trop confiance, comme cette fois par exemple, si cela la fâchait au plus profond d'elle parce qu'elle savait ce que c'était que la confiance, la vraie, elle ne pouvait rien lui retirer de ce qu'elle lui avait déjà accordé. C'était là que le bas blessait le plus sans doute.

Elle ne dit rien, soutenant son regard jusqu'à ce qu'il se détourne pour reporter son attention sur un petit objet sans importance. Finalement, il abdiqua une liasse de feuillet. Les dossiers de Yeleen et le sien, qu'elle avait déjà lu chez Morley. S'il les avait seulement lu, peut-être seraient-ils en train d'en rire. Mais il avait trop de prévenance pour cela. Elle le savait. Peut-être le lui dirait-elle plus tard.

« Je n'en ai pas l'ombre d'un doute. Tu ne les as obtenu que parce que tu as ma confiance, qu'importe que Morley ait cherché a lutter ou non pour son petit honneur. Il se serait tranché les mains plutôt que de les donner à un autre parce que personne d'autre n'a ma confiance. »

Elle appuya volontairement sur ces derniers mots, encore furieuse de cette trahison qu'il venait de lui faire mais forcée d'admettre qu'elle s'était laissée aller à fermer les yeux et à oublier les réflexes de survie si durement acquis quand il s'agissait de Nero. Elle lui avait fait confiance et avait choisi de vivre plutôt que de survivre pour la première fois depuis longtemps. Elle ne le regrettait pas. Justement, la longue traînée de sang qui courrait derrière les Sô revenait sur le tapis.

Elle laissa passer cette longue pause pendant laquelle il attendait sans doute une réponse mais finalement c'est lui qui reprit la parole et elle la lui céda volontiers quoique le son de sa voix, comme un grondement sourd, aurait pu être une autre invite à laisser sourdre la colère. Nyéléni le regarda longuement dans les yeux. Dans le velours noir des siens, plus de froideur. Quelque chose avait vacillé mais se tenait encore droit et fier, comme elle le serait toujours. Il y avait de la résignation, peut-être plus encore de l'affection. Elle reprit finalement la parole après un profond soupir.

« Nero, posa-t-elle, plus patiemment, « tu dois te faire une raison avec ça. C'est comme ça que ça finira, que tu le veuilles ou non. Je te l'ai dit à Cotonou : moi je suis en paix avec la mort et je le serais encore quand je la trouverai sur mon chemin quel que soit son visage. Un jour quelqu'un retrouvera Nyéléni Sô et toi tu ne tiendras pas ta promesse - inutile de me dire le contraire - Ça n'est pas un reproche que je te fais. Tu ne la tiendras pas, c'est tout, et c'est tout à ton honneur mais moi, ce jour-là, je te trahirai si c'est tout ce que ça me coûte pour que tu restes en vie. »

Il ne pourrait pas lui reprocher de ne pas l'avoir prévenu. Elle n'était pas si loin cette promesse cousue de fil blanc. Elle s'attardait avec l'image d'un soir d'été où il jouait à celui qui s'écarterait sans rien dire et fermerait les yeux juste pour ne pas la contrarier. Mais s'il n'était pas capable de laisser couler Morley, il ne laisserait jamais rien couler.

« Toi ton chemin doit aller vers la vie. Alors ne te crée pas des occasions supplémentaires de te salir les mains pour des choses qui n'en valent pas la peine. », elle ne démordrait pas de cette idée. Elle crut pourtant bon d'ajouter encore, « Tu devrais vraiment le lire ce dossier... »

Qu'il comprenne au moins l'étendue de l'incompétence de ce Morley. Sa liste de femmes tout juste arrivées sur le territoire et son tableau comparatif de photos grotesques...

Patiemment, elle détaillait son visage comme elle avait l'habitude de le faire depuis le début. Comme si elle avait pu effleurer jusqu'à son âme avec ce regard-là. Elle ne dit rien, ne l'interrompant pas quand bien même il semblait n'avoir rien compris de ce qu'elle venait de dire. Ce ne serait ni la première ni la dernière fois.

« Je ne suis pas le genre de personne à se laisser faire. Tout ce que je dis c'est qu'un jour, probablement, je tomberai sur plus fort ou plus malin que moi - il serait présomptueux de croire autrement - et ce jour là je saurais mourir dignement. Je suis la fille de Mawdo Sô. On ne me prendra pas supplier ou marchander quoi que ce soit. »

Il était rare qu'elle montre ce visage-là. Celui de la fille de l'Empereur. Mais malgré toutes ses tribulations, les identités de tout rang endossées pour pouvoir survivre, Nyéléni Sô portait sur elle les attributs du pouvoir, la noblesse de l'histoire du Mali. Malgré les cicatrices qui lui couturaient le dos et que personne n'avait jamais vues, elle se tenait là devant son ami, la tête haute et les épaules solides. Elle n'avait pas besoin des tenues d'apparat. Quiconque aurait connu l'Empire n'aurait pas eu de mal à reconnaître dans l'aura qu'elle dégageait le leader à la main de fer qui aurait su tenir le tout ensemble. Si elle avait été parée de l'ébène et de l'or de son pays, n'importe quel étranger aurait pu ressentir ce petit frisson et l'élan de respect dû aux sorciers de pouvoir. A sa tempe gauche, deux petites griffes que  Nero n'avait jamais vues, étaient apparues sans qu'elle y prête vraiment attention, renforçant cette aura de pouvoir qui se dégageait d'elle sans le moindre effort de sa part.

Elle attrapa son regard brièvement avant qu'il ne le repose sur le dossier. Elle ne s'était attendue un instant à ce qu'il abdique devant sa requête. D'ailleurs il n'y avait pas vraiment eu de requête. Comme elle le lui avait dit, le moment venu, ils feraient leur choix. Un instant, elle se demanda comment cet homme faisait pour surnager au-dessus de toutes les responsabilités de ce genre. Des responsabilités qu'il s'assignait à lui même, par noblesse de cœur. Mais quoiqu'il en soit, elle n'était pas prête d'accepter qu'il répande lui aussi son sang pour contrecarrer un destin écrit à l'avance.

« Je n'avais pas la prétention de t'imposer. Je t'informe seulement de mes choix, pour que tu ne me reproches pas plus tard de te les avoir cachés. Je n'ai rien à te cacher. »

En soi, s'il était encore là pour le lui reprocher, cela signifierait qu'elle n'avait pas totalement échoué.

Il lui rendit son regard et elle plongea dedans, recherchant l'apaisement. Son aura de colère était retombée mais elle vibrait encore de l'amertume de la trahison. Autour d'eux, les couleurs semblaient revenir timidement à leur chaleur habituelle. Le chat était même réapparu, hésitant tout de même à venir quémander l'affection de Nero comme il le faisait toujours.

Quelque part dans le fond de son coeur, il lui semblait entendre la voix de Nana Sô murmurer cette triste maxime. La route d'un Sô est soit solitaire soit courte. C'est un choix que chacun doit faire pour soi. Mais quel choix était-elle en train de faire là ? A s'attacher à toutes ces choses autour d'elle ? A s'attacher à lui au point de le considérer comme sa famille ? C'était le genre de choix qui lui coûterait sans doute à un moment où un autre et pourtant, elle était consciente que l'option de la solitude appartenait déjà au passé.

« Tu voulais que l'on parle d'autre chose ? »

Demanda-t-elle finalement, échouant à trouver une voie d'apaisement qui en aurait été réellement une. Elle ne voulait pas qu'ils se quittent là-dessus mais c'était ce qu'ils feraient probablement. Peut-être aurait-elle dû dire je voudrais qu'on parle d'autre chose mais elle n'oubliait rien de tout ce qu'ils venaient de se dire, ni les bonnes ni les mauvaises choses.