Un garde qui ne prend pas garde [ft. Nyéléni]

Un garde qui ne prend pas garde

28.11.2022

Ima était en pleine réunion quand une nouvelle note interne lui parvint. C’était habituel, il en recevait perpétuellement, à toute heure et dans tout lieu. Cependant, l’écriture – inconnue – l’interpella. Parcourant rapidement le message, il ne put s’empêcher d’écarquiller les yeux, faisant craindre une terrible nouvelle à ses interlocuteurs qui s’interrompirent. D’un geste de la main, il leur fit signe de poursuivre alors qu’il répondait rapidement à la note. Oui, il se rendrait à ce rendez-vous, mais certainement pas sans avoir prévenu un certain nombre d’agents qui se chargeraient de sa sécurité, comme celle de @Yeleen Sô.

La jeune fille se rendait-elle compte du bouleversement que cette nouvelle créait dans le contexte géopolitique magique actuel ? Les Sô avaient faillit renverser le pouvoir au Mali, avant d’être traqués et exterminés. En tant que leurs alliés, les Soninké auraient été emportés dans la même tourmente s’il ne s’étaient rendus à temps à Londres pour y trouver refuge. Le retour des Sô en Angleterre pouvait avoir plusieurs significations mais en tant que magistrat britannique, Ima se devait de se montrer prudent. La tempête n’était pas loin, et les blessures infligées par la violente histoire malienne étaient loin d’être toutes cicatrisées. Après avoir pesé le pour et le contre, il envoya une note de service à l’agent en charge des liens avec la zone Afrique de l’Ouest.

Potentiel retour des Sô sur le sol britannique. J’en saurai certainement plus cet après-midi. Si besoin, j’aurai mon traceur avec moi ce midi. Restez vigilent mais n’agissez pas sans m’en avertir.

Avant d’alarmer tout le Ministère, il se devait de vérifier la fiabilité de l’information. Le malien ne doutait pas du sérieux de la jeune fille qu’il avait pu rencontrer plusieurs semaines auparavant. Le Soninké s’était discrètement renseigné, et savait qu’elle avait obtenu avec succès un stage au sein du bâtiment. Il admirait à présent l’audace de l’étudiante qui avait osé envoyer une note interne au Président du Magenmagot en personne. Mais la prise de contact qu’elle avait reçu était potentiellement une ruse des ennemis des Sô – encore nombreux – qui pouvaient considérer l’arrivée de cette potentielle héritière Sô comme une nouvelle menace.

Un peu avant midi, Ima s’arracha à sa réunion – s’excusant platement de ne pouvoir rester plus longtemps – pour se hâter de rejoindre le lieu du rendez-vous. Sa baguette restait, comme toujours, à portée de main au cas où la situation venait à lui échapper. Une fois parvenu face à la devanture, il se souvint alors que c’était là le nom du restaurant auquel l’avait convié cette ravissante inconnue rencontrée durant l’été. Si Ima avait été charmé par son intrigante aura, il n’avait pourtant aucunement cherché à la revoir – bien trop occupé par son travail pour y repenser – se permettant ainsi de s’épargner le moindre espoir déçu. Sa conduite aurait eu de quoi faire perdre patience à son ami @Jameson Clearwater. Pour le malien, elle lui permettait cependant d’avancer sereinement dans la vie, sans avoir à se préoccuper d’autre chose que de maintenir d’une main ferme l’intégrité du Mangenmagot, surtout en des heures aussi sombres.

Le restaurant était pour l’heure désert, et Ima repéra immédiatement la table réservée pour eux par la jeune Yeleen Sô, tout contre la vitrine. Il retint une moue contrariée en percevant l’emplacement comme étant très exposé, mais s’installa tout-de-même à la chaise indiquée, gardant un air en alerte. Le magistrat jeta un coup d’œil à sa montre – il était encore légèrement en avance – avant de tapoter des doigts sur la table avec impatience. La jeune fille ne devrait plus tarder.

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Un garde qui ne prend pas garde

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28 novembre

Le petit message de Yeleen lui tira un sourire. Profiter de passer du temps ensemble était probablement la meilleure chose qu'elles avaient à faire. Les modalités de son départ pour la Louisiane était plus ou moins réglées. Elle avait bien rôdé cette histoire d'amie d'enfance éplorée et de mal du pays et même si ça avait été pour elle des semaines de stress intenses, Nyéléni voyait une issue de secours. @Nero MacGregor n'était toujours pas revenu et elle sentait venir le moment où il la pousserait à trahir sa promesse. Être là à son retour. Sa lettre de démission était prête elle aussi. Restait encore quelques cartons sur lesquels elle devait prendre une décision. Pas grande chose de toute manière puisqu'elle n'avait que peu d'effets personnels en dehors de ses vêtements, qu'elle n'emporterait pas.

Sans avoir non plus le coeur léger, Nyéléni se rendit au Ti Paille En Queue en se disant que cet endroit lui manquerait aussi tant pour le cadre époustouflant de son arrière-salle - on ne l'aurait jamais soupçonné depuis les tables qui bordaient la vitrine, que pour la chaleureuse générosité de Félicien.

« Mamzél Iris !!! Koman ou lé ? »
« Léla Félicien ! Léla ! »

Le grand dandy claqua une bise dans l'air en collant sa joue à la sienne. Une habitude qu'elle avait eu du mal à prendre mais qui la faisait sourire désormais. Elle ne manqua pas de noter dans le regard de son ami, une petite étincelle lubrique qu'elle connaissait bien. Il allait encore lui raconter une de ses histories de tantines dont lui seul avait le secret.

« Dis donc : kansa il lalé parlé ti zézèr aou lé bwa mang zoli com in kèr byién kom i fo, walali walala... mh ? »

Iris fronça les sourcils.

« Alors là Félicien tu m'as perdue... »

Elle eut un petit sourire moqueur et très doux à la fois. Félicien lui parlait toujours comme à une réunionnaise quand les malheureuses bases qu'elle avait, elle ne les avait acquises qu'en venant manger à sa table. Félicien secoua la tête, bras croisés sur son torse, d'un air faussement réprobateur.

« Lesplik a moin pli tar. Va pa fer atann le beau monsieur » et l'excentrique restaurateur de la guider d'une douce poussée dans le dos, vers une table où se trouvait déjà un visage familier.

Un petit pli d'incrédulité froissa le front de Nyéléni en voyant l'homme qu'elle avait accosté un peu cavalièrement quelques mois plus tôt, quand il faisait encore bon s'attarder à la terrasse d'un café pour passer la soirée. Elle sourit poliment esquissant un début de bonjour quand quelque chose la frappa.

@Yeleen Sô aurait déjà dû l'attendre elle aussi. Pourtant, dans la poignée de gourmets qui étaient déjà installés, la jeune femme était aux abonnées absents. Ce n'était qu'un détail mais dans l'état d'extrême vigilance où elle se maintenait en ce moment c'était suffisant pour faire battre son coeur plus fort.

« Mais - Félicien ? Il doit y avoir une table réservée à mon nom... »

Le restaurateur la regardait, lui aussi incrédule.

« Oui... », répondit-il d'une voix traînante, insinuant qu'il ne voyait pas le problème, « Celle-là, avec ton ami qui est arrivé il y a dix minutes. », précisa-t-il hésitant.

Cette fois, le sang de Nyéléni ne fit qu'un tour. Son regard se fit dur et froid, ses pupilles réduites à deux points percés au compas.

« Il doit y avoir une erreur je pense... »

Son regard arrimé à celui de l'homme qu'elle avait pourtant trouvé si charmant cet été, elle prenait déjà, l'air de rien la direction de la sortie, reculant de deux pas, lentement, comme si elle avait voulu éviter tout geste brusque.

Quelque part dans un coin de sa tête, les mots de Yeleen lui revenaient. Cet homme n'est pas une menace. Un Soninké... C'était purement irrationnel de sa part, elle en avait conscience. D'un autre côté, comment un parfait étranger qui ignorait jusqu'à son nom aurait-il pu réserver une table à son nom ?

il n'y a probablement rien à craindre de sa part non ?

Comment avaient-elles pu être aussi naïves ?

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Un garde qui ne prend pas garde

28.11.2022

feat. @Iris Faux-Orpin

Le restaurant se remplit peu à peu, s’animant au fur et à mesure des éclats de voix joyeux qui s’élevaient de la salle comme des cuisines. Un échange particulièrement bruyant se fit entendre, et Ima, qui fixait la rue dans l’attente de la jeune Sô, ne put s’empêcher de détourner le regard pour observer la nouvelle venue qui créait tant d’enthousiasme. Il eut un haussement de sourcil en reconnaissant la femme qui lui avait indiqué le nom de ce restaurant il y avait quelques mois de cela. Elle était sans doute une habituée des lieux. Ils se saluèrent silencieusement en se reconnaissant mutuellement avant que le malien ne détourne le regard pour éviter toute potentielle prise de contact. Il n’était pas venu pour ça, et l’inquiétude qu’avait créé le message de @Yeleen Sô dans la matinée le poussait à se renfermer dans une prudence froide.

Pourtant, il entendait malgré lui la conversation qui se poursuivait entre la sorcière et le restaurateur. Elle s’interrogeait sur sa réservation et l’homme lui répondit que sa table l’attendait bien, ainsi que son ami. Sans qu’il ne sache pourquoi, Ima se sentit visé, et en relevant le regard vers eux, il comprit qu’il était bel et bien concerné par cette appellation. Le visage de la femme se décomposa en l’observant et elle reculait déjà lentement comme si elle s’était retrouvée face à un félin sur le point d’attaquer.

Alors, la lumière se fit dans l’esprit du magistrat. La Sô qui avait repris contact avec Yeleen… c’était elle. La jeune fille l’avait piégée, l’envoyant dans ce restaurant en lui faisait croire qu’elle serait présente. C’était bien joué, et bien plus sûr ainsi. Yeleen évitait de cette manière une confrontation directe. Ima ignorait cependant pourquoi l’étudiante ne lui avait pas confié son plan afin qu’il soit mieux préparé. Peut-être avait-elle changé d’avis à la dernière minute ?

Il comprenait à présent pourquoi le visage de la femme lui paraissait si familier, les traits des Sô se repérant clairement dans son visage mutin. Il était incroyable qu’ils se fussent rencontrés sans se reconnaître. A moins que ce ne fut un stratagème de sa part pour l’approcher ? Sa manière de tenter de fuir comme elle le faisait ne poussait pas le Soninké à la croire innocente et il se leva pour avancer vers elle – sa main dans sa poche tenant fermement sa baguette pointée vers la porte pour l’empêcher de tenter de disparaître. Quant au transplannage, il serait suffisamment proche d’elle pour la suivre où qu’elle tente d’aller.

- J’imagine que vous avez reçu une invitation de la part de Yeleen Sô vous aussi, lui lança-t-il avec un sourire tranquille. Pourquoi ne pas suivre son plan et déjeuner tranquillement ? Il serait regrettable d’envisager d’autres options…

Le malien pouvait tout aussi bien lui organiser un interrogatoire en bonne et due forme au sein d’une cellule du Mangenmagot afin de comprendre la raison de la présence d’une Sô sur le territoire britannique. Le ministère n’en avait pas été informé, alors même que leur famille était étroitement surveillée pour parer à toute potentielle déstabilisation géopolitique, ou du moins pour permettre à la Grande Bretagne d’en tirer parti.

- Je vous en prie, lança-t-il en désignant la table qui les attendait.

Il s’agissait plus d’une invitation que d’une réelle supplique. S’il n’appréciait jamais avoir recours à la force, le sorcier n’hésiterait pas une seconde pour épargner à leur pays une nouvelle menace en devenir. S’asseyant à sa place, il darda sur la sorcière son regard sombre, s’interrogeant brièvement sur son degré d’affiliation à Mawdo Sô. Elle était sans doute une cousine éloignée, la famille proche du patriarche ayant été traquée et éliminée par le gouvernement malien de l’époque. Laissant de côté le sentimentalisme qui aurait pu s’emparer de lui – Soninké un temps lié à cette famille – le sorcier s’avança sur son siège en croisant les mains sur la table.

- Je suis Ima Soninké, Président du Magenmagot, se présenta-t-il d’une voix neutre ainsi qu’il le faisait au début de chaque entrevue professionnelle. Je ne crois pas me tromper en supposant que vous voyagez sous un faux nom, madame… ?

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Lorsqu'elle le vit se lever, elle comprit qu'il ne servait de rien de chercher à fuir. Le pièce de @Yeleen Sô refermait sur elle ses mâchoires. Comment avait-elle pu la trahir ainsi ? Nyéléni sentit comme un goût amer lui venir à la bouche, naïveté ou réelle perversion, elle aurait du mal à pardonner cela à celle qu'elle avait accueillie dans son giron avec tant de facilité. Les inquiétudes de son ami @Nero MacGregor lui revinrent en tête plus criantes de vérité que jamais. Face à elle, le sorcier amorçait un geste de réconciliation feint, à n'en pas douter. Elle devinait que la main qu'elle ne voyait pas la tenait en joue d'une manière ou d'une autre.

Son regard se durcit encore d'avantage, révélant toute la noblesse et l'implacabilité des Sô. Plus précisément de ceux qui avaient été le pouvoir, non pas ceux qui en découlait de loin. Nyéléni Sô ne pouvait pas s'avouer vaincue si facilement. Pour autant, elle concéda de le suivre à table, lisant parfaitement entre ses mots la menace sous-jacente.

Elle prit place face à lui, drapée de sa fierté. Leur regard s'affrontèrent en silence un instant. De son côté, elle ne pouvait s'empêcher de suspecter le pire mais ça n'était encore que des suppositions. Après tout, les Soninkés n'étaient pas les seuls qui auraient pu en avoir après elle. Mais le souvenir de sa dernière conversation avec Yeleen était encore bien trop frais. Quoiqu'il en soit, il lui faudrait beaucoup de finesse pour se tirer de ce mauvais pas sans le bâton de Soundjata qu'elle avait dû sacrifier à l'autel de sa liberté. Liberté qui semblait fortement compromise à l'instant T.

Ima Soninké.

Quand bien même elle s'était attendue à ce nom, il lui fallut déployer un effort surhumain pour contenir le choc et éviter le grand fracas magique qu'il avait suscité la dernière fois qu'il avait été prononcé devant elle. Cette fois, il n'y eut qu'une vibration sourde dans l'air. Quelque chose d'extrêmement ténu comparé à ce à quoi Yeleen avait assisté.

Elle n'entendit même pas ce qu'il lui dit après cela. Ses immenses yeux d'ébène crucifiant l'image maudite de l'homme qui incarnait à la fois tous ses désirs et ses pires cauchemars. Sous la table, ses doigts se crispèrent, froissant sa tenue pourtant si soignée. Malgré elle, elle ne pouvait s'empêcher de détailler ce visage, comme si elle avait voulu s'assurer de s'en rappeler jusqu'à la moindre petite ridule insignifiante. Ainsi donc était le père de tous ces enfants qu'elle n'avait pas eu. L'homme qui avait eu un jour sur elle pouvoir de vie ou de mort sans même avoir vraiment à s'en soucier. Celui pour qui elle portait dans son dos cette hideuse marque indélébile qui aurait fait horreur à n'importe quel autre si tant était que l'idée lui soit seulement venue à elle. A ses mâchoires tendues, on pouvait facilement imaginer le rugissement de sentiments variés qui étouffaient en elle. La rage, sans doute, dominait tout le reste mais il y avait un fond de terreur pure qui ne pouvait se démentir.

Finalement, comme par une curieuse sorcellerie, les derniers mots d'Ima Soninké finirent par l'atteindre. Nyéléni amorça une réponse dans leur bambara natal, toujours la plus naturelle de toutes les langues qu'elle connaissait mais à ses lèvres, aucun son ne vint.

Déstabilisée par un tel coup bas, elle sentit sa détermination vaciller. Malgré elle, le regard qu'elle lui retournait semblait demander pourquoi ? Pourquoi lui poser une question pour lui retirer purement et simplement la parole ? Etait-ce là un jeu de pouvoir mesquin ? Elle porta la main à sa gorge, toujours incapable de produire le moindre son et, à en juger par l'expression fauve qu'elle lui adressait, elle l'en jugeait responsable. Après tout, n'était-ce pas là une manière grossière de la rappeler à l'obéissance qu'elle aurait dû lui devoir...

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Un garde qui ne prend pas garde

28.11.2022

feat. @Iris Faux-Orpin

La Sô s’assit avec un mépris emprunt de dignité en face de lui et ce fut un tout autre visage qu’elle lui offrit. Ima avait l’habitude de lire la haine pure dans les regards des sorciers qu’il condamnait, mais jamais il n’avait perçu un tel déchaînement chargé de reproches muets dans deux pupilles fixées sur lui. Malgré toute son expérience, il en fut un instant déstabilisé, comprenant que cette haine devait avoir pris sa source dans leurs histoires familiales respectives. Tel un nim de la forêt primaire, les racines de ce mal courraient-elles encore sur des générations avant que cet affrontement ne s’apaise ? Ce jugement silencieux qu’elle lui imposait ne pouvait avoir pour lui qu’une explication : elle considérait les Soninké comme traitres à la cause pour avoir fui le pays et abandonné les Sô à leur triste sort. Une impérialiste. Elle devait avoir bel et bien contacté la jeune @Yeleen Sô dans une vaine volonté de reconquérir ce trône perdu.

A la simple entente de son nom, la malienne eut une telle réaction de dégoût que l’air en vibra autour d’eux, hurlant aux oreilles d’Ima les malédictions qu’elle lui réservait. Quel gâchis… Au fond de lui, le Soninké ressenti un mouvement de lassitude devant la superbe insolence de la sorcière. Quel dommage que les héritiers d’un désastre ayant décimé leur famille portent encore le poids de la tragédie, jusqu’à en détruire leur propre vie… Pourquoi était-il si difficile d’abandonner derrière eux cette idéologie de vangeance pour retrouver une liberté pourtant si méritée ? Mais si la sorcière semblait vouloir lui répondre, aucun son ne dépassa ses lèvres.

Ima fronça les sourcils en l’observant. Est-ce qu’elle voulait vraiment jouer à ce petit jeu avec lui ? Avait-elle conscience des enjeux qui les dépassaient tous les deux ? Les rapports entre l’Angleterre et le Mali magique étaient tout juste en train de reprendre, et si leurs agents apprenaient la présence d’une Sô impérialiste sur le sol britannique, tous liens commerciaux risqueraient d’être rompus. Mais la Sô se contentait de lui jeter un regard furibond qui l’agaça soudainement.

- Vous ne voulez pas me répondre ? Enfin ne soyez pas ridicule ! Vous voulez vraiment que cette affaire aille jusqu’au Magenmagot ? Si vous vous obstinez à garder le silence je n’aurai pas d’autre choix que de vous arrêter pour refus d’obtempérer !

Mais en la dévisageant, il lui sembla que quelque chose n’allait pas. La sorcière se prit la gorge comme si elle était la première étonnée par son mutisme. Que se passait-il ? Ima redouta un sortilège qui la dépassait elle-même, l’empêchant de révéler son identité et les plans secrets des Sô pour regagner le pouvoir. Certains idéologistes allaient bien loin pour s’assurer du dévouement total de leurs fidèles. Si la sorcière était dans ce cas de figure, il fallait être prudent car un contre-sortilège trop violent pouvait s’avérer fatal. En effet, rien n’était plus efficace que la mort pour éviter de dévoiler un plan.

- Vous ne voulez pas parler, ou vous ne pouvez pas, lui demanda-t-il alors en la scrutant scrupuleusement tout en s’avançant sur sa chaise. Il attendait un signe de sa part pour déterminer ses actions futures. Pourrait-il essayer de la gagner à sa cause en lui prouvant qu’elle était bien peu de chose devant l’ambition sans limite des impérialistes qu’elle semblait si fervemment soutenir ?

- Souhaitez-vous que je tente un sortilège pour tenter de briser ce mutisme qui semble vous handicaper ?

La sorcière n’était pas encore en état d’arrestation et il avait besoin de son consentent avant d’avoir recours à la magie sur elle. Jusqu’à présent, il ne se basait que sur des suppositions mais n’avait aucune preuve de son identité. En-dehors du Magenmagot, le magistrat n’imposait l’impact de sa magie que dans des cas de délit de fuite ou de légitime défense. Si elle refusait cependant de coopérer, il lui faudrait envisager la rigueur d'un interrogatoire en bonne et due forme.

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La menacer de la traîner en justice était probablement la meilleure des choses à faire pour se mettre à dos Nyéléni Sô. Encore qu'avec leur passif, Ima Soninké aurait même pu se dispenser de cela. Le visage de la belle malienne se durcit d'avantage. S'il fallait en venir là, le restaurant de Félicien allait essuyer les pots cassés et pas qu'un peu. Ne soyez pas ridicule. Les mots raisonnaient dans sa tête comme une insulte. La rengaine insupportable d'un moustique. Pour qui se prenait-il à la fin ? Président du magenmagot ? époux démissionnaire ? Il n'y avait vraiment pas de quoi s'attirer les bonnes faveurs d'une fille Sô, si ce n'était une opportuniste peut-être mais Nyéléni n'était pas de celles-là.

Finalement, il laissa tomber ses menaces, comprenant enfin que si elle ne lui parlait pas, ça n'était par simple effet de style. Il fallait qu'elle reprenne le contrôle. A aucun moment, elle ne pouvait permettre qu'il prenne l'ascendant sur elle. Qu'importe qu'elle ne soit qu'une simple clandestine et lui le bras armé de la justice. C'était un fait mais ça n'enlevait rien à qui elle était au fond d'elle-même. Malgré le nombre d'identités qu'elle avait endossée, elle ne perdait jamais de vue cela. Voilà maintenant qu'il lui proposait de briser un sortilège dont il ne comprenait même pas l'essence.

Elle répondit à cette proposition par une moue désenchantée et un haussement d'épaules qui disait bien ce que cette proposition avait de grotesque à ses yeux à elle. Elle le tenait toujours pour responsable de son état, quoiqu'il semblait ignorer parfaitement ce qui les liait tous les deux. Comme elle l'avait dit à Yeleen, les choses étaient ainsi faites que les hommes seraient toujours innocents des crimes commis en leur nom.

Nyéléni ferma les yeux. Un semblant de patience s'installa sur son visage, adoucissant ses traits d'ordinaire si avenants mais que la colère et la peur avaient figés en un masque d'autorité.

On aurait pu croire qu'elle prenait simplement sur elle pour se ressaisir. Dans le petite restaurant créole, rien ne présageait de ce qu'il allait se passer à la petite table du fond et, probablement que rien ne le présagerait plus pendant que ça se passerait...

Il y eut comme bruit sourd et mat. Quelque chose venait de frapper le sol, et la vibration s'intensifia jusqu'à en donner mal à la tête quelques secondes. Sans doute pour Ima aussi. C'était que Nyéléni n'avait plus pratiquer la magie des Rêves depuis des années. Elle n'avait pas beaucoup perdu quand bien même elle n'avait jamais été la meilleure des Marcheurs Nocturnes, incapable de se projeter dans un univers autre que le sien.

« Le monde est vieux, mais l'avenir sort du passé
Écoutez la parole des griots. Elle enseigne la sagesse et l'histoire
car les hommes ont la mémoire courte.¹, te rappelle-tu de ces mots Ima Soninké, fils de Diabali Soninké des chefs de Kangaba ? »

La voix de Nyéléni Sô avait une autorité indiscutable dans cet étrange endroit où elle avait amené Ima Soninké à la suivre. Ces mots, c'était ceux qui précédaient tout enseignement dans leurs anciennes sociétés maliennes. Ceux que les oreilles des plus éduqués avaient entendu répétées comme un leitmotiv avant tout apprentissage.

Autour d'eux, le clair pays s'étirait à perte de vue magnifié par le rêve de Nyéléni, restauré à sa nature vierge et sauvage. Ils étaient seuls ici mais dans le dos de Nyéléni, la présence écrasante d'un fromager multicentenaire aux épines acérées semblait occuper presque tout l'espace. Ici, les lois de la physique semblaient à la merci de la subjectivité. Ainsi la chaleur écrasante de la savane n'était qu'une douce caresse sur leur peau d'ébène. Le bâton de vacher, qu'elle tenait à la main, quoiqu'à peine plus haut qu'elle, paraissait immense par sa seule présence et quelque part, il l'était forcément car le bâton de Soundjata était l'unique insigne du pouvoir impérial. La belle quant à elle se tenait là, nu-pied, vêtue d'un bogolan noir aux symboles d'or qui étaient les couleurs de Mawdo Sô et de tous ses pères avant lui. Une tenue moins extravagantes que celles qui avaient la préférence des femmes de son milieu mais c'était ainsi que Nyéléni Sô avait été élevée, à l'ombre de l'Empire, dans l'humilité et la conscience de n'être finalement qu'un grain de poussière - c'était là l'héritage de Nana Sô - dans la certitude d'être le sang de l'Empire et son enfant le plus légitime. Cet héritage-là était celui de ses parents. Ainsi était l'image contrasté que Nyéléni avait à donner d'elle dans le Rêve. Noble et humble, autoritaire et distante à la fois. Elle n'oubliait pas le serment qui l'avait un jour lié à cet homme et la présomption que ce lien puisse subsister entre eux à jamais.

¹ citation d'ouverture de l'épopée de soundiata keïta par dialiba konaté. Dans le Mali Magique, l'enseignement est toujours dispensé par les griots en grande majorité car ils sont les gardiens de l'histoire du pays et de ses grandes figures.

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Un garde qui ne prend pas garde

28.11.2022

feat. @Iris Faux-Orpin

La demande d’Ima parut agacer prodigieusement la sorcière, mais alors qu’il allait lui proposer une bien plus extrême solution pour la faire sortir de son mutisme, le changement d’attitude de la femme l’interloqua. Son visage fermé s’adoucit alors qu’elle fermait les yeux et le malien eut du mal à détourner le regard d’elle – mû par une étrange curiosité qui l’empêchait d’interrompre ce qu’elle se préparait à dire ou faire. Quelque chose de sourd vint frapper le sol qui se mit à vibrer d’une étrange manière, à moins que ce ne fut l’air autour d’eux qui frémissait presque, augmentant en pression contre le crâne du magistrat. L’homme fronça des sourcils, sentant un malaise l’envahir alors qu’il fixait toujours – bien malgré lui - son interlocutrice en face de lui.

Mais soudain, ce ne fut plus une sorcière fugitive, dont la présence sur le territoire britannique frisait l’illégalité qu’il avait devant lui ; mais l’héritière des Sô en personne. La tenue qu’elle arborait ne laissait aucune place au doute, alors que le motif et les couleurs retraçaient la toute puissance des Sô. Dans son poing, un bâton frappait le sol sec et poussiéreux de la savane et son aura parlait pour lui. Ima posa les yeux sur le symbole impérial, dernier vestige du règne de Soundjata, embelli par milles et unes légendes que les Soninké avaient entretenues comme dans bien d’autres chefferies.

Le sorcier baissa les yeux sur son propre vêtement qui avait pris les couleurs du bògòlanfini Soninké, alors que sur son épaule était déposée une fine écharpe aux couleurs Sô – celle-là même qu’il avait porté pour l’enterrement de son père. Le malien releva les yeux vers la princesse qui lui parlait – et de nouveau – il sentit que son regard ne pouvait se soustraire à sa vue. Était-ce l’autorité naturelle des Sô qui asseyait si facilement leur contrôle sur lui ? Les neufs sorcières de Soundjata en personne se rappelaient-elles à lui pour qu’il tienne la promesse de Diabali de servir Mawdo jusque par-delà la mort ? Ou bien était-ce ce lieu entre deux monde – si proche de son Mali natal et pourtant étrangement déformé – qui n’obéissait qu’à la sorcière, le faisant se plier à sa volonté ?

- Ahouho, je me souviens… lui répondit-il, frappant respectueusement deux fois dans les mains, ainsi qu’il était coutume de faire pour attirer l’attention et demander la parole devant un chef. Que la mémoire du passé reste vive pour construire le présent ; mais nous sommes ce que nous sommes, et non ce que nous étions.

L’homme restait droit devant elle – prudent – le menton levé mais ses traits exprimaient une humble retenue. Lentement, le paysage lui apparaissait derrière l’héritière Sô, et l’ombre d’un vaste fromager aux pointes tortues vers le ciel lui faisait une couronne aussi majestueuse qu’inquiétante

- Tjaïe ye djonye*, reprit-il en utilisant la langue de leurs ancêtres bien qu’au fond de lui, il avait la désagréable impression de connaître la réponse.

Seule l’héritière directe de Mawdo pourrait aborder simultanément la tenue et la pagaie impériale. Les cousins étaient encore trop nombreux à se disputer l’héritage – la sorcière qu’il avait devant les yeux ne pouvait être que la fille de Mawdo. Était-elle celle a qui il avait été promis, sans même en être informé ? S’agissait-il de Nyéléni Sô dont il avait lu le nom de retour à Londres après l’enterrement de son père – et avec laquelle il avait rompu tout engagement sans même se préoccuper des possibles retombés pour la jeune fille ? La pénible contrariété qu’il avait ressenti en apprenant ces fiançailles secrètes l’avait poussé à détourner le regard de toutes les dispositions qui avaient été prises par sa famille ou la sienne. Son sort ne serait ni pire ni meilleur, libérée de cet engagement, s’était-il persuadé en se lavant les mains de toute culpabilité. Avait-il devant les yeux les conséquences de son aveuglement choisi face au sort de celle qui avait été un jour sa fiancée ? Car la culpabilité – il le savait – ne l’avait jamais quitté et s’était si bien ancrée en lui qu’elle lui avait interdit tout engagement avec une autre qu’elle, et tout espoir de pouvoir un jour fonder une famille.

Qui es-tu*

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Consciente de cette forme d'emprise que lui donnait la magie du rêve, Nyéléni vibrait d'une force qu'elle montrait rarement au quotidien. Une force qu'elle couvait en elle-même, éternelle ombre de ce qu'elle aurait dû être. Mais pas ici. Elle nota sans ciller qu'il portait tout de même les couleurs des Sô et pourtant, ce détail-ci ne pouvait pas venir d'elle. Elle ne sut trop qu'en penser sur l'instant, le laissant parler pour sa défense. Etait-il devenu étranger à ses racines ou conservait-il encore quelque chose de ce qui avait fait la grandeur des chefs de Kangaba ? L'aura du sorcier parlait pour lui mais ce furent ses paroles, empruntes de sagesse, qui le rachetèrent.

« C'est sagement parlé Ima Soninké mais pour ce qui aurait dû être, il y aura toujours un doute. »

Dans le monde du rêve, Nyéléni Sô était tout à la fois ce qu'elle avait été, ce qu'elle était, ce qu'elle aurait dû être. Ses cheveux tressés, si loin de cette coupe moderne plus occidentale qu'elle arborait au quotidien, formaient une couronne d'ébène sur son front où s'alignaient un cauri et trois anneaux d'or. L'or du Mali. Dans ces atours, sans même en dire mot, elle montrait d'elle ce qu'il y avait de plus impérialiste. Oui, l'Empire de Mawdo Sô était un rêve auquel elle avait cru. Un rêve qui aurait pu prendre forme sans la couardise de la République. Mais si elle avait été de la même trempe que son père, nul doute que c'aurait été pour le torturer qu'elle aurait amené Ima Soninké à partager son rêve. Pour l'heure, elle ne semblait rien proposer de tout cela. L'histoire, son histoire, lui avait enseigné une forme de résignation. Jamais elle ne serait le leader révolutionnaire qu'avait été son père. Elle incarnait à elle seule ou peu s'en fallait, ce qu'il restait de l'Empire et, si en son coeur couvait un désir de vengeance certain, elle avait vu de trop près le mal s'abattre sur les siens pour réitérer les erreurs de ses anciens. Nyéléni Sô était l'Empire silencieux. Celui qui dormait tapis au fond des coeurs, trop fier désormais pour laisser espérer un quelconque retour. Le Mali ferait bien ce qu'il conviendrait, elle en était certaine.

« Je suis Nyéléni Sô, fille du quatrième lit de Mawdo Sô.», répondit-elle, implacable mais précise, ne laissant nulle place au doute. Elle reprit cependant et alors, il y avait comme une flamme froide et vindicative dans le timbre de sa voix, « Je suis la fille que les Soninké de Kangaba ont exigée en retour de leur soutien indéfectible, pour assurer à leur fils la voie la plus légitime vers le trône de l'Empire. », là encore, point d'enjolivure. Nyéléni, pour courroucée qu'elle était, ne jugeait pas utile d'énoncer autre chose que les faits. La vérité toute crue aussi indigeste fut-elle. Fille de la lignée de Sakoura Iba et de l'Empereur, on pouvait comprendre le choix des Soninké, particulièrement lorsqu'on savait à quel point la première épouse de Mawdo Sô pouvait être contestée. « Je suis la fille que les Soninké de Kangaba ont abandonnée sans se retourner quand le vent a changé. Et toi, Ima Soninké, qui es-tu ? »

C'était bien loin d'être une question rhétorique. Finalement, son nom ne disait encore rien de lui. Quelle part avait-il eu dans tout cela ? De quel pouvoir entendait-il user contre elle, lui qui avait déjà brandi le spectre honteux de la justice magique britannique ? Par delà l'image fantasmée qu'elle avait fabriquée de lui - le cauchemar ou la clé de son unique désir - qui était-il vraiment maintenant qu'il avait pris corps et vie devant elle et surtout, pourquoi leurs routes se croisaient-elles finalement, juste sur les cendres depuis longtemps refroidies de l'Empire des Sô ?

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Un garde qui ne prend pas garde

28.11.2022

feat. @Iris Faux-Orpin

La voix de la sorcière lui parvenait, alors que dans cet étrange univers entre deux mondes, ses lèvres finement réhaussées de couleur se mouvaient à peine. C’était comme si elle lui parlait simultanément à son oreille et dans son esprit. Sa voix semblait tout à la fois un chuchotement, une chanson suave et un cri violent. Si Ima avait un instant envisagé se libérer du charme, cette idée avait été balayée par le soleil aveuglant au-dessus de leurs têtes qui ne brulait étrangement pas sa peau. La femme le toisait sévèrement, levant superbement son impériale figure sur lui. Le Soninké ne parvenait à savoir si le contrôle qu’elle exerçait sur lui était dû à cette illusion qu’elle maîtrisait de bout en bout ou si son charisme génétique imposait fidélité au sang qui coulait dans les veines du magistrat.

Avant même qu’elle ne fît de nouveau parvenir sa voix, Ima sut ce qu’elle allait lui révéler. Il avait bien devant lui Nyéléni Sô, héritière directe de son père Mawdo Sô. Le sorcier baissa le regard, ses yeux fixant le sol éclatant dont la lueur crue brulait cependant moins ses rétines que le visage de la reine Sô. Le malien sentit en son âme comme une ancienne blessure ignorée qui se réveillait, alors que la sorcière poursuivait son discours. Chacun de ses mots fut comme un coup porté à son encontre et elle aurait aussi bien pu lui planter le cœur de son bâton impérial, alors qu’elle évoquait tour à tour l’alliance arrangée pour assurer aux Soninké une ascension vers le trône, et leur trahison caractérisée par leur fuite sans retour. Si Diabali avait toujours espéré revenir sur sa terre natale, c’était plus par ambition personnelle que pour apporter un quelconque soutien à ses anciens alliés. Ima avait lui-même – sans le vouloir – coupé définitivement la corde tissée de leur alliance en répudiant Nyéléni, faisant des Soninké des félons appelés à être maudits des esprits.

Dans la légende, ils avaient joué le rôle de Cauchon, tuant par jalousie l’esprit du Mali : l’hippopotame, l’animal à deux couleurs, pour s’emparer de Sadio. Il n’y avait cependant aucun reproche dans la voix de Nyéléni, comme si elle se contentait de raconter une histoire. « Ce qui avait été » se révélait aussi immuable que la terre sous leurs pieds. Pour « ce qui aurait dû être », il y aurait toujours un doute, lui avait-elle dit. La reine lui rendit la parole, lui présentant une chance de s’expliquer. Ima sentit la lame du muru contre sa gorge alors que les rôles étaient soudainement inversés. Il était l’accusé amené à présenter sa version des faits devant l’œil impitoyable de la justice. Qui savait quel impact auraient ses paroles à venir ?

- Je suis Ima, le fils Soninké des chefs de Kangaba, commença-t-il lentement mais son énoncé n’apportait aucune fierté en lui – ainsi que l’avait bien souvent regretté Bintou, deuxième femme de son père. La première naissance du premier lit du parjure Diabali Soninké, qui a préféré se mettre lui et sa famille à l’abri plutôt que de se battre aux côtés de son allié.

Ainsi que Nyéléni l’avait fait avant lui, il ne faisait que décliner que ce qui avait été, sans émettre le moindre jugement sur la manière dont les faits s’étaient déroulés. Qui savait comment lui-même aurait réagi dans une telle circonstance ? Comment un homme pouvait choisir entre l’ambition, l’honneur et l’amour ? Ima fut frappé de se rendre compte que son père qu’il avait toujours vu comme un homme égocentré et prétentieux avait tourné le dos à tout ce qu’il avait mis tant de temps à construire pour les protéger tous. Avait-ce été par simple lâcheté ou par attachement pour les siens ? Il y aurait toujours un doute…

- Je suis Ima le cegwana*, celui qui répudia sa promise pour refuser une union non consentie, demeurant fils d’une lignée volontairement brisée afin de mettre fin à une ambition destructrice.

Ima était un vieux garçon, célibataire endurci qui avait choisi cette voie pour stopper des générations de luttes sanglantes qu’on reproduisait sans même les remettre en question. Simplement parce qu’elles coulaient en nous, qu’elles levaient nos poings vers le ciel et nos bras armés vers l’ennemi. La vie et la mort n’avaient qu’un simple but, servir une aspiration qui écraserait tout et tout le monde sur son passage.

Qu’aurait donné l’union d’Ima Soninké et de Nyéléni Sô ? Peut-être auraient-ils pu apaiser cette terre de feu, laissant le sol s'abreuver du sang versé et reconstruire par-dessus ses failles comblées ? Mais peut-être qu’en souhaitant faire le bien, ils seraient devenus un couple impérial non pas ténébreux mais aussi beaux et terribles que l’aurore, aussi traitres que la mer, plus forts que les fondements de la terre. Le peuple malien n’aurait eu d’autre choix que de les aimer et désespérer.

Ima n’avait pas choisi cette voix-là. Il s’en était détourné par sagesse mais également par couardise. Il avait abandonné celle appelée à devenir sa femme à son sort, se plongeant corps et âme dans un autre engagement pour s’oublier lui-même.

- Je suis Ima l’anglo-malien, celui qui jura fidélité à la nation des colons pour devenir le mijani de sa justice – kàtugu tílennenya yé sí látunubali yé**. Celui qui sera à jamais illégitime pour faire justice dans son propre pays.

Ima avait relevé le visage vers celle qui aurait pu être sa femme sans savoir à quel moment il avait ainsi mis un genou à terre, et son cœur saigna devant la multitude des chemins desquels il s’était détourné, les faisant disparaître en nuée poussiéreuse. L’un de ces possibles n’aurait-il pu être une vie simple et heureuse, loin du pouvoir et des menaces, au côté de cette femme que son père avait choisi pour lui ? Mais il était bien placé pour savoir qu'on ne reculait pas devant la justice quand elle se présentait ainsi devant soi.

- Es-tu là pour exercer ta vengance sur moi, Nyéléni, ma fiancée que j’ai délaissée ?

* célibataire
** car la justice est immortelle

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Il se présenta sans détour comme elle l'avait espéré plutôt que de chercher à fuir comme d'autres dans sa situation aurait choisi de le faire. Elle acquiesça silencieusement et sans l'interrompre.

« Et il a eu raison. », opposa-t-elle aussitôt qu'il se tut. Bien loin de condamner la fuite des Soninkés, elle semblait poser sur ce choix un oeil avisé, loin du courroux teinté d'arrogance qu'aurait eu à offrir Mawdo Sô à l'époque, s'il n'avait pas déjà été dans le monde des ancêtres. Nyéléni avait observé tout cela de loin, grappillant des informations ici et là sur sa famille et leurs anciens alliés. Bien sûr, dans l'évasion des Soninkés, il n'y avait eu pour elle que larmes et amertume. Comme une énième et injuste punition, cet abandon l'avait jetée tout à la fois dans le désespoir et l'incertitude. Même jeune, Nyéléni Sô avait été trop bien éduquée pour être dupe. Que ferait-on d'une fille répudiée et ennemie de l'État malgré elle ? Rien de bien fameux. Soit elle deviendrait une dévoreuse d'enfants1, une Yamara, soit elle serait laissée à la frange d'une société qui vivait déjà mal au mieux de sa forme. Certes, à l'époque, elle n'était pas encore répudiée, mais le fait qu'on l'aie laissée là, sans plus de considération, revenait à peu de choses près au même. « Ce devrait toujours être le rôle premier du père de veiller au bien de sa famille. »

A nouveau, sa voix retomba ferme mais sans jugement. Elle aurait pourtant eu des raisons de juger, quand on considérait le rôle que son propre père avait joué dans l'absence. Mais elle savait déjà qu'un homme de son envergure ne pouvait se permettre de faire passer ce type de devoir devant l'objectif d'une vie. Dans le cas de Mawdo Sô, la persistance d'une descendance était stratégiquement essentielle, elle n'induisait en rien l'attachement et l'affect qu'elle aurait espéré du père de ses enfants à elle. Nyéléni se surprit à se demander quel genre de père aurait fait l'homme qui se tenait devant-elle, parjurant son propre père. Mais elle n'avait pas tous les tenants pour en juger. Que savait-elle de la relation qu'Ima avait pu entretenir avec Diabali Soninké ? Elle ne souleva pas encore la question, préférant le laisser reprendre.

Ainsi se définissait-il comme celui qui n'aurait pas de descendant. Intérieurement, un soupir amer lui glaça le coeur et elle pouvait entendre les lamentations de son petit enfant-démon, toujours lové dans son sein, celui qui ne naîtrait jamais. Elle pouvait se le dire maintenant. Nyéléni Sô ne porterait jamais la vie. C'était une certitude. Ce serait sans doute aussi sa plus grande peine.

« La route d'un Sô est soit solitaire soit courte. »

C'était ce qu'elle avait dit à @Yeleen Sô avant qu'elle ne la trahisse et, si cela pouvait paraître un peu tragique, c'était une chose à laquelle Nyéléni croyait encore. En regardant l'homme qui s'accablait d'un portrait si peu flatteur devant elle, elle ne put s'empêcher d'écouter les pleurs de cet enfant-démon. Il aurait été, sans doute, le plus beau de tous aux yeux de sa mère. Celui qui aurait ôté ces mots de la bouche de son père, avant qu'il ne les ait prononcé. Aurait-il su l'aimer ? Comme elle l'avait dit un peu avant, pour cela il n'y aurait jamais rien que le doute.

Elle eut un petit rire sombre en l'entendant lui retourner une nouvelle question.

« Je ne suis pas ta fiancée Ima Soninké. Je suis ta femme. Et toi, tu n'es pas mon mari. », corrigea-t-elle usant sans même s'en rendre compte de son autorité naturelle avant de reprendre d'un ton plus amène « Tu t'accables de beaucoup de choses mais je n'ai pas la vue si courte. Je ne suis pas venue chercher vengeance, j'ai fui dans l'espoir d'une vie tranquille, loin du Mali, quoi que cela me coûte. », lui dire que ses prétentions à l'Empire était absolument inexistantes, bien trop lucide pour concourir à sa propre perte à remuer les ruines de l'Empire ? Que sans tout cela, ils auraient sans doute eu une vie des plus simples, peut-être pas de l'amour l'un pour l'autre et encore... elle se rappelait un temps pas si éloigné où elle avait eu plaisir à s'asseoir en sa compagnie, suffisamment pour espérer dans un coin de sa tête que cela puisse se reproduire. Non, elle ne dirait rien de tout cela pour l'instant. « Si nous nous retrouvons face à face aujourd'hui c'est par le fruit du hasard et de la fourberie. Et à ce propos, j'aimerai savoir qui est @Yeleen Sô pour toi ? »

Elle avait besoin de comprendre ce qui se cachait réellement derrière ce poignard planté dans son dos. Simple naïveté de la part d'une jeune femme qui était entrée dans sa vie avec tant d'enthousiasme ? Le chemin de vie de Nyéléni la faisait douter de cette image de candeur. Une Sô métisse n'avait en soi aucun intérêt à entrer dans cette ridicule guerre à la gouvernance du Mali mais qui de mieux placé pour approcher les derniers survivants de la lignée directe de Mawdo Sô qu'une des leurs ? Si cela s'avérait plus qu'une simple possibilité, elle saurait puiser dans ce courroux léonin qui lui venait de leurs ancêtres les plus craints...

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1 archetype de la "sorcière" dans le folklore malien et particulièrement dogon. La sorcière est souvent une femme sans enfant, on considère qu'elle tire son grand pouvoir magique de ceux qu'elle dévore à la naissance. Cela explique en partie le statut particulier des femmes stériles et/ou célibataires dans certaines régions ou encore de celles dont on considère qu'elles "portent la culotte" à la maison. A noter que dans ce type de schéma, il existe une forte corrélation entre pouvoir et crainte inspirée, si bien qu'on considère que le simple fait de craindre un sorcier ou une sorcière lui donne du pouvoir. Ainsi, les marginaux - dans notre cas la femme stérile ou sans enfant ou trop affirmée - ont parfois tout intérêt à entretenir les on-dits pour tenir en respect ceux et celles qui pourraient vouloir s'en prendre à eux.

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