Down by the water (Siobhán)

Edel & Siobhán
Never-Utopia

Une journée comme une autre venait de s'écouler. Une soirée comme une autre allait débuter. D'un pas pressé, Siobhán avait pris la route de son dortoir pour rentrer se reposer, traversant une salle commune étrangement vide, faiblement illuminée par ses habituelles lueurs vertes. Déterminée à l'idée de pouvoir enfin se glisser dans ses draps froids, elle avait la tête baissée et remarqua à peine ce surprenant silence. Elle n'avait pas non plus vu Edel avant que celui-ci ne se décide à lui barrer la route, interrompant brusquement sa quête d'un repos bien mérité.

« Décidément, on dirait que ça vire à l'obsession  », siffla-t-elle avec un sourire moqueur à l'attention du Serpentard en référence à ses attaques formulées la veille lors du temps d'étude qu'ils avaient partagé. Avant d'ajouter, plus sérieusement : « Je n'ai rien à te dire Edel. Laisse-moi passer, je suis fatiguée.  »

Elle observa un instant le jeune homme immobile qui lui faisait face. Tout dans son attitude laissait penser qu'il était visiblement bien déterminé à l'empêcher de vaquer à ses occupations. Son regard renfermait toujours cette malice dont lui seul avait le secret et qui avait le don d'agacer la vélane. Ce petit air hautain faussement déplaisant n'en devenait que plus pénible.

Elle savait qu'elle était sa cible pour la soirée.

« La seule personne qui pourrait me pousser à me transformer ici, c'est toi si tu ne me laisses pas passer. T'as pas autre chose à faire, quelqu'un d'autre à aller saoûler ? Pousse-toi.  »

La Korrigan poussa un soupir en constatant qu'il restait impassible, son corps figé dans une très nette volonté de provocation. Elle lui tourna le dos un instant, les yeux levés vers le ciel, avant de se refaire pivoter son corps face à lui pour tenter de passer sous son bras — sans succès.

« Qu'est-ce que tu cherches exactement, là, je ne comprends pas ? Et puis pourquoi tu parles de Xris, qu'est ce qu'il a à voir là-dedans au juste ? »

La colère montait à mesure que les minutes passait. Ces enfantillages l’auraient probablement amusée, ou a minima distraite, si l’idée de rejoindre son lit après cette longue journée ne s’était pas imposée comme une obsession dans son esprit. Siobhán sentait bien qu’il ne cherchait qu’à la faire sortir de ses gonds, par pur plaisir et simple satisfaction.

« Arrête avec ça », lui intima-t-elle en levant à nouveau les yeux au ciel, priant qui voudrait bien l’entendre de la débarrasser de cet obstacle à son sommeil. « Je n’essaye pas de séduire Xris, ni personne d’autre d’ailleurs. Je ne suis pas comme ça, je ne joue pas avec les sentiments des gens. Encore moins avec les siens. C’est bien le seul avec qui je ne peux jouer de rien, d’ailleurs. »



Pourquoi donc cherchait-elle à se justifier auprès de ce Serpentard ? Et comment quelqu’un comme Saúl pouvait-il avoir un cousin aussi pénible ? Elle sentait que ses provocations commençaient à faire effet. La vélane prit une grande inspiration pour apaiser simultanément son exaspération et son irritation. Elle n’allait pas lui donner ce plaisir. Au contraire, elle allait rentrer dans son jeu, alors qu’il s’était avancé vers elle.

Volontairement, elle resta silencieuse à son conseil. Comment pouvait-elle se faire confiance alors qu’elle ne savait pas réellement qui elle était, ni même ce qu’elle était ? Saúl lui avait offert un bref aperçu de ce qu’elle pouvait être, mais encore fallait-il qu’elle travaille pour espérer devenir un jour un être tout en maîtrise. Edel avait raison. Elle avait besoin d’entrainement.

« Si je comprends bien, t’es en train de me dire que tu serais le punching ball idéal ? », concéda-t-elle en s’avançant doucement vers lui, les yeux tout à coup très sérieux.

Ça, c’était Siobhán qui rentrait dans le jeu d’Edel.

Rapprochant son visage du sien, elle leva son regard émeraude vers ses iris charbonneux, sentant toute la colère qu’elle avait ressenti depuis qu’elle l’avait croisé dans la salle commune se transformer en une douce chaleur qui remontait dans son corps. Cette même chaleur dont elle avait senti les prémices en dansant avec Saúl, le soir du bal, et qui montait à présent jusqu’à ses joues. Son souffle, chaud lui aussi, pouvait presque caresser les lèvres d’Edel.

«  C’est tentant, mais… »

Rien de ce qu’il dégageait ne lui donnait envie de jouer de ses charmes sur lui. À part peut-être sa belle gueule, bien qu’insupportable, et ses yeux sombres, qui lui rappelaient étrangement quelqu’un et qui auraient pu facilement la perdre si elle s’y intéressait trop longtemps.

« Non merci », dit-elle en s’éloignant brusquement. « Je suis trop nulle pour ça, tu perdrais ton temps. Je te l’ai dit, je n’aime pas manipuler les gens. Y compris ceux que je n’apprécie pas particulièrement. Si encore j’étais sûre que tu serais capable de résister… »

Aurait-elle vraiment fait une exception ? Elle préféra arrêter sa phrase ici, s’asseyant sur le fauteuil qu’il avait un peu plus tôt effleuré. Elle savait bien qu’il n’allait pas la lâcher, alors autant reposer son corps fatigué.

Edel était resté de marbre lorsqu’elle s’était rapprochée de lui. Il n’avait ni bougé, ni cherché à l’encourager. Il n’avait pas répondu à ses gestes, ni ne s’était laissé envoûter. Aussi court ce moment fut-il, n’importe quel homme, excepté Xris, se serait laissé emballer par cette présence. Pas Edel.

Il continuait d'insister, l'incitant presque à s'entraîner sur lui.

« Toi, Edel Aldamovar, demande à te faire manipuler ? Par moi ? Tu m’en diras tant. »

Alors qu’elle venait de prononcer ces mots, son esprit embaumé par la fatigue s’éclaircit légèrement, lui faisant ouvrir les yeux plus largement. Edel était le cousin de Saúl. Une grande partie de leur famille était composée de vélanes.

Son regard bascula de nouveau dans le sien.

« Tu insistes parce que t’es immunisé, pas vrai ? Tu as vécu avec des vélanes toute ta vie. Tu sais comment ça marche. Sans doute même mieux que moi. »

Certainement mieux qu’elle, qui avait grandi au milieu de sorciers qui ne lui ressemblaient pas. Edel et Siobhán étaient finalement deux parfaits opposés : le premier était un sorcier qui avait vécu au milieu de vélanes ; la seconde une vélane qui avait vécu au milieu des sorciers. Cette pensée fit sourire la jeune femme.

« Ça veut dire que mon don ne fonctionnera pas avec toi », conclut-elle finalement.

Au fond d’elle, Siobhán était rassurée. Parce qu’elle savait qu’elle pouvait être elle-même auprès de lui, comme elle pouvait l’être auprès de Xris et de Saúl. Edel était infernal et il le resterait, quoiqu'elle fasse. Il n’y avait donc aucun mal à s’entraîner sur lui, surtout s’il savait à l’avance dans quoi il s’engageait. Restait à voir comment la soirée finirait par tourner.

« Tu n’as rien vu du tout, alors. C’est juste mon père qui a insisté pour que j’aille au bal et que je me socialise un peu. Et Xris avait l’air… différent. Dans sa façon d’être. Mais je pensais qu’il réagirait comme tous les autres, que discuter avec lui serait facile, simple. Que naturellement, sans que je n’ai besoin de forcer, il me répondrait, me ferait la discussion. Pour que je puisse quitter cet enfer le plus tôt possible. Mais non. Xris est vraiment différent. » 

Le Serpentard s’était approché d’elle, sans pour autant imposer sa présence. Son parfum parvint aux narines de la vélane. Une douce odeur agréable et légèrement poivrée dont elle appréciait les essences.

Elle ne savait pas pourquoi elle lui avait dit tout ça, mais il était tard et son cerveau commençait à doucement s’éteindre. Les mots sortaient sans filtre.

Qu’importait. Le lendemain, il aurait probablement tout oublié.

« Il est comme toi, en fait. Il ne réagit pas à ce que je suis. Et de toute façon, que je maitrise ou pas mon don, ça n’y changerait rien. »

Edel saurait qu’elle avait raison. Qu’un homme épris d’une autre était particulièrement difficile à atteindre. Il confirmerait. Il savait mieux qu’elle. Elle pivota légèrement vers lui alors qu’il lui tournait toujours le dos, passant son pied sous ses fesses pour s’installer plus confortablement.

« Pourquoi tu tiens tant à savoir tout ça ? »

La soirée prenait un tournant inattendu. Siobhán n'aurait jamais pensé, quelques minutes plus tôt, alors qu'elle s'était vue bloquer l'accès à son lit, qu'elle se retrouverait assise sur un fauteuil, dans la salle commune, à confier les méandres de son esprit à Edel. Et pourtant. Il était assis près d'elle, à l'écouter, la conseiller même. Dans quel monde parallèle avait-elle fait son entrée ? Etait-elle seulement encore éveillée ? Sa tête se secoua à cette pensée, comme pour la faire fuir de son esprit.

Edel n'était pas là par plaisir, simplement pour s'assurer que deux personnes importantes pour lui ne risquaient rien en compagnie de la vélane. Voilà tout l'intérêt qu'il avait à la retenir ici, avec lui. En dehors de lui-même, seuls ses proches comptaient vraiment.

« Xris et Saúl n'ont rien à craindre de moi, sois tranquille s'il n'y a que ça qui t'intéresse », le rassura-t-elle du bout des lèvres en quittant son siège confortable, brutalement agacée à l'idée qu'il puisse croire qu'elle était un danger. « Ce n'est pas parce que ça brûle en moi sans arrêt que je ne sais pas me tenir. Je sais me tenir. La preuve, je crois que je n'ai pas encore essayé de te sauter dessus. »

Le mot « encore » était clairement de trop, mais il était sorti naturellement, sans doute aidé par la fatigue. Siobhán s'était appuyée sur les pierres qui encadraient la grande cheminée sculptée, lui tournant le dos à son tour. Elle n'aurait pas le luxe de voir sa réaction à ses mots, aussi, elle préféra changer de sujet.

« C'est marrant », ajouta-t-elle en souriant réellement, amusée à la fois par ce qu'elle venait de dire et par l'étrangeté de la situation. « Que tu sois là, à me donner des conseils, pour protéger ceux qui comptent pour toi. Tu crois vraiment que je suis une menace pour eux ? »

Son sourire l'abandonna aussi tôt qu'elle avait posé cette question. Cette fois-ci, elle avait fait pivoter sa tête pour croiser son regard et observer sa réaction. Peut-être qu'il y avait une part de vérité, dans ce qu'elle disait. Mais elle n'avait finalement pas particulièrement envie d'avoir l'avis d'Edel sur la question. Pas ce soir.

« Oublie ça, je m'en fiche en fait », lâcha-t-elle, les yeux à nouveau perdus dans les flammes qui dansaient devant elle. « Viens en au fait et dis-moi directement ce qu'il ne faut pas que je fasse, on gagnera du temps toi et moi. »

Son ton s'était refroidit alors que son corps, lui, profitait calmement de la chaleur douce de la cheminée. Siobhán savait qu'elle allait regretter cette conversation, au lever du soleil. Qu'elle allait regretter de s'être ainsi confiée et d'avoir donné à Edel des clés pour l'atteindre, sans même essayer de se protéger. Elle avait envie de croire qu'elle pouvait lui faire confiance, parce qu'elle ne s'était même pas posé la question avec Saúl. Mais avant d'aller plus loin, elle devait voir s'il était prêt à s'ouvrir, lui aussi. Sans quoi ils redeviendraient, dès le lendemain, des inconnus que tout opposait. Elle s'en assurerait.

« Tu veilles sur les autres, je trouve ça très digne de ta part. Mais qui veille sur toi, Edel ? »

Edel était plus clairvoyant qu'elle sur sa propre situation alors qu'il s'agissait là de leur première réelle discussion. Il avait cette façon de rendre les choses plus simples quand elle paraissaient compliquées. Sans doute son détachement lui permettait-il d'y voir plus clair, précisément parce qu'il n'accordait pas d'importance au futile. Finalement, elle était là, la véritable leçon de cette soirée. Il était en train d'apprendre à Siobhán le laisser-aller. La perte de contrôle. Le silence des pensées.

Quand il s'était approché près d'elle et qu'il avait plongé son regard dans le sien, elle avait bien compris qu'elle n'avait qu'à poser sa main sur lui pour lui donner ce qu'il voulait. Son lâcher prise. C'était ainsi qu'elle s'apprendrait le mieux. Il n'y avait que comme ça qu'elle comprendrait jusqu'où elle pouvait réellement aller. Comme ce fameux soir du 21 décembre, où la présence de Saúl lui avait permis pour la première fois de toucher du doigt ses pouvoirs alors qu'elle n'avait fait jusqu'ici que les apercevoir. Elle y était parvenue précisément parce qu'elle s'était laissée aller à la désinvolture, parce qu'elle avait écouté pour la première fois ses désirs plutôt que sa naturelle retenue. Tout ce qu'elle devait faire, c'était recommencer à s'écouter. Et le sourire d'Edel ne pouvait que l'entraîner à récidiver.

« C'est aimable de ta part », chuchota-t-elle sans quitter ses yeux. « Je ne pensais pas que tu étais aussi... dévoué. Parce que bien sûr, c'est uniquement pour m'aider que tu fais ça, pas vrai ? Par pur altruisme. Rien d'autre. Et certainement pas par envie. »

Un sourire s'était dessiné sur son visage. Seule la lumière des flammes dansantes dans l'âtre les éclairait, désormais. Il n'y avait plus de lumière verte et obscure, seulement le feu qui se consumait lentement près d'eux. D'un geste lent, elle avait posé sa main fine sur la poitrine d'Edel, là où elle pouvait sentir battre son cœur. Si elle ne pouvait pas le manipuler, il était hors-de question qu'elle ne puisse pas savoir ce qu'il ressentait. Peut-être faisait-elle fausse route, mais au moins, elle le saurait.

« Tu ne m'as pas répondu. Mais puisque tu as l'air de vouloir veiller sur les autres... Je peux veiller sur toi, moi. »

Sur la pointe des pieds, elle s'était rapprochée de son visage à nouveau, jusqu'à frôler ses lèvres.

« Au moins pour ce soir. »