L'enfant insouciante
Douceur et bienveillance
Petite fille, je passais tout mon temps avec ma mère. Nous vivions dans une belle demeure, vitrine de l'opulence familiale et tenue par des domestiques. Mon père était un homme très occupé, et déçu de ne pas avoir eu un fils, aussi passait-il très peu de temps à la maison. Ma mère ne s'en plaignait pas, leur relation s'était déjà dégradée à cette époque, même si je n'en avais pas conscience.
Moi, je ne souffrais pas vraiment de l'absence paternelle, ma mère était tout mon univers. Elle me racontait des histoires merveilleuses le soir en me brossant les cheveux pour m'endormir, m'a initiée aux arts, sous toutes ses formes. Elle me félicitait et encourageait mon esprit sensible, curieux et imaginatif, en m'ouvrant les portes de la poésie, de la musique et du chant, de la danse et de la peinture. D'un patience infinie, elle avait toujours un doux sourire aux lèvres, et était toujours enthousiaste pour partager mes jeux d'enfants.
A l'âge d'aller à l'école, je me précipitais vers elle en rentrant le soir pour lui expliquer dans le détail tout ce que j'avais vu et appris, recevant en retour des félicitations et des encouragements.
Mon père était toujours aussi peu présent et intéressé par la vie de sa fille, mais souvent, ils s'enfermaient tous les deux et j'entendais des éclats de voix indiquant une dispute. Et quand il repartait en claquant la porte et que j'allais voir ma mère, elle me souriait en m'assurant que non, elle ne pleurait pas.
Ce sont les meilleurs jours de ma vie, et je les chéris quotidiennement tout en les gardant jalousement pour moi-même. J'ai été vraiment heureuse aux côtés de ma mère, pendant les dix premières années de ma vie.
Puis ma mère m'a confié un secret après l'apparition de mes pouvoirs de sorcière, et l'importance de garder ce secret pour nous. Je l'ai fait bien sûr, parce que j'étais excitée à l'idée de ce voyage qui avait des allures d'aventure, parce que j'étais une fille sage et obéissante, et je le suis toujours, bien que pour d'autres raisons. Obéir à ma mère était naturel, parce que je lui faisais confiance et que je l'aimais. Aujourd'hui, si j'obéis à mon père, c'est uniquement parce que j'ai peur de cet homme.
Encore maintenant, j'ignore ce qui a pu lui mettre la puce à l'oreille, mais mon père à découvert le projet de fuite de ma mère. Et son désir de m'emmener avec elle. Il s'est mis dans une colère noire, hurlant et brisant tout ce qui lui tombait sous la main, avant de se calmer. Je me souviendrais toujours de son regard à ce moment-là, qui m'a bien plus terrifiée que ses hurlements quelques minutes plus tôt. Il a sorti sa baguette pour punir ma mère, et cette fois, c'était au tour de ma mère de hurler. Des domestiques m'ont retenue, sur ordre de mon père, et ils ne m'ont lâché que lorsque le corps de ma mère s'est affaissé au sol et que plus aucune son ne sortait de sa bouche.
L'adolescente obéissante
Terreur et désespoir
Ma mère n'a pas eu le droit à un enterrement digne, ni à un dernier au revoir. Mon père m'a interdit de la pleurer, de prononcer son nom, de garder ses affaires. Mes pouvoirs s'étant révélés, il a engagé des précepteurs privés pour que j'étudie la sorcellerie et que je ne fasse pas honte à son nom lorsque je serais en âge d'aller à l'université.
Il a commencé à se montrer attentif, intéressé par mes progrès et punissant durement mes échecs, sans jamais montrer la moindre once de douceur ou d'amour. J'étais sa fille et je devais porter mon nom avec fierté, mais je n'étais qu'une fille et à ses yeux, j'avais autant de valeur qu'une marchandise.
J'ai d'ailleurs appris, quatre après la mort de ma mère, qu'il m'avait choisi un époux. J'ai rencontré Atef lors d'un dîner officiel, et le mariage a été fixé pour le jour des mes dix-sept ans, juste avant mon entrée à l'université de magie. A chaque fois que j'essayais de prendre la parole, d'émettre un avis ou de donner mon opinion, mon père me rappelait le destin de ma mère, me promettant de me faire bien plus souffrir avant de m'achever qu'il ne l'avait fait avec elle si l'avais l'audace de vouloir lui désobéir.
J'ai appris à me murer dans le silence, à garder un visage impassible en toute circonstance pour que personne, jamais, ne devine ce que je pensais. Mon père a commencé à m'emmener à des réunions, des soirées liées à son travail, et où je retrouvais Atef et sa famille. Et c'est ainsi que j'ai appris l'existence de La Main d'Atoum et de mon appartenance à ce clan, parce que mon père en faisait partie.
J'ai mis des années avant de comprendre ce qu'impliquait réellement de faire partie de La Main et encore aujourd'hui, je suis certaine de ne pas connaître le quart de ce qu'ils font vraiment, mais j'ai une idée de leur puissance.
L'étudiante
Apprentissage et espoir
A dix-sept ans donc, j'ai épousé Atef et après les noces, je suis allée étudier la sorcellerie. Mon intégration à l'école a été une véritable bouffée d'oxygène et je me suis passionnée pour les études, appréciant chaque matière enseignée. J'étais une très bonne élève et j'avais quelques amis, mon père et Atef m'indiquant qui était bon à fréquenter.
Pendant les vacances, je rentrais au domicile conjugal, où Atef me laissait seule la plupart du temps. Je ne m'en plaignais pas, ces moments de solitude me permettaient d'étudier davantage, d'entraîner ma pratique et surtout, l'absence d'Atef me préservait de ses coups.
C'était un homme nerveux, fourbe et cruel, mais ses parents étaient apparemment de bons éléments pour La Main d'Atoum, et mon père avait compris l'intérêt d'unir nos deux familles.
Je l'ai finalement très peu vu durant mes années d'études et une fois diplômée, je me suis installée chez lui pour de bon. Au cours de mes études, l'herbologie et les potions ont toujours eu ma préférence, et naïvement, je me sentais fière des encouragements de mon père. Enfin quelque chose nous rapprochait, enfin nous étions liés par un intérêt commun, et je m'étais persuadée que ce fragile lien était le début d'un rapprochement entre nous.
Il ne m'a pas fallu longtemps pour me rendre compte que ses demandes concernaient uniquement la fabrication de poisons. Si je me suis sentie horrifiée à l'idée de tuer des gens, j'ai rapidement compris que j'oeuvrais en réalité pour La Main d'Atoum. J'étais l'une des leurs, que je le veuille ou non.
Vivre à plein temps dans la même maison fait que je croisais Atef plus souvent, à mon grand regret. J'ai vite pris l'habitude de le faire boire pendant nos repas en commun, sachant que c'était à double tranchant. Si je ne le soûlais pas assez, je lui servais de punching-ball. Mais s'il buvait beaucoup trop, il s'écroulait et cuvait dans son coin, me laissant tranquille. Alors malgré de nombreux ratés, c'est devenu une habitude quotidienne.
J'avais vingt-huit ans lorsque je suis tombée enceinte d'Atef, mais j'ai à peine eu le temps d'assimiler cette idée que j'ai perdu le bébé sous les coups de son père. Atef me l'a reproché, et j'ai sincèrement cru que c'était ma faute.
Ses propos devenaient de plus en plus incohérents, et plus le temps passait, plus Atef était nerveux, en permanence sur le qui-vive. Très souvent, dès qu'il rentrait, il me demandait si mon père était passé, s'il m'avait contacté et je lui répondais presque invariablement par la négative. Mon père ne me contactait que lorsque La Main d'Atoum avait besoin d'un poison, le reste ne l'intéressait pas.
Et plus le temps passait, plus la nervosité d'Atef rendait l'ambiance explosive. Le faire boire n'était plus une si bonne idée, il encaissait mieux l'alcool et me reprochait constamment d'avoir perdu son enfant, prenant un vrai plaisir à ne pas laisser la plaie de mon coeur cicatriser. Un soir, sa colère a atteint son paroxysme et Atef, après m'avoir battu,
- Spoiler:
a attrapé un coupe-papiers pour m'égorger. S'il était trop soûl pour que la plaie soit profonde, le choc de son geste m'a fait l'effet d'un électrochoc
. Il allait me tuer, un jour ou l'autre, c'était inévitable. L'idée de fabriquer un poison pour lui s'insinua dans mon esprit, et j'ai essayé de rejeter cette idée. Je ne pouvais pas prendre la vie d'un homme, quel qu'il soit.
Mais la fois suivante, plutôt que de simplement essayer de me protéger et d'attendre que le moment passe, j'ai essayé de me défendre, et je l'ai poussé. Pas si fort que ça, Atef était un homme costaud, plus grand et plus fort que moi. Mais il était soûl, et la surprise de me voir réagir et riposter a suffi. Il a basculé en arrière et est tombé dans les escaliers. Je crois que je me rappellerais toujours du bruit qu'à fait sa nuque en se brisant, et je suis restée là, incapable de bouger.
Etonnamment, mon père et deux autres hommes ont débarqué peu de temps après. J'étais sûre et certaine de mourir, j'avais tué un membre de La Main. Quand mon père m'a félicité, je n'ai pas vraiment compris. Ils étaient en fait venus pour cette raison, Atef s'étant révélé décevant et traître à La Main d'Atoum.
Quand mon père m'a regardé avec fierté en disant que j'étais sa digne fille, que comme lui qui avait tué sa femme, j'avais tué mon époux, j'ai vomi, si longtemps que j'ai cru ne jamais pouvoir m'arrêter.
Mon père s'est montré bref, mais clair. Je reprenais le nom de Hassan et j'allais me rendre utile pour La Main ailleurs, d'une autre façon.
La vie en Angleterre
Résignation et silence
Moins d'un an après mon veuvage, je suis arrivée en Angleterre. Mon père s'est occupé de tous les détails et si je fais depuis ce jour ce que j'aime, pouvant choisir de soigner tout autant qu'empoisonner, je sais à qui appartient cette boutique, en réalité. Et je sais que tout espoir est perdu, maintenant que je suis devenue une meurtrière.
J'ai longtemps tremblé après mon installation, autant de peur que d'espoir. Je reste certaine que le fait de me faire venir en Angleterre n'était pas un choix anodin, sachant que ma mère était originaire de ce pays. C'était sûrement un test, et par crainte de ce qui se passerait si j'échouais aux yeux de mon père, je me suis bien gardée de chercher une quelconque famille. Si j'ai longtemps pleuré sur le fait de ne pas être devenue mère, je me suis fait une raison. Avoir un enfant, de toute façon, l'aurait rendu prisonnier de La Main. Au final, c'est une bonne chose que je ne sois pas devenue une maman, non ?
J'ai pris mes habitudes en Angleterre, et j'ai appris à aimer ce pays. J'aime sortir de temps à autre, pour aller au musée, voir un spectacle ou un opéra. J'aime flâner le long de la Tamise et dans les rues de Londres, mais je quitte au final bien peu le Marché aux Trolls. J'y travaille, j'y vis et j'y suis surveillée. J'en suis certaine, même si cette surveillance est discrète. De temps à autre, La Main d'Atoum me passe une commande, ou m'envoie un paquet à récupérer et à garder jusqu'à ce que quelqu'un d'autre vienne le chercher, mais la plupart du temps, je me contente de préparer potions et onguents de soins, de recevoir mes clients et de m'occuper de mon jardin.
J'aime cette impression de liberté, même si je sais qu'elle n'est qu'illusoire.