Two wrongs make no right (Sio)

C’était encore l’un de ces soirs où son esprit ne ferait que tourner dans son lit, à l’image de ce corps blanc qui ne cessait de tergiverser. Alors que le sommeil, lui, se refusait toujours à se montrer, officiellement aux abonnés absents. L’atmosphère de la chambre devenait plus étouffante à mesure que les secondes passaient. Siobhán se sentait coincée, étriquée même entre ces pensées qu’elle avait pourtant bien cherché à maîtriser, depuis quelques jours maintenant. Sans grand succès.

Ses insomnies se cumulaient dans ce lit où elle ne trouvait finalement plus le sommeil seule. À croire que ses prédictions commençaient doucement à prendre tout leur sens.

À nouveau, elle sortirait de cette pièce pour oublier un instant celui qui l’empêchait de dormir, quand il devait sans aucun doute continuer sa vie comme si de rien n’était. Peut-être même accompagné.

Elle devrait penser à suivre cet exemple, elle aussi, à l’occasion. Même si, à chaque fois qu’elle y pensait, elle sentait son cœur se faire prendre dans un étau, puissant et solide à la fois, sans trop parvenir à saisir l’essence même des messages que son corps lui envoyait. Comme si l’idée qu’il puisse passer du temps avec quelqu’un d’autre avait une importance alors qu’il aurait été normal que ça n’en ait, plus simplement, aucune.

Siobhán quitta le plafond des yeux pour tourner la tête vers le feu qui crépitait au centre de la pièce. Céleste dormait depuis plusieurs heures maintenant, quand l'Irlandaise, elle, quittait son lit, une nouvelle fois. À croire que les rôles s’inversaient.

La Korrigan fit preuve d’une grande discrétion dès l’instant où elle posa ses pieds sur le sol, pour éviter de tirer sa meilleure amie de ce sommeil dans lequel elle avait eu si souvent du mal à se plonger, ces derniers mois. Vêtue d’un simple débardeur, ses épaules furent rapidement recouvertes d’un petit gilet, quand ses jambes fines se dessinaient sous un short fin avec lequel elle avait essayé de s’endormir. À pas de loup, alors qu’elle laissait ses cheveux tomber dans son dos, la vert-et-argent prit la direction de la sortie et posa sa main sur la poignée. Sans savoir qu’à ce même moment, Edel faisait de même de l’autre côté de la porte.

Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle entrevit son visage dans l’ouverture. Saisie par l’étonnement, elle manqua même de refermer la porte, par réflexe. Son cœur s’était emballé, mais impossible de dire si la peur en était la seule responsable.

« Tu m’as fait peur », se sentit-elle obligée de préciser en portant la main à sa poitrine.

Un regard en arrière pour vérifier que Céleste dormait toujours, et elle se glissa dans le couloir, se rapprochant dans le même temps du vert-et-argent qu’elle avait soigneusement évité depuis qu’elle s’était vue jetée de sa chambre, quelques jours plus tôt. Elle referma la porte derrière elle.

« J’allais sortir. »

Ses bras se croisèrent sur son buste, alors qu’elle se sentait à découvert sous les échos blafards de la lune. Cachant dans le même temps ce cœur qui ne parvenait pas à recouvrer son rythme initial.

Elle avait repris les mots qu’il avait prononcés à son égard lorsqu’elle l’avait retrouvé dans sa chambre, la dernière fois. Excepté qu’il n’aurait aucun mal à comprendre qu’elle n’irait pas très loin dans ses vêtements de nuit. Quand lui, était clairement habillé pour sortir. Ou peut-être était-il déjà sorti ? Quelle heure était-il d’ailleurs ?

En fait, il n’y avait qu’une seule question qui lui brûlait les lèvres alors que ses yeux toisaient ce visage dont elle n'avait pas pu suffisamment profiter la semaine passée.

« Qu’est-ce que tu fais là ? »

Comme d’habitude, il ne répondit pas à sa question. Peu surprise par ce nouveau silence, restait que Siobhán ne savait toujours pas comment ni pourquoi il s’était retrouvé en face de sa chambre, ce soir-là. Mais alors qu’il avait glissé sa main dans la sienne, entrelaçant leurs doigts, la demie-vélane se sentit happée par cette sensation grisante qui l’envahissait à chaque fois qu’il était à ses côtés. Il ne lui laissait pas d’autre choix que de le suivre. Mais ce n’était pas un problème, dès lors qu’elle l’aurait suivi dans tous les cas. Et, comme ça, plus rien n’avait d’importance à part le désir de le retrouver. En rentrant dans cette chambre qui était presque devenue sa résidence secondaire ces dernières semaines, elle en oublia même la violence avec laquelle la porte avait claqué, la dernière fois.

Presque.

Parce qu’à peine l’avait-il refermée derrière eux qu’il installa cette même distance qui les avait déjà séparés, balançant son manteau sur le bout de son lit sans même la regarder. Edel prit la parole simplement pour lui annoncer qu’elle se trompait. Siobhán leva un sourcil, intriguée. Parce qu’elle n’était pas tout à faire sûre du sujet qu’ils allaient aborder. Étaient-ils en train de reprendre le train de leur ultime discussion en route ? Ou bien avait-elle manqué le départ du wagon ?

Sa voix resta silencieuse, le temps de comprendre les raisons de sa présence. Elle laissa tomber son corps en arrière, pour s’appuyer contre la porte, et croisa à nouveau ses bras en l’observant. Il avait l’air préoccupé. C’était peut-être la première fois que Siobhán le voyait comme ça. Lui qui respirait habituellement la frivolité, sans s’inquiéter de quoique ce soit d’autre à part des jeux qu’il se plaisait à lancer peu importe où il se trouvait.

Et puis, la sentence tomba quand elle comprit pourquoi il l’avait fait venir. Quand il lui annonça l’objet de ses pensées. Son regard se durcit alors qu’elle jouait avec sa bague entre ses doigts. Une mauvaise habitude qu’elle avait prise depuis quelques jours, dès qu’elle se sentait que ses pensées devenaient trop lourdes à porter.

Son cœur était une montagne russe d’émotions. Elle qui pensait quelques instants plus tôt qu’elle allait le retrouver, devait maintenant faire face à sa décision unilatérale de tout arrêter. Sa voix était plus froide qu’elle ne l’aurait voulu et elle fit quelques pas pour restreindre cette distance qui les séparait, guidée par la force de ces émotions qu’elle tentait encore de faire taire.

« C’est pour ça que tu es venu me voir ? Pour me dire qu’il fallait qu’on arrête ? Si c’était juste ça, il te suffisait simplement de continuer à faire ce que tu as fait toute la semaine. M’ignorer. J’aurais compris, je ne suis pas idiote. »

Sa bague tournoyait avec habileté autour de son doigt alors que le rythme de son cœur ne cessait d’accélérer. Elle prit une grande inspiration alors qu’elle se décida à lui tourner le dos pour se faciliter les choses. Le regarder évoluer près de son lit l’empêchait de penser correctement, surtout quand elle avait passé les dernières heures de sa journée à s’imaginer, à ses côtés, à ce même endroit précis.

« Tu dis qu’il ne se passe pas ce que je crois. Alors explique-moi ce qu’il se passe. »

Ça ne sonnait pas comme une question. Elle avait toujours en elle cette envie de savoir, presque pathologique, qui l’empêchait d’accepter un fait tant qu’elle n’en avait pas compris les tenants et les aboutissants. Sa tête pivotait à moitié vers lui, de telle sorte que, même de dos, elle parvienne à l’apercevoir du coin de l’œil.

« Et si tu veux qu’on arrête de se voir, pourquoi je t’ai retrouvé devant ma chambre, hein ? J'y étais, forcément. »

Cette dernière phrase avait été presque murmurée, parce qu’il s’agissait de la seule pièce du puzzle qui semblait ne pouvoir s’imbriquer nulle part.

Le contact de sa peau contre la sienne la fit chavirer, comme à chaque fois. Sentir leurs mains se nouer lui rappelait avec insolence et insistance les moments partagés dans ce même lit. Paume contre paume, les doigts enlacés comme s’ils ne se déferaient jamais. C’était sans compter sur le soleil qui, chaque matin, les rattrapait toujours, éclatant leur bulle en les dévoilant sous un nouveau jour. Tous deux devenaient alors maîtres dans l’art de l’illusion, oubliant de se regarder et même de se parler. Ils étaient les seuls à savoir comment leurs cœurs battaient quand ils s’apercevaient, sans le vouloir, à travers la foule. Ils étaient les seuls à savoir comment les faire taire même quand ils s’époumonaient. Mais quand ils se retrouvaient, ensuite, ce n’était plus la même histoire. Parce que le muscle emprisonné dans leur cage thoracique se laissait de moins en moins désavouer. Il devenait de plus en plus difficile de le réduire au silence.

Il était si tard et elle l’avait vu si beau, apprêté avec goût dans ses vêtements de soirée. Siobhán ne voulait pas se retourner parce qu’elle savait qu’elle allait céder. Se laisser tenter par ses lèvres qui l’appelaient à chaque fois qu’elle s’en approchait un peu trop près.

Elle sentait son doigt s’arrêter sur cette bague qu’elle avait achetée et qu’elle n’avait pu se résoudre à poser même si, dans un sens, ce simple objet les reliait. Et elle avait toujours ce collier autour de son cou. Edel était toujours avec elle, même lorsqu’il n’était pas vraiment là.

Sa voix souffla près de son oreille, et les mots qu’elle portait la crispèrent instantanément. Siobhán ne savait plus où donner de la tête. Entre cette colère qu’elle sentait peu à peu monter devant ce flou artistique qui lui proposait, et ce trouble si familier qu’il créait à l’intérieur d’elle dès qu’il n’y avait plus qu’eux. Dans les deux cas, rien n’était net. Mais si elle avait une certitude alors que leur deux corps appelaient encore à se rejoindre, c’est qu’il ne fallait pas que ça s’arrête.

Sans trop comprendre comment c’était arrivé, l’Irlandaise se retrouva en face de lui, paupières fermées. Il voulait qu’elle le regarde. Mais elle savait très bien comment ça se terminerait si elle fléchissait. Alors, elle posa son front contre le haut de son torse, à la naissance de son cou. S’il voulait qu’elle parte, autant arracher le pansement dès maintenant, sans réfléchir. Parce qu’elle savait que, jour après jour, elle avait de plus en plus de mal à quitter le lit quand il était encore à l’intérieur.

« Tu trouves que j’ai l’air de jouer ? Tu crois que ça m’amuse ? », demanda-t-elle tour-à-tour en chuchotant, son souffle se mêlant à ce parfum qu’elle reconnaitrait entre mille autres.

Depuis quelques temps, elle retrouvait son odeur sur ses vêtements, parfois même jusque sur son oreiller. Instantanément, ça la faisait sourire, avant qu’elle ne décide de se ressaisir.

Comme maintenant.

Ses mains s’étaient posées sur son torse, saisissant la chaleur de son corps sous tous ses effets.

Une semaine seulement s’était écoulée et ça lui paraissait une éternité.

« Si je te regarde maintenant, je ne suis pas sûre de réussir à partir. Alors que c’est ce que tu veux. Qu’on arrête de se voir. Parce que je t’énerve. »

Cette histoire n’avait plus aucun sens quand elle restait collée auprès de lui.

Partir pour aller où ? Quand tout ce dont elle avait besoin était juste là, sous ses yeux, et qu’elle refusait tout simplement de le regarder.

« Je veux savoir pourquoi je t'énerve. Pourquoi tu prends cette décision, et surtout, pourquoi tu la prends tout seul. »

Son regard était fuyant parce qu'elle sentait que le sol se dérobait sous ses pieds, petit à petit. Il était hors de question qu'elle assiste à sa propre chute alors qu'elle s'était jurée qu'elle ne se laisserait jamais tomber. Siobhán préférait profiter de son parfum tant qu'elle le pouvait encore. Parce qu'elle savait qu'elle courrait à sa perte. Même si, autour d'elle, on s'obstinait à lui affirmer le contraire. Foutaises. Il n'y avait qu'à voir le coup qu'elle avait reçu quand il lui avait annoncé qu'ils allaient arrêter de se voir.

Pourquoi est-ce que, dans ses yeux à elle, ça n'avait jamais été une option ?

Edel avait attrapé son visage pour lire dans ses prunelles. À l'instant même où elles se croisèrent, un courant d'air chaud balaya son corps, qu'elle essaya tant bien que mal d'ignorer pour tenter de lui formuler une réponse, alors que leurs lèvres se frôlaient. Qu'il lui disait qu'il n'y avait qu'elle. Qu'elle commençait à perdre l'esprit.

« J'ai vu l'écharpe. Et Blodeuyn ne m'adresse plus la parole depuis que je lui ai dit qu'on avait passé un bout de soirée ensemble, le 11 février. Je pensais... que j'étais la seule, parmi d'autres », avoua-t-elle juste avant de se mordre la lèvre, laissant ses yeux voyager de la bouche à ses yeux sans même se cacher.

Il aurait fallu qu'elle s'éloigne, la discussion prenait un tournant sérieux. Mais elle n'en avait pas la force. Ni la volonté. Elle préférait le regarder, essayer de lire dans ses yeux ce que ses pensées lui chuchotaient, trop bas pour qu'elle ne parvienne à les entendre.

Au lieu d'être une vélane, elle aurait largement préféré maîtriser la légilimancie. En cet instant, ce don lui aurait été beaucoup plus utile.

« Je sais ce qu'on est quand on est seuls. Mais à la seconde où on passe la porte, je redeviens la sœur de Finn. C'est ce que je suis mais... » Ses yeux se baissèrent par réflexe, en se souvenant des premiers mots qu'il avait prononcé. Sa voix, elle, se fit plus dure, juste le temps de prononcer ces derniers mots. « Mais c'est rien, c'est pas important. Puisqu'on arrête. »

Ils arrêtaient et pourtant elle ne parvenait pas à s'éloigner. Ils arrêtaient et pourtant tout chez lui, absolument tout, lui donnait envie de rester. Il aurait presque mieux valu qu'il la vire de sa chambre, comme la dernière fois. Ça aurait été beaucoup plus simple et au moins, elle aurait été fixée.

Pourquoi s'était-il arrêté devant sa chambre, et pourquoi était-elle sortie pile à ce moment-là ? Pourquoi fallait-il qu'elle se trouve en pyjama, pourquoi était-il si bien habillé ?

Son cœur battait la chamade alors que ses yeux se relevaient à nouveau vers les siens.

« Le seul problème c'est que je suis pas sûre d'en avoir envie, Edel... »

Dans son regard, on pouvait lire qu’il s’agissait d’un détail sans importance. Que peu importait qui était le véritable détenteur de cette écharpe ; que son identité n’était, en rien, significative. Mais même si Siobhán refusait encore de l’admettre, c’était important pour elle de savoir. De comprendre. Parce que même si elle n’avait jamais misé sur les sentiments, même si elle allait jusqu’à nier leur existence, elle avait avoué à Edel qu’il était le seul, la dernière fois. Et le fait de l’avoir dit à haute voix, ça changeait tout. Parce qu’il savait que c’était vrai. Parce qu’il n’avait pas trouvé d’écharpe appartenant à un autre, dans sa chambre.

Alors qu’elle, elle ne savait pas. Elle était la seule quand elle était avec lui, oui. Mais le reste du temps ? Il choisissait les réponses qu’il donnait, pleinement conscient qu’il avait la main sur tout ça. Mais la vélane n’était non plus du genre à laisser quelqu’un la prendre sans rien faire.

« Et dans la situation inverse ? Est-ce que ça aurait eu de l’importance ? »

Il était difficile de ne pas simplement se laisser aller à la tendresse de ses gestes, à la douceur de sa peau sur la sienne. Plus d’une fois ces derniers jours, elle en avait rêvé. De sentir sa main caresser son cou, de ses doigts sur ses lèvres. L’idée de lâcher les freins était plus qu’enivrante alors qu’elle s’imaginait déjà se perdre entre ses bras. Puis dans ses draps. Fermer les yeux. Perdre le contrôle. Edel lui montrait, à chaque fois qu’ils étaient ensemble, un aperçu de sa propre liberté. La vraie. Mais pour mieux voler, il fallait à tout prix éviter de perdre des plumes. Et elle savait que si elle s’abandonnait sans réfléchir, elle allait certainement en laisser quelques-unes dans son lit. Jusqu’à ne plus pouvoir décoller.

« Tu sais de quoi j’ai envie. Mieux que personne. Tu le sais même depuis le premier jour. »

Elle ne put s’empêcher de poser ses lèvres sur sa joue, longeant la trajectoire de sa mâchoire avant de descendre dans son cou brûlant. Cette bouche aventureuse trébucha sur la chaîne qu’il portait déjà la dernière fois. Siobhán prit le relais avec ses doigts pour se rassurer, en constatant que la bague avait toujours sa place, près de son cœur.

« Tu la portes encore… »

Son parfum lui faisait tourner la tête et elle était prête à se jeter à corps perdu dans ses propres désirs. Passant ses mains sous cette chemise qui la gênait. Quelques secondes auraient probablement suffit pour la déboutonner. Elle avait déjà testé. Mais elle préféra faire un pas en arrière pour s’arracher à cette étreinte qui pourrait lui faire perdre l’esprit si elle n’y prêtait pas suffisamment attention.

« Donne-moi des réponses et je te donne tout le reste. »

Ses yeux bleus le toisaient, non sans une lueur de défi. S’il avait fallu parier en cet instant, Siobhán aurait été bien incapable de savoir sur quoi miser.

Une nouvelle nuit dans cette chambre qui n’était pas la sienne, ou la recherche éternelle d’un sommeil qui semblait avoir perdu son chemin jusqu’à elle.