Chasing cars — ft. Edel Almadovar

Les mains d’Edel et Siobhán ne se lâchaient plus. Leurs doigts s’étaient noués au travers des confidences qui venaient d’être prononcées. Depuis le parc du château, d’où ils étaient partis après que l’Irlandaise se soit volontiers laissée guider, ils avaient traversé ensemble tous les couloirs et gravit chaque marche des escaliers sans envisager une seule seconde la possibilité de se détacher. Sept étages plus tard, et alors que le Serpentard lui avait cédé la possibilité de poser toutes ses questions en chemin, la vélane se confondait étrangement dans le silence ; les réponses à ses questions essentielles, elle venait tout juste de les obtenir et la seule chose qui lui importait n’était même pas la destination. Ce qui comptait, c’était d’être avec lui. Et tant que cette condition était remplie, elle préférait tout autant se faire surprendre par ce qu’il avait à lui proposer, par cette sensation de liberté et de désinvolture que son parfum et sa présence lui inspiraient.

Car Edel était ainsi : le coup-de théâtre de sa vie. Un cadeau inattendu. Celui qu’elle n’avait jamais espéré et qui, pourtant, faisait désormais partie intégrante d’elle dès lors qu’il ne quittait que très rarement son esprit.

Sur le chemin, son sourire ne l’avait pas quittée. Parce qu’elle avait compris, dehors, que d’une manière ou d’une autre, ce qu’elle ressentait était partagé. Elle l’avait saisi quand il s’était refusé à la laisser partir. Edel était plutôt du genre à agir qu’à parler. Il aurait pu la laisser s’en aller quand elle avait tourné les talons, et pourtant, il avait su lui montrer que ça n’était pas une possibilité. Que s’il les surprenait parfois par la dureté de ses mots et de ses regards, c’était simplement parce qu’il n’était pas indifférent, que c’était sa manière de veiller sur elle, comme il le faisait sur les siens. Et comme Siobhán était loin d’être impassible quand il s’agissait d’Edel, cette information lui suffisait amplement, si c’était ce qu’il avait à lui donner. Et s’il avait admis en vouloir beaucoup plus, la vert-et-argent était, elle aussi, prête à concéder une plus grande partie d’elle, avec la contrepartie de pouvoir être elle-même en sa présence. Car sans le savoir, il révélait ce qu’elle avait de plus beau ; son entièreté et son dévouement pour ceux qui l’entouraient. Edel, quant à lui, montrait une autre facette de lui quand il était à ses côtés, plongeant chacun de ses gestes dans un océan de tendresse et d’attention dont lui seul avait le secret.

Au cœur du château qu’ils venaient de traverser dans toute sa largeur, il régnait une atmosphère curieuse, étrangement silencieuse et pesante que personne ne lui connaissait habituellement. C’était d’autant plus vrai un jeudi, en pleine semaine, où les couloirs grouillaient d’étudiants qui circulaient entre leurs différents cours. Les annonces avaient fait l’effet d’un coup de massue et probablement la majorité des élèves était-elle encore dans la grande salle à s’agiter, tentant de comprendre un peu mieux ce qui les attendait, voire essayer d’apercevoir un futur qui n’était plus tout à fait entre leurs mains.

Le monde était en train de s’affaisser sur les épaules du peuple sorcier et pourtant, dans cette parenthèse enchantée, ni Edel ni Siobhán ne semblait en ressentir les effets. Pas maintenant. Ils auraient tout le temps de subir de plein fouet les mesures qui venaient d’être prises plus tard, ils auraient largement de quoi s’en inquiéter à un autre moment. D’ici là, ils n’avaient qu’à saisir les quelques heures de tranquillité qui leur appartenaient, loin de tout, loin des soucis. Et surtout au plus loin des autres.

À en croire la direction qu’Edel empruntait, il y avait fort à parier qu’il l’emmenait vers la tour d’Astronomie. Où exactement, Siobhán n’était pas sûre. Mais elle adorait les surprises. Et pourtant, ce fut devant un mur vide qu’il s’arrêtèrent, dos à la tapisserie de Barnabas le Follet. L’Irlandaise se retourna vers le grand tissu décoratif, abandonnant un instant son regard.

« C’est vrai que c’est inspirant, je me sens beaucoup mieux », affirma-t-elle avec un sourire taquin. « Pour apprendre à danser à des trolls, faut être sacrément courageux… »

Inconsciemment, sa main n’avait pas lâché celle d’Edel, de peur qu’il s’en aille probablement. Son rythme cardiaque augmenta alors que son visage était semblable à celui d’une petite fille à qui l’on avait promis une surprise et qui s’apprêtait à la recevoir. Elle était à peu près dans ce même état d’effervescence alors que ses yeux s’étaient déjà redirigés vers le Serpentard.

« Vu ta réaction, j’imagine que c’était pas ce que tu voulais me montrer. Dommage, j’aime beaucoup cette tapisserie. »

Ses lèvres s’étaient pincées pour ne pas rire.

Cette complicité apaisait son cœur.

Et c'est ainsi que sans le savoir vraiment, Edel avait déjà atteint son objectif.

Elle était bien.

Pour toute réponse, le corps d’Edel s’appuya contre le sien, effaçant de son esprit en un claquement de doigt l'existence de cette tapisserie séculaire dans son dos qu’elle avait déclaré apprécier. Siobhán ne sentit même pas la porte apparaître derrière elle, bien trop concentrée sur l’idée que le Serpentard venait de faire germer dans son esprit. Une danse, ensemble. Cette pensée lui plaisait, même si elle ne s'y était jamais réellement essayé. Quant au fait qu’il venait de la comparer à un troll, ça venait de lui passer complètement au-dessus de la tête. Plus rien n’avait vraiment d'importance, quand le souffle d’Edel caressait ses lèvres.

À part lui.

Alors forcément, lorsqu’elle se sentit basculer en arrière, la vélane ne put retenir un petit cri de stupéfaction même si ses bras étaient venus la retenir pour l'empêcher de tomber dans ce qui semblait être un nouveau monde.

Une seconde avant, elle était tenue par le grand mur derrière elle. Et maintenant, il semblait qu’ils n’étaient même plus à Poudlard.

Pour une surprise, c’était une surprise.

« Comment… »

Sa phrase ne trouva pas de suite alors qu’elle était déjà en train d’explorer les lieux, laissant ses yeux vagabonder tout autour d’elle. Très vite, Edel vint cueillir ses lèvres à nouveau, et même sa curiosité n’eut pas gain de cause face à ce magnétisme dont leurs corps étaient emprunts. Elle se laissa faire en lui rendant son baiser, oubliant un instant encore cet univers dans lequel il l’avait invitée en secret. Oubliant aussi qu’elle n’avait pas compris grand chose des événements des dernières minutes qui venaient de s’écouler, se laissant séduire par toutes les perspectives d’une danse dans ce même lieu alors qu'elle n'avait même pas encore pris le temps de s’aventurer.

À l’instant où Edel se séparait d’elle, la jeune femme s'accorda un moment pour reprendre ses esprits, laissant de côté ce sulfureux baiser pour concentrer son esprit sur ce qui venait d’arriver.

La tapisserie, une porte magique, un monde nouveau.

Voilà où elle s'était arrêtée. La menant à sa première vraie question, posée en entier.

« Où est-ce qu’on est ? Et comment on est passés de Poudlard à… ici ? »

La chaleur sèche de l’air réchauffait son corps alors que ses vêtements épais d’hiver la couvraient encore. Chaque détail de la pièce dans laquelle ils avaient fait irruption laissait à penser qu’ils étaient dans une chambre d’hôtel, même si cela ne faisait toujours pas sens dans son esprit. Un grand lit, deux tables de nuit, une salle de bain attenante… Et ce paysage époustouflant qui s’étendait derrière une grande baie vitrée recouvrant tout un pan de mur. L'espace avait été pensé pour leur permettre de mieux profiter d’une vue panoramique sur les reflets bleus de l’océan. Dans le ciel qui se perdait à l’horizon, le soleil leur faisait cadeau de ses plus belles lueurs, renvoyant en plein dans leurs pupilles toute la beauté de cette eau azurée.

En somme, il n’y avait aucune ombre au tableau et les quelques larmes qui étaient venues mourir sur les lèvres de la vert-et-argent, un peu plus tôt, n’étaient désormais qu’un lointain souvenir.

Siobhán n’avait jamais vu pareil scène et le sourire sur son visage ne la quittait pas alors que son exploration du lieu prenait fin. Après avoir adressé un regard plus que satisfait à Edel, elle se rapprocha de l’immense fenêtre pour observer désormais le spectacle qui s’offrait à eux en contrebas.

« Qui sont ces gens ? Qu'est-ce qu'ils fêtent ? »

Quelques pas dans sa direction suffirent pour briser la distance qui les séparait. La Korrigan attrapa ses mains dans les siennes, nouant à nouveau ses doigts aux siens comme s'il s'agissait de leur seule place désormais.

« Et dernière question parce que je ne voudrais pas que tu exploses… » Ses yeux dans les siens, elle se mit à rire doucement. « Pourquoi m’avoir amenée ici ? »

Chaque réponse d’Edel appelait d’autres questions dans un cercle infini qu’il allait probablement regretter d’avoir entamé. Mais loin de vouloir l’interrompre, Siobhán se contentait de savourer ce moment de simplicité qu’il lui présentait sur un plateau d’argent, tout en le laissant déposer son visage sur son épaule. Cette proximité la fit frémir, comme à chaque fois. Parce qu’il était lui, et parce qu’il était là. Les paupières de la vélane vinrent couvrir ses pupilles lorsque la bouche d’Edel entreprit de visiter sa nuque. À tout moment, elle aurait pu se perdre avec lui dans ce grand lit, mais renonça pour une fois à ses envies qui la chamboulaient pour se concentrer sur ce spectacle vivant au mille-et-une couleurs qui grouillait, en bas.

La mort de sa mère à sa naissance avait compliqué les rapports qu’elle entretenait avec la disparition de ses proches. C’était même sa plus grande faiblesse, et l’idée de l’assumer comme elle l’avait déjà fait devant Edel était un véritable signe de ce début de confiance qu’elle lui accordait. Parce qu’à chaque fois que Siobhán pensait à celle qui était partie, elle sentait son cœur se serrer, battre plus difficilement qu’à l’accoutumée. En d’autres termes, elle en souffrait, depuis son plus jeune âge. Comme son père et son frère en avaient souffert, chacun avait fait son deuil à sa manière. Si tant est qu’ils avaient accepté de s’y frotter. Siobhán, elle n’avait même pas essayé, par peur de la laisser partir. Par crainte d’oublier. Et puis surtout parce qu’elle s’en voulait toujours terriblement, considérant que c’était de sa faute. C’était sa manière à elle de se punir, vivant chaque jour sa peine et sa culpabilité de plein fouet.

Imaginer qu’une autre culture, qu’un autre peuple pouvait célébrer ce qui la tuait à petits feux depuis le premier jour, lorsqu’elle n’y faisait pas attention, était inconcevable, de prime abord. Mais la Serpentard était un esprit ouvert par nature. Elle ne demandait qu’à voir ce qu’Edel voulait lui montrer.

Même si rien que d’y penser, la blessure se ravivait, lui arrachant une grimace en sentant sa poitrine se comprimer. Elle savait qu’elle devait lui raconter pourquoi c’était si difficile à digérer. Peut-être pas maintenant, un peu plus tard.

« On est dans une chambre d’hôtel au Mexique, c’est ça ? Dans ton pays ? » Elle se retourna vers lui pour plonger ses yeux dans les siens. « Je veux tout voir. Tout savoir. De cet endroit, et de toi aussi. »

Son col fermement saisi de ses deux mains, Siobhán avait terminé sa phrase dans un chuchotement. Comme si elle voulait que tout ça, tout ce qu’ils s’apprêtaient à partager, leur appartienne.

En s’intéressant de plus près aux visages qui s’amassaient dans la foule, en bas, la demie-vélane réalisa que tous les participants se ressemblaient. Ils avaient les yeux cerclés de noir et les pétales autour les parsemaient pour en faire des fleurs. Leur peau était aussi blanche que le crâne d’un squelette et leur sourire s’étirait largement plus que de mesure, dépassant presque leur mâchoire. Les femmes portaient de grandes robes en dentelle colorée ; les hommes, de longs costumes noirs avec seulement quelques pointes plus vives.

« Ils ne pleurent pas. Ils ont même l’air heureux. Tu crois... qu’ils les voient ?», laissa-t-elle échapper, ne pouvant s’arracher au spectacle que ces inconnus lui offraient.

Après tout, ils croisaient des fantômes tous les jours, à Poudlard.

Alors pourquoi pas ?

Elle se défit des mains d’Edel au dernier moment, alors qu’elle s’éloignait en le regardant. L’Irlandaise prit un moment pour fouiller dans les tiroirs des tables de nuit. Dans l’une d’elle, il y avait de quoi se maquiller. Et dans les placards, elle trouvait rapidement de quoi les habiller.

À croire que cet endroit avait été taillé sur-mesure pour eux. Pour satisfaire leurs envies.

Une à une, elle passa plusieurs robes devant elle pour tenter de se les imaginer portées, puis fit de même avec les costumes d'Edel.

S’ils avaient une chance de voir sa mère, autant se faire beaux.

« Quoi ? On ne peut pas y aller comme ça, quand même ? Si tu t’occupes du maquillage, je peux m’occuper de choisir les vêtements. Même si tu vas, bien sûr, me donner ton avis sur la robe que je vais porter. » Elle marqua une pause alors qu’elle le regardait, droit dans les yeux, mourant d’envie même à distance de l’embrasser. « Parce que ton avis compte. Vraiment. », ajouta-t-elle en référence à la discussion qu'ils avaient eue dans le parc du château, un peu plus tôt.

Il semblait déjà s'être passé une éternité.

Son enthousiasme se lisait dans ses yeux, alors qu’elle sentait son cœur battre à tout rompre à la simple idée de pouvoir croiser le regard de sa mère, dehors.

« J'aurais voulu qu'elle ne me voie avec personne d'autre que toi. »

À l'instant où Edel s'était saisi de sa main pour la guider au bord du lit, elle avait compris. Il n'aurait même pas eu besoin de parler, parce qu'elle savait. Ses épaules s'affaissèrent sous le coup de la déception. Dans leur monde, rien n'était impossible. Les fantômes existaient et évoluaient parmi eux à Poudlard, et même s'ils ne pouvaient pas les touches, ils pouvaient les voir et leur parler. C'était tout ce dont elle aurait eu besoin. Mais même dans ce monde-là, certaines absences étaient vouées à rester ainsi. Un vide.

Le sourire qui s'afficha sur son visage était un peu triste mais il avait au moins le mérite d'exister. Siobhán ne voulait pas gâcher ce moment qui leur appartenait maintenant, dans le présent, et encore moins avec des douleurs du passé. Le silence s'était installé et Edel l'avait comprise sans même qu'elle n'ait besoin de parler. Il s'était contenté de l'embrasser. Et ça suffisait. Elle le laissa s'aventurer sur ses lèvres alors que son parfum l'animait à nouveau. Ses effluves lui étaient devenues familières, à tel point qu'elles auraient presque le pouvoir de l'apaiser. Comme lorsqu'elle touchait ce collier. Le même qui sommeillait là, tout près de son cœur.

Elle dut retenir ses mains d'aller plus loin, de goûter à cette peau dont le seul contact suffisait à l'animer. La vélane avait vu la pudeur d'Edel, lorsqu'elle s'était changée. Il avait bien fait de se retourner. Parce qu'elle aussi aurait pu succomber. À chaque fois que leurs regards se croisaient, elle pouvait ployer.

Alors, quand il lui avait demandé de ne pas bouger et de rester silencieuse, elle avait préféré fermer les yeux pour lui faciliter la tâche. Par curiosité, une paupière s'ouvrait de temps à autre. Il s'adonnait avec sérieux à sa mission, ce qui la fit sourire. Sa sincérité la touchait plus qu'elle ne pouvait le dire et elle chérissait ce moment qu'ils étaient en train de vivre. Lorsqu'elle sentit qu'il ajoutait la touche finale à sa coiffure, elle se sentit immédiatement attirée par ses lèvres, tentant même une approche avant de se rappeler qu'il venait de la maquiller, cette découverte amenant avec elle un léger goût de frustration.

Les dernières consignes données, la Serpentard se contenta de hocher la tête une fois de haut en bas pour signifier qu'elle avait compris le message, oubliant presque qu'elle avait de nouveau le droit de parler. Mais elle ne s'en priva pas longtemps.

« À ton tour. »

Sous ses lèvres blanches, elle ne put retenir un sourire sincère. Il n'y avait que lui pour l'accompagner dans ce genre de folies et elle voulait s'assurer qu'il vivrait ces moments aussi pleinement qu'elle. La jeune femme attrapa son haut pour le lui enlever, omettant probablement ce qu'elle trouverait en-dessous. Ce corps contre lequel elle s'était déjà si souvent perdue, et sur lequel ses doigts étaient mécaniquement en train de s'attarder.

« Oh, euh... Pardon, vas-y. »

Ce n'était pas la pudeur qui la poussait à se retourner sur le bord du lit, non. Plutôt son envie de lui.

Elle prit une grande inspiration avant de se lever et de se diriger vers la salle de bain. Dans le miroir, elle observait son œuvre d'art, lui qui avait travaillé avec tant de minutie et précision. Il était vraiment doué et elle le savait, mais elle n'avait jamais eu l'occasion d'en discuter avec lui.

« Où est-ce que tu as appris à dessiner ? », lui demanda-t-elle depuis la salle de bain alors qu'elle l'entendait encore bouger, signe qu'il était probablement encore en train de se changer. « D'où tu tiens ça ? »

Après tout, son droit de poser autant de questions qu'elle voulait devait bien fonctionner pour la journée, non ?

Son cœur fondit en le voyant apprêté lorsqu'elle sortit de la salle de bain pour le rejoindre près du lit. Son costume avait été taillé pour lui et elle sentit ses joues rosir sous son maquillage. Heureusement il ne le verrait pas, cette fois-ci.

« J'ai de la chance d'avoir un aussi beau cavalier », fit-elle en se pinçant doucement les lèvres pour ne pas nuire à ses efforts.

Dans une parfaite symétrie, elle prit sa main pour l'asseoir sur le lit, se munissant de la palette de maquillage posée à ses côtés.

« Je vais essayer, d'accord ? »

Bonne excuse pour perdre ses yeux sur ce visage qui lui plaisait tant alors qu'elle s'armait à son tour du pinceau pour laisser parler son âme d'artiste.

Au pire, elle pourrait toujours donner un petit coup de baguette discret pour rattraper ses méfaits, pensa-t-elle en baissant les yeux vers sa fidèle camarade.

« Oh, et, tant que tu ne peux pas parler... sache que je n'ai pas oublié que tu me devais une danse. »

Ici ou en bas, ça n'avait aucune importance, tant qu'il tenait ses engagements. Un petit sourire badin se dessina sur ses lèvres si bien dessinées.

Bonne élève qu’elle était, la première de la classe avait sagement écouté les consignes d’Edel quand il lui avait demandé de ne pas bouger. Siobhán ne s’était même pas confondue en règlements quand son tour était venu, parce qu’elle savait tout l’attrait qu’il avait à ne pas les suivre simplement par plaisir de sortir des carcans qu’on lui imposait. Son bras se relâcha alors que sa main gardait en poigne son pinceau, saisissant ses accalmies dès qu’elle en aurait l’occasion.

« Ta mère est une vélane ? Elle vit ici ? Enfin, je veux dire… au Mexique ? »

Il fallait admettre que le décor qui les entourait paraissait plus vrai que nature et qu’elle aurait presque oublié qu’elle ne savait toujours pas vraiment où ils étaient. La porte était elle un passage vers une autre destination ? Ou bien la magie qui les avait guidés en ce lieu était-elle toute autre ? Comment Edel en connaissait l’existence, Siobhán se le demandait bien. Peut-être pourrait-elle encore user davantage de ses privilèges octroyés un peu plus tôt dans la journée. Elle avait véritablement envie de le découvrir, lui qui lui avait offert une échappatoire en même temps qu’une ouverture sur ses racines, celles qui l’avaient construit.

« La dernière fois que j’ai dansé, j’avais bu, tu ne peux pas me juger là-dessus », le rappela-t-elle à l’ordre avec un petit sourire. « Ce qui s’est passé chez Thea doit rester chez Thea. »

La douceur de cette soirée lui revint en mémoire alors qu’elle était celle qui avait exclu toute justification d’égarement. C’était la deuxième fois qu’ils avaient passé la nuit ensemble, aux yeux de tous et à la fois si bien cachés dans cet espace temps qu’ils s’étaient approprié. Des souvenirs à la fois si proches et si lointains, tant leur relation avait évolué depuis. Tant ses sentiments avaient changé, aussi.

Elle se mordit l’intérieur des joues à cette pensée, alors que sa main libre replaçait le visage d’Edel en face du sien pour reprendre ce qu’elle avait entreprit.

Le pinceau vint caresser ses traits avec douceur alors qu’elle recouvrait sa peau de blanc.

« Enfin, pas tout non plus… »

Cette habituelle lueur de malice qu’elle réservait à Edel se mit à scintiller dans ses yeux bleus qui se levaient au ciel dans une fausse moue.

Parce qu’elle savait, en quelques sortes, que c’était là-bas qu’était née l’habitude, avant de se transformer lentement en addiction. Elle en avait connaissance depuis le début, mais avait toujours refusé de mettre le doigt là-dessus. Jusqu’à ces derniers jours, où le manque de lui s’était fait ressentir avec davantage d’insistance, beaucoup plus qu’elle ne l’aurait voulu. Parce qu’elle était bien au fait des risques que cela pouvait engendrer. Même s’il était déjà trop tard, encore fallait-il l’admettre pour que ça devienne une vérité.

« Hé. C’est pas parce que t’es pas sensible aux charmes des vélanes que ça fait de moi un troll. En plus je peux même pas te retourner le compliment parce que je t’ai déjà dit… »

À nouveau, son projet s’interrompît. Si l’habileté et l’habitude d’Edel lui avait permis de transformer Siobhán rapidement, elle s’aventurait sur un terrain glissant, sans compter que son modèle n’était pas particulièrement discipliné.

« Rêve pas, je ne vais pas me répéter. »

En temps normal, ce serait probablement la vexation qui aurait primé. Mais le plus important se lisait dans les yeux.

Depuis la dernière nuit qu’ils avaient passé dans le même lit, l’Irlandaise avait découvert dans ses iris dorés des reflets nouveaux. Un troll n’aurait probablement pas eu droit à ce privilège.

Ces pensées la forcèrent à reprendre son ouvrage en secouant légèrement la tête pour se ressaisir.

« En tout cas je prends note que tu te défiles. C’est pas grave, je suis certaine que Barnabas Le Follet a écrit un livre qui recense ses exploits. Et en tant que troll officiel, je suis pile la bonne cible. »

Elle dut se forcer pour ne pas dévier vers ces yeux qui emballaient systématiquement son cœur.

« J’apprendrai toute seule », ajouta-t-elle, faussement vexée en fronçant les sourcils, signe qu’elle essayait de se concentrer.

Pas un seul instant elle n’envisageait de tenter de le rendre jaloux.

Le seul avec qui elle voulait un jour danser était juste devant ses yeux.