New Born (yara)

Quand elle avait vu le nom Eugène Fogg défiler devant ses yeux ce jour là, alors qu'elle procédait à sa vérification quotidienne des registres, Yara avait s'était contentée de poser son doigt sur la liste, à la ligne correspondante, pour vérifier qu'elle ne rêvait pas. Elle avait manqué de recracher son café et s'était vivement redressée, reposant sur la terre ferme les jambes désormais tremblantes qu'elle avait tenues, jusqu'ici, croisées sur son bureau.

L'ancienne Serpentard se souvenait de ce moment comme si c'était hier, parce qu'il s'agissait aussi du premier jour à partir duquel le fameux Eugène Fogg ne lui avait plus donné aucun signe de vie. Hasard de la vie ? Pas vraiment, dès lors qu'il était un lycan et que son métier à elle était de les chasser, de les traquer, de les poursuivre puis de les arrêter — en tout cas, dans le meilleur des scénarios.

Parce que parfois, ça ne se passait pas tout à fait comme ça.

En d'autres circonstances, Yara aurait probablement continué à éplucher le répertoire comme si de rien n'était. Un nom de plus s'était ajouté, et elle ne faisait pas franchement de cas de ceux qu'elle s'apprêtait à intercepter. Sauf qu'Eugène était son ami, à Poudlard. Probablement le seul à qui elle ait jamais réussi à s'ouvrir après son arrivée en Écosse, quand elle n'avait laissé personne d'autre entrer dans sa vie.

Et que ça changeait tout. Absolument tout.

Avec toutes ces informations, il était plus facile de comprendre pourquoi son cœur avait fait un bond, avant de retomber violemment dans son estomac qui s'était surpris de la présence soudaine de cet organe dans ses quartiers.

Mais c'était au moins la preuve qu'il y avait encore quelque chose qui battait à l’intérieur de sa poitrine.

À partir de cette date, Yara n'avait plus entendu parler d'Eugène, donc. En tout cas, pas directement. Parce que de nombreux témoignages avaient circulé sur lui, mais jamais de façon suffisamment précise pour qu'elle puisse réellement le retrouver. Et puis, surtout, elle n'avait, à ce moment, aucune raison de le chasser.

Jusqu'à ce jour de mars, où le temps était changeant, à l'image de son humeur. Elle avait compté assidument le temps qui s'était écoulé depuis la première fois où il avait cessé de pointer.

Et ça, elle ne pouvait pas le laisser passer.

Parce qu'elle avait une piste sérieuse pour le retrouver, et qu'elle allait la suivre. Parce qu'elle avait maintenant un vrai motif, qu'elle n'allait pas le laisser s'en tirer comme ça. Parce qu'il avait réussi à lui faire mal, à blesser celle qui ne pouvait plus se permettre de l'être, et qu'il allait le regretter.

Même s'il y avait encore une partie d'elle qui espérait qu'elle se trompait.


Un craquement sonore avait fendu l'air, signe qu'un sorcier venait de transplaner dans le village de Tinworth, tout près de l'océan. Juste après son arrivée, Yara fit une pause. Les embruns caressaient son visage et elle s'imprégnait de cette délicate odeur du passé qui laissait un goût salé sur ses lèvres. Elle resta un moment sans bouger, les yeux fermés, faisant la sourde oreille alors que tout son corps était pris d'une envie irrésistible d'aller nager. Elle l'aurait probablement fait, si elle n'avait pas la conviction que quelques mètres plus loin, elle rejoindrait celui qui l'avait trahie. Deux fois dans sa vie, cela s'était produit.

La première, elle n'avait rien pu faire parce qu'elle était faible.

La seconde (parce qu'il n'y aurait aucune troisième) ne se passerait certainement pas de la même manière. Elle ne le permettrait pas.

Sa tête se secoua pour l'aider à s'arracher à cet instant d'extase, elle qui n'était pas revenue en ces lieux depuis cinq années. Et bon sang, que son royaume tout entier lui avait manqué.

Elle marcha quelques minutes pour rejoindre le rocher où elle s'était assise, cinq ans plus tôt, sans même savoir que c'était la dernière fois. À quelques pas de là, fondu dans l'horizon, une silhouette qu'elle aurait préféré ne jamais apercevoir. La Brésilienne aurait aimé s'être trompée, aussi surprenant que cela puisse paraître de sa part. Rien qu'une fois, elle aurait voulu avoir tord.

Mais c'était rarement le cas.

Rapidement, l'ouïe améliorée d'Eugène fit son effet. Il l'avait entendue arriver, mais Yara n'avait pas cherché à se faire discrète.

Ses interpellations étaient d'ordinaire plus musclées, mais cette fois... c'était différent. La voix de son meilleur ami parvint à ses oreilles et ses envies de lui arracher les yeux la surprirent elle-même quand il se tourna.

Ce visage, elle le reconnaissait bien. Ce sourire, aussi. À son plus grand désespoir. Mais ses traits à elle ne montraient rien d'autre qu'une fausse indifférence, une tiédeur mensongère et hypocrite. Et, peut-être, un brin de colère qu'il saurait sans peine déceler. Et si ce n'était dans ses airs, probablement la saisirait-il dans ses mots.

« Tu es vraiment un imbécile, Fogg. Un putain d’imbécile. »

Son ton était cinglant alors qu'elle refusait de s'approcher davantage. Yara savait qu'à la première occasion, elle lui bondirait dessus sans pouvoir s'en empêcher. Mais pas pour les raisons qu'il devait espérer.

Cette scène, elle l'avait déjà vécu et s'était promis de ne jamais s'y retrouver confrontée à nouveau. Pour cette raison, elle avait toujours refusé de nouvelles amitiés ; la sienne et, bien plus tard, celle d'@Eurion Cynfeirdd étaient les seules qui avaient fait exception.

« J’aurais préféré te traquer toute ma vie plutôt que de te retrouver ici. À salir ta propre mémoire.  »

Ses bras se croisèrent sur sa poitrine, par dessus son chemisier blanc, et l'une de ses jambes se relâchait. Elle avait l'attitude d'un parent qui grondait un enfant, reproduisant naturellement quelques-uns des schémas de leur jeunesse.

Ses bottes cavalières remontaient jusqu'à ses genoux, recouvrant son pantalon serré. Un peu plus haut, une plaque de cuisse fine et discrète renfermait sa baguette, accessible à tout moment s'il décidait de l'attaquer.

Car cette fois, elle n'hésiterait pas.

« Parmi tous les endroits où tu aurais pu te cacher sur la planète, il a fallu que tu viennes ici. Pourquoi, hein ?  »

Son visage s'était naturellement levé vers lui lorsqu'elle avait posé la question, ses yeux verts et jaunes étincelant encore dans la lumière du jour qui prenait fin.

« Tu n’aurais jamais dû. Tu sais comment ça va se terminer. » Une pause. Elle le savait aussi. « Si au moins t’avais suivi les règles. Pourquoi t'as arrêté de pointer ?  »

Toujours à sa place, Eugène à la sienne, elle sentait ses poings se serrer, tiraillée entre ses propres émotions. Mais surtout, elle était guidée par toute la haine qu'il lui inspirait désormais.

Parce qu'il était passé du mauvais côté.

Parce qu'elle détestait ce qu'il était devenu.

« Idiota », finit-elle par lâcher pour elle-même, les dents serrées.

Il aurait fallu qu'elle ne le retrouve jamais.

Ce ne fut que lorsqu’il pivota complètement vers elle que Yara eu l’occasion observer plus en détail ce visage qu’elle connaissait pourtant déjà par cœur.

Elle ne flancha pas pour autant.

Voilà bien longtemps qu'elle ne flanchait plus.

Mais son sens de l'observation ne pouvait manquer que quelque chose avait changé, chez Eugène. Outre ses traits plus tirés, profondément marqués, il semblait qu’il avait maigri alors que son corps paraissait beaucoup plus fort qu’avant, peut-être même plus grand. Il n’y avait aucun doute à nourrir quant au fait que celui qu’elle avait connu était bel et bien parti. Que c’était la bête qui avait pris le dessus. Ce gène sanguinaire qui avait décuplé ses sens, renforcé sa musculature, dévoré ce qu’il était.

Cette simple idée suffit à lui faire détourner le regard.

Pourtant, ses yeux qui l'observaient, bien qu’un peu plus cernés que dans ses souvenirs, gardaient toujours cette même lueur qu’elle leur avait connue. Une partie de Yara refusait de voir celui qu'elle avait considéré comme son meilleur ami, quand l'autre s'obstinait à faire apparaître, devant elle, de brefs épisodes d'une vie qui n'était plus d'actualité. Mais la chasseuse refusait toujours de laisser ses émotions prendre le dessus.

Parce qu’elle n’en avait plus.

Même si elle voyait très clair dans son jeu.

Même s'il essayait de la toucher.

« C’est du passé.  »

Les sessions de révision, ou même les instants partagés sur ces rochers appartenaient désormais à une autre époque, à l'image de ces fragments de temps où ils avaient échangé des rires, assis côte à côte sur l'une des nombreuses marches de Poudlard.

Un âge révolu. Tout cela était terminé. Yara ne voulait pas se replonger dans ces mémoires obscures et désuètes alors que le lycan qui lui faisait face mettait justement le doigt sur quelque vérité.

D’où elle était, la Brésilienne ne voyait pas que ses dents s'allongeaient. Et pourtant, cette voix rageuse qu’il utilisait ne laissait pas de place au doute. Le lycan en lui se réveillait.

Et c'était précisément là qu'elle pouvait attaquer sans craindre de se faire berner. Si le loup apparaissait à l'intérieur de lui, elle n'aurait aucun scrupule à s'en défaire. Comme la méduse qu’elle était, la proie insinuée dans des filets, elle n’avait plus qu’à piquer et à empoisonner.

« Je n’ai pas cherché à te retrouver c'est vrai. Parce que t’es mort le jour où t’es devenu un des leurs. Et parce que t’as agi comme tel. Comme un mort. Donc ça tombait bien. L’un dans l’autre, on était plutôt raccord, finalement. »

Le pire morceau d'elle s'éveillait à mesure que le loup en lui se révélait. Yara avait un don pour faire sortir les âmes les plus tranquilles de leur sommeil, en ravivant toute la douleur de leurs faiblesses. Attaquer était encore la meilleure défense lorsque la seule ancre capable de la faire couler n'avait de cesse de l'attirer dans les tréfonds de l'océan.

Eugène était cette ancre. Il était celui qui connaissait ses bons côtés comme la pire facette de son visage. Celui qui tenterait de la ramener coûte que coûte, surtout si, dans le même temps, il pouvait sauver sa peau.

Alors oui, elle préférait encore attaquer. Frontalement.

« Pitié ? Mais qu’est ce que tu crois ? Que je suis revenue par pur plaisir de parlementer avec toi ? Par nostalgie ? Pour regarder le coucher de soleil ? Qu'est-ce que tu croyais, hein ? Que tes jolis mots allaient tout changer ?  »

Les questions qui venaient d'être posées n'attendaient aucune réponse parce que Yara les avait déjà en sa possession.

Le jour où il était devenu un loup, il avait cessé d'exister à ces yeux. Du moins, c'était ce qu'elle était en train de s'obstiner à répéter pour se faire entendre dans le chaos de son esprit.

« S'il y en a un de nous qui doit partir ici, ce n'est certainement pas moi. Parce que je ne suis pas venue pour t’arrêter.  »

Ses mots se contredisaient, et pourtant, rien de ce qu'elle avait déclaré jusqu'ici n'avait plus de sens que ce qu'elle s'apprêtait à lui annoncer.

Yara avait eu un meilleur ami, avant, en Amérique du Sud. Il avait tué ses parents puis mordu chacun de ses amis pour les rallier à sa cause. Il l'aurait probablement tuée, elle aussi, s'il avait pu. Il retenterait probablement sa chance sans même sourciller, le jour où elle poserait un pied au Brésil.

Laisser Eugène en vie n'était même pas une possibilité.

L'histoire ne pouvait être amenée à se répéter.

Voilà pourquoi Eugène était un imbécile.

Parce qu'en venant ici, à Tinworth, pour renouer avec son passé, il avait aussi signé son arrêt de mort.

« Je suis venue pour te tuer. »

D’abord, il avait tenté de la culpabiliser. Comme si elle avait été présente le dernier jour et qu’elle n’avait rien fait, ou comme si son absence avait causé la transformation d’Eugène en cette chose qu’elle détestait par-dessus tout.

Dans un sens, il avait raison. Yara aurait dû être là pour le protéger. Si elle avait été plus efficace, plus rapide, plus meurtrière, plus vivace, les lycans d’Europe n’auraient plus été une menace pour quiconque, pas même pour son meilleur ami. Mais le destin avait semble-t-il décidé pour eux de l’avenir de leur amitié. Et la pièce n’était pas retombée du bon côté. Mais les regrets étaient une perte de temps et d’énergie quand il n’y avait de toute façon plus rien à faire pour changer le passé.

Face à ce constat, la Brésilienne aurait pu se mettre à pleurer. Déballer ses regrets. Lui avouer tout ce qu’elle ressentait. Prendre sur elle tout le poids de cet échec. Mais au lieu de ça, elle n’avait qu’une chose en tête, la même qui lui permettait de respirer depuis que ses parents lui avaient été arrachés.

Se venger.

« Qui t’a mordu ? Donne moi un nom. Une description. Quelque chose.  »

Lorsque l’on s’attardait sur son visage, il était impossible de dire si Yara était touchée par le discours de celui qui lui faisait face, tant son regard se fait dur et pénétrant.

En arrière plan, ce paysage qui lui rappelait tant de souvenirs et, quelque part dans l’air qu’elle respirait, ces rires qui résonnaient jusque dans sa poitrine, auraient probablement pu finir par la faire flancher. Mais une simple mise au point suffisait à la rebasculer sur celui qui était au premier plan de sa vie depuis si longtemps. Il y avait de la culpabilité et beaucoup de tristesse, mais beaucoup trop profondément enfouie pour qu’elle puisse ressortir aujourd’hui par des mots ou même des actions.

Et puis, ce serait faillir à sa mission.

« Parce que tu vas me faire croire que tu vas accepter de me suivre bien sagement alors que tu t’es planqué pendant toute ces années ? Je prends juste les devants. Tu es un imbécile, mais tu ne vas quand même pas te donner aussi facilement. Ta famille compte sur toi. Et je les connais. Tu ne veux pas que j’aille leur rendre visite. Tu veilleras à ce que ça n’arrive jamais. »

La traque était ce qui l’exaltait, encore plus que la capture ou que l’idée de pouvoir ôter la vie à ceux qui le méritaient. Plus la chasse était longue, plus Yara exultait.

Il était trop facile de suivre ceux qui s’étaient soumis, ou ceux qui ne savaient pas se cacher. Non, ceux qu’elle préférait, c’était ceux qui lui résistaient.

À travers ses mots, une seule volonté : secouer Eugène pour qu’il lui donne encore plus de fil à retordre. Et, inconsciemment aussi, pour réveiller son instinct de survie.

Car il existait, ce morceau d’elle qui voulait encore sauver son ami. Elle existait, cette pièce du puzzle qui lui avait été retirée quand sa famille lui avait été arrachée.

Encore fallait-il la trouver. Et avant cela, se décider à la chercher.

« Arrête ça.  »

Par réflexe, elle avait attrapé sa baguette, plus menaçante que jamais alors qu’il s’était rapproché d’elle. C’était comme ça qu’elle se défendait quand quelqu’un s’attaquait à son cœur ; par la riposte. Parce qu’elle était là sa vraie faiblesse, et Eugène le savait bien.

Mais elle ne percevait dans cette vaine tentative de la toucher rien d’autre que de la manipulation comme tous les lycans aimaient s’y adonner quand ils comprenaient que leur fin était proche.

Mais Eugène n’était pas n’importe quel lycan. Et ça rendait tout beaucoup plus compliqué.

« Tais-toi. Tu ne sais rien du tout, absolument rien. Et encore moins ce que je ressens quand je te regarde.  »

En relevant sa baguette, elle vit les larmes qui coulaient sur son visage alors que les siennes se refusaient à se montrer depuis si longtemps. Rien que pour ça, elle l’enviait.

Elle qui ne savait même plus pleurer devant son meilleur ami.

Elle qui s’apprêtait à lui ôter la vie.

Elle qui n’était bonne qu’à haïr ce qu’il était.

À force d’exercer son métier, Yara croyait détenir le pouvoir de décider de ceux qui méritaient leur place dans ce monde et de ceux qui, au contraire, avaient perdu leur droit d’essayer de prouver qu’ils en étaient dignes.

Mais avec Eugène, elle n’obtenait aucune réponse lorsqu’elle sondait son propre esprit. Elle ne décidait rien. Elle hésitait.

« Donne-moi une seule bonne raison.  »