Mourir vieux avec toi. (Yara)

La rumeur s'était répandue dans les esprits comme une traînée de poudre. Telle une rivière tumultueuse qui s'écoulait tranquillement à travers les prairies fertiles de l'imagination, mais qu'aucune digue n'aurait jamais pu réfréner aussi robuste soit-elle. À la manière de l'eau qui s'infiltrait dans les sols meubles pour creuser un lit plus profond, la rumeur avait fait son propre chemin dans la conscience collective, s'insinuant dans les esprits crédules et enflammant peu à peu leur curiosité, y compris les plus malsaines.

Et comme après une pluie torrentielle, la rumeur n'avait cessé de grandir, engloutissant à son passage la liberté de penser de la communauté, ne laissant dans son sillage que la peur et la panique sur les visages.

Un loup solitaire rodait près de Poudlard.

Précisément là où les précieux chérubins de ces très chers sorciers étudiaient, enfermés comme des proies prêtes à consommer dans leurs cages dorées. Malgré l'affront de la directrice de la très réputée école de sorcellerie écossaise, il s'agissait là d'une limite avec laquelle le Ministre ne pouvait pas flirter. Les directives étaient claires, précises, sans appel.

Supprimer le risque.

Mettre fin à l'offense.

Effacer l'outrage.

Tous les coups étaient permis quand il s'agissait de l'avenir d'une nation.

Même la mort pouvait être de la partie.

Yara n'avait été nullement étonnée en recevant cette note ministérielle, quelques jours plus tôt, signé de la main d'Adair Dunn en personne. L'idée qu'un lycan puisse s'infiltrer dans une école fermée de l'intérieur était un songe auquel il ne pouvait se résoudre, au-delà de constituer une occasion en or pour lui permettre d'affirmer encore davantage son discours sécuritaire, s'il n'était pas encore assez clair.

Son gouvernement ne pouvait souffrir d'aucune défaite, d'aucune menace.

Et puis, Yara était faite et payée pour ça. Au fond, elle non plus ne pouvait se résoudre à laisser le danger courir aussi près de ce lieu qui l'avait accueillie, bien que toujours très maladroitement.

Les événements du Brésil, même déroulés des années plus tôt, trouvaient tout leur écho dans cette situation qui s'actait au présent. Cette simple notion suffisait à faire apparaître les instincts les plus primaires de la chasseuse, elle qui s'était juré depuis le premier jour de son arrivée en Europe que l'histoire ne se répèterait jamais. Qu'elle ne le permettrait pas. Les lycans n'avaient pas leur place à Poudlard. Ils ne l'auraient jamais. Et ailleurs non plus.

Car c'était bien en s'insinuant à Castelobruxo que les loups avaient peu à peu réussi à se constituer une armée, en Amérique du Sud. C'était là-bas que tout avait commencé, dans une université où la nature régnait en maîtresse, où tous les sorciers étaient acceptés, sans distinction de leur couleur de peau, sans nulle attention portée à leur sang. Et pourtant.

Si le Gouvernement britannique voyait en cette rumeur une occasion parfaite pour porter sa voix dans toutes les sphères de la société, Yara, elle, ne saurait endurer aucun échec.

Pourtant, elle restait prudente, veillant à ses arrières. Consciente plus que jamais que toute rumeur pouvait tout aussi bien devenir un simple bruit dans une horde de mensonges. Un tumulte aussi assourdissant pouvait s'avérer un simple leurre. Mais sa détermination n'avait d'égal que sa tenacité.

Si la vie lui avait donné une deuxième chance, ne laissant dans son dos que la douleur d'une cicatrice qui n'avait jamais vraiment guéri, elle lui avait surtout concédé un but, un objectif. Un dessein. Celui même pour lequel elle s'entrainait et travaillait, nuit et jour, sans jamais s'accorder le luxe de dormir.

Je serai satisfaite quand vous serez tous morts ou enfermés, Glenn.

Ce furent les derniers mots qui avaient pénétré son esprit avant qu'elle ne transplane, en plein cœur du village sorcier de Pré-au-Lard.

Les derniers mots avant le chaos.

•••

À peine les talons de ses bottes cavalières en cuir eurent-ils le temps de résonner sur les vieux pavés des rues de Pré-au-Lard que les sortilèges fusaient déjà devant ses yeux.

Son transplanage avait beau être léger et silencieux comme à l'accoutumée, l'arrivée de Yara sur les lieux était loin d'être passée inaperçue. Sans aucun doute était-elle attendue. Probablement la rumeur était-elle infondée.

Un piège. Voilà ce dont il s'agissait.

Comment expliquer sinon qu'un lycan solitaire puisse, à lui seul, être à l'origine d'autant de rayons lumineux qui se dirigeaient droit vers son cœur ?

Et comment expliquer pour autant qu'aucun ne l'atteigne là où ils étaient censés arriver ?

D'abord, il y avait cet instinct qu'elle avait appris à dompter avec les années. Aucune place n'avait été laissée à l'effet de surprise ; une aura salvatrice avait rapidement grandi autour d'elle comme un bouclier qu'elle ne cessait de réactiver, au fur-et-à-mesure du combat qui s'était lancé. Sans oublier ces énormes blocs de pierre, qu'elle soulevait avec une facilité déconcertante, pour les positionner en guise d'épais remparts pour stopper le gros des attaques.

L'autre explication, c'était cette présence familière et cette voix qu'elle n'avait pas eu besoin d'étudier plus que ça pour la reconnaître.

@Eugène Fogg avait le don de se trouver précisément là où il ne devait pas être, et si Yara n'avait pas été occupée à tenter de mettre hors d'état de nuire ses assaillants, probablement l'aurait-elle déjà insulté en portugais.

Et puis, plus rien. Les vestiges d'un bâtiment effondré, un éclat de lumière en direction d'un ennemi qui disparaissait, et le silence reprit subitement sa place au milieu de leurs respirations saccadées. Les hurlements avaient cessé, et avant même qu'elle ne prenne le temps de respirer, Eugène, en sang était déjà dans ses pattes, lui rappelant avec douleur les derniers mots qu'il avait prononcés à Tinworth avant de s'évanouir à nouveau dans la nature sans qu'elle ne saisisse l'occasion, pourtant trop belle, de le tuer. Elle l'écouta à nouveau parler sans rien dire, comme dans le reflet d'un miroir repassant leur dernier échange, se contentant de lui adresser un regard glacial dont elle avait le secret.

Visiblement pas assez froid pour lui couper l'envie de la toucher.

D'un geste vif, Yara attrapa cette main aventureuse, approuvant silencieusement ses mots, avant de transplaner un peu plus haut dans le village, dans un bosquet en hauteur, bien après le cours d'eau qui entourait les maisons en périphérie.

« C'était quoi ça ? », demanda-t-elle avec un faux calme juste après avoir lâché son bras, mettant dès que possible autant de distance qu'elle le pouvait avec Eugène, sans en mettre trop pour éviter de se faire repérer. « C'était quoi, ça ? », répéta-t-elle avec des mots plus hachés et une voix plus forte, témoins de la colère qui la gagnait petit à petit. « D'abord ces inepties à Tinworth, et maintenant ça ? C'était ta façon de prouver ton amour ? T'entourer de nouveaux amis qui voulaient me tuer ? Décidément, tu sais plus quoi inventer, on dirait. Dans quel bourbier tu t'es mis, hein ? Tu vas m'expliquer ou bien tu vas te contenter de disparaître encore une fois ? C'est ta grande spécialité, ça ! »

Sans doute encore sous le joug du shot d'adrénaline qu'elle venait de consommer, les yeux de Yara pétillaient par-dessus leur noirceur sans équivoque.

Une lueur nouvelle qui s'était emparée d'elle lorsqu'elle avait pris conscience de la présence d'Eugène dans cet assaut, teintée d'un mélange de déception et de dépit à l'idée qu'il ait pu participer à cette attaque. Sans oublier une touche d'effroi.

Était-ce à l'idée de le perdre ou bien de le voir mourir sous les mains d'un autre ?

L'immobilité de son visage, marqué par des cicatrices d'un autre temps, ne présageait jamais rien de bon. Les yeux rivés sur le sol alors que tout éclat semblait s'en être définitivement évanoui, Yara adopta la même stratégie que lorsqu'elle s'était retrouvée devant @Glenn Yard et qu'il avait tenté, probablement en toute connaissance de cause, de la faire sortir de ce mutisme qui la caractérisait.

Chaque respiration était forcée pour tenter de l'aider à digérer les nouvelles qu'Eugène lui lançait en mettant de côté tout effort de précaution ou contextualisation. Sa voix s'éleva finalement, dans un calme olympien qui était toujours un mauvais présage :

« Tu as rejoint quoi ? »

Yara avait besoin de lui faire répéter, même si son audition était excellente. Il était impensable que quelqu'un comme Eugène, un ami de longue date, quelqu'un qu'elle estimait profondément avant de le savoir changé, ait pu prendre une décision aussi dénuée de raison et de sens logique. Non content de lui avoir avoué qu'il était devenu un lycan et qu'il avait cessé en toute impunité de se déclarer, il se jetait une nouvelle fois dans la gueule du loup en admettant avoir rejoint les rangs d'une organisation criminelle répudié par le Ministère, dont elle faisait partie.

« Tu as raison. Je vais arrêter de te regarder. » Pourtant, ses yeux continuèrent de le toiser, dans une froideur profonde qui aurait pu le geler sur place tant il exprimait la haine et la colère qu'elle ne pouvait faire exploser devant lui. « Comment une seule personne peut-elle faire autant de mauvais choix ? »

Ses lèvres tremblaient alors que ses mots continuaient de résonner en elle comme un marteau sur une enclume. Bam. « La Meute ». Bam. « Eugène ». Bam. « Ce que tu es devenue. » Bam. « Je pensais ce que j'ai dit. » Autant de non-sens qui la transperçaient comme des flèches d'argent dans sa poitrine. Par pudeur, elle se tournait, sentant qu'elle était sur le point de sortir de son mutisme, de laisser déborder tout ce qui était contenu en elle depuis toutes ces années.

« "Quand tu vois ce que je suis devenue" ? Mais si t'étais pas parti en premier lieu, il y a des années, si tu m'avais pas laissée, si t'avais pas toi-même fait une croix sur notre amitié, en décidant pour nous deux alors qu'en vérité tu as fait selon ce qui était le mieux pour toi... T'aurais pu voir avant. T'aurais su. » Les dents serrées, elle lui tournait toujours le dos en gardant ses yeux rivés vers le ciel qui les surplombait. Ses traits se tendaient un peu plus à mesure que le poison de ses mots progressait dans sa gorge, remontant lentement jusqu'à sa bouche. « T'as laissé passer ta chance le jour où t'as pris ta première mauvaise décision. T'enfuir. De là, les autres se sont enchaînées. »

Dans ses paroles, une pointe de ressentiment qui présageait que sa rancune ne lui permettrait jamais de le pardonner. Yara avait cessé d'être un cœur tendre le premier jour où on l'avait trahie, se promettant de n'en plus jamais laisser l'occasion à quiconque. Même pas celui qu'elle avait toujours considéré comme son meilleur ami. Puisqu'il avait fini par la trahir, lui aussi. choisissant de son plein gré de disparaître du jour au lendemain, sans laisser aucune trace.

Mais à mesure qu'elle lui parlait, elle réalisait la teneur de ses aveux. Il avait intégré les rangs de la Meute, probablement assez longtemps pour lui donner des noms et des informations. Yara s'en tiendrait à ce maigre fil qui tenait à peine pour justifier qu'il soit encore en vie, là, juste devant ses yeux. Alors qu'en vérité, c'était son indécision, le véritable facteur bloquant.

« Tu peux pas m'aider », dit-elle en laissant tout à coup les larmes monter sous l'effet de ce conflit intérieur qui la tuait à petits feux. D'un seul mouvement vif, elle se retournait vers lui, ses cheveux fouettant l'air alors que ses yeux s'embuaient peu à peu, troublant son champ de vision. « Tu peux pas m'aider parce que t'es devenu l'un des leurs, et preuve en est encore aujourd'hui, quand t'as décidé de rejoindre les plus dangereux de tous, ceux contre qui je me bats chaque jour qui se lève au-dessus de ma tête. Tu peux pas m'aider parce que tu me rends faible et que tu devrais déjà être enfermé ou mort, Eugène. »

Sans même qu'elle ne s'en rende compte, sa baguette était braquée sur lui au bout de ce bras tendu qui n'avait besoin que d'un seul mouvement pour décider des suites de cette entrevue.

Les chasseurs n'étaient pas réputés pour leur grande diplomatie ni pour leur finesse, encore moins pour leur courtoisie. Des années de course-poursuite et de traque avaient finalement eu raison du peu de subtilité qui restait à Yara. Elle qui ne mâchait déjà pas ses mots par le passé ne se restreignait plus en rien quand il s'agissait de dire ce qu'elle pensait réellement. @Eurion Cynfeirdd témoignerait aisément qu'elle n'était pas de celles qui avaient sa langue dans sa poche. Si Eugène ne s'était pas encore fait à cette idée, probablement allait-il devoir l'accepter, d'autant qu'ils étaient tous les deux assez rapidement passés du statut d'amis à ennemis. Ce cap pouvait être franchi très rapidement en société. Une fraction de seconde suffisait à Yara. Sans aucun remord.

Pourtant, alors que ses larmes disparaissaient dans la noirceur de ses yeux, la Brésilienne accepta en silence d'écouter ce qu'Eugène avait à lui dire. Rarement son degré de patience était-il assez élevé pour ce genre de choses, mais il fallait croire que le retour d'Eugène dans sa vie et sa tendance à la surprendre pouvait changer la donne.

« J'imagine que tu attends que je te remercie ? Parce que ça ne viendra pas. La flamme de notre amitié comme tu dis s'est éteinte le jour où t'es parti, définitivement. Rien de ce que tu diras n'y changera jamais rien, Eugène. Tu as tout gâché et tu le sais sinon tu serais pas là à essayer de te racheter une conduite. J'ai changé, tu l'as dit. Je ne pardonne plus. Une erreur est une erreur et les tiennes pourraient participer à un défilé tellement elles sont nombreuses. »

Son visage fermé ne laissait bien entendu transparaître aucune trace de surprise ou d'étonnement. Même quand il avait attrapé son bras avec la douceur qui le caractérisait. Même quand il lui avait annoncé de but en blanc chercher un remède à la lycanthropie. Le poids de son corps avait simplement basculé sur son autre jambe suite à cette déclaration. Mais elle n'avait pas pris pas la peine de s'arracher à cette étreinte bien que ce contact lui soit hautement insupportable. La simple vue d'Eugène dans sa condition lui était tout aussi intolérable.

« Si un remède existait, ça se saurait déjà. »

Probablement serait-elle d'ailleurs l'une des premières au courant, parcourant le Brésil et l'Europe pour l'administrer à tous les lycans qu'elle croiserait, consentant ou non. Peut-être même ferait-elle le tour des laboratoires pour contribuer à sa confection. Yara prenait un malin plaisir à éliminer ceux qu'elle considérait comme une menace, mais aucune solution n'aurait été meilleure que de pouvoir rendre leur existence à ceux qui l'avaient perdue au préalable.

L'espace d'un instant, le visage de Leandro traversa son esprit. Prendrait-elle la peine de guérir quelqu'un comme lui, si elle en avait l'occasion ? Ou bien saisirait-elle la moindre opportunité de planter sa dague d'argent dans le fruit pourri qui servait de cœur à celui qui l'avait trahie en lui retirant ses parents ? Voilà une problématique à laquelle elle était tout bonnement incapable de répondre sur le moment.

La même question se posait pour Eugène, dont le départ avait finit de la transformer en ce monstre dénué de sentiment qu'elle était devenue, aujourd'hui. Mais là encore, aucune réponse ne venait.

Était-il réellement nécessaire de s'interroger dès lors qu'aucune alternative tangible n'existait ?

« Tu me prends pour une demeurée ? T'as rien rejoint du tout, hein ? Mais t'as essayé, c'est suffisant. Sinon t'aurais pas été à Pré-au-Lard au milieu de ces... » Sa phrase plana dans l'air un instant alors qu'aucun mot ne paraissait assez fort pour qualifier ceux qui se croyaient au-dessus des sorciers, au-dessus de leur lois. Ceux qui semblaient s'évertuer à répéter l'histoire dans leur propre pays. « Et si ça avait été un autre chasseur à ma place, tu serais probablement déjà reparti avec eux », termina-t-elle, implacable.

La silhouette de la chasseuse s'apprêtait à faire demi-tour et lui demander ce qu'il savait sur La Meute quand, du coin de l’œil, elle aperçut Eugène chercher quelque chose dans ses affaires. Sa baguette toujours solidement tenue entre ses doigts, Yara resserra encore son étreinte autour du pommeau, s'imaginant sans aucune difficulté qu'il pouvait l'attaquer alors qu'elle aurait le dos tourné. Après tout, ça ne l'avait pas gêné, par le passé, de disparaître sans laisser de trace et sans prendre la peine de l'affronter.

Ses yeux se perdirent sur la photo qu'il lui tendait et elle lui arracha sauvagement des mains alors qu'elle n'attendait qu'une bonne occasion de la récupérer auprès de @Glenn Yard qui l'avait inconsciemment conviée. Ou peut-être au contraire savait-il exactement ce qu'il faisait. Était-ce un nouveau piège dans lequel il tentait de la faire basculer ?

« Où t'as trouvé ça ? », demanda-t-elle d'une voix volontairement accusatrice, réalisant qu'il pouvait être l'un des lycans que l'ancien Serpentard protégeait. « Et qu'est-ce que... » D'un autre mouvement vif, elle se saisit du calepin qui avait protégé le sourire de ses parents. Le dernier souvenir qu'il lui restait. Les pages se tournaient sans s'arrêter alors que ses yeux avaient remarqué quelque chose. Son propre portrait se révéla alors, plongeant la chasseuse dans un état de perplexité. Son regard s'obscurcissait en se braquant vers l'auteur de l'esquisse alors qu'elle lui montrait le contenu du carnet, dans une position qui montrait clairement qu'elle attendait une explication.

« Sinon quoi ? »

Armée d'un sourire transpirant de fausseté, elle n’attendait que ça. Qu’il l’attaque. Pour saisir au vol ses plus grandes faiblesses, en abuser et s’en délecter. L’objectif était simple. Le blesser, lui faire mal, et ne pas se contenter du physique, non. Elle le toucherait là où les plaies ne guérissaient jamais même avec le temps. Là où les lésions ne cicatrisaient jamais vraiment.

Aussi fort que Yara voulait le voir mort, elle flottait encore dans l’inconscience que le jour venu, il lui serait tout bonnement impossible de le tuer. Parce qu’il restait tout au fond d’elle des bribes de passé et de souvenirs qui l’empêcheraient de passer à l’acte quand il le faudrait.

Impossible de résister à l’envie de faire sortir les autres de leur gonds. Impossible d’être simplement quelqu’un de bien avec l’envie profonde de faire une bonne action. Fut un temps où Yara n’était guidée que par le plaisir d’offrir sans jamais s’embarrasser de la joie de recevoir. Fut un temps où elle était désintéressée, où elle faisait ce qu’il fallait par pure volonté de voir les gens heureux autour d’elle, pour le simple délice de voir un sourire naître sur un visage. Un seul homme en Europe l’avait connue comme ça, même de loin. C’était Scott. Et depuis… depuis c’était fini. Avec lui, avec Eugène, avec tous ceux qu’elle avait pu qualifier d’amis. Ne restait qu’Eurion pour braver les tempêtes qu’elle créait sur son passage. Chasseur qu’il était, il avait la patience, le goût du risque. Il lui ressemblait.

Elle n’écoutait plus. Il aurait beau dire ce qu’elle voulait, ce carnet était la porte ouverte vers des contrées inexplorées : ses plus grands regrets, ses meilleurs moments, ses douleurs ancrées. Yara ne lui rendrait pas son carnet. Même si les propos d’Eugène étaient vrais. Même si elle avait plus de sang sur les mains que n’importe quel autre chasseur de son département, pour la simple et bonne raison qu’elle n’avait jamais hésité à tuer. Jusqu’à Glenn. Jusqu’à Eugène. Jusqu’à ce que son passé refasse surface sans avoir pris la peine de la prévenir au préalable.

« Vous portez le nom de lycan et sans vous les chasseurs n’auraient pas besoin d’exister. »

En vérité, les chasseurs trouveraient toujours d’autres créatures à chasser. Mais pas Yara. Le jour où les lycans disparaissaient, elle pourrait profiter d’une retraite bien méritée, peut-être même envisager un retour dans son pays natal dont chaque couleur lui manquait. Son regard s’égara un instant sur la photo toujours dans ses mains. Ce bleu aux milles nuances dans un ciel si haut, des lagunes si profondes. Quant au bonheur qui suintait de ce cliché, les teintes en étaient devenues indescriptibles aujourd’hui.

Eugène, lui, poursuivait son discours d’un autre temps. Révolu, à présent. Fait de déclarations manquées et de souvenirs déchus. Yara le rejoignait sur un point néanmoins. C’était trop tard. Trop tard pour récupérer son carnet alors qu’il se cachait derrière les flammes d’un Protego Diabolica excellemment lancé. Trop tard pour la récupérer alors qu’elle l’avait laissé quand elle aurait probablement pu… Non, c’était inutile d’y penser. Il avait été mordu puis il avait disparu. L’affaire était conclue. À ses yeux, personne d’autre qu’un coupable, même si le passé lui revenait par morceaux à chaque fois qu’elle le regardait. Dans une autre vie, peut-être aurait-elle pu être heureuse avec lui. Peut-être. Dans une autre vie.

« Oublie-moi. »

Il était préférable qu’il vide son cœur, noyé, submergé même de toutes ces larmes qu’elle avait perdu depuis la mort de ses parents. Qui avaient failli s’échapper pourtant, un peu plus tôt, sans jamais se résoudre à couler.

Et alors qu’elle braquait sa baguette vers lui dans une ultime volonté de mettre fin à des recherches dans lesquelles il envisageait à peine de se lancer, la chasseuse entendit des sons rapprochés qui ne trompaient pas. Des inconnus qui transplanaient. Des collègues, pour certains. Des ennemis, pour la plupart. Et Eugène qui était toujours de l’autre côté de ces flammes. D’un geste rapide, elle fit disparaître le carnet et la photo pour les mettre en sécurité.

Pour ce qui était de la suite, elle se contenta simplement d'appuyer sur le bouton qui déclenchait son instinct, effaçant dans le même temps toute trace de sentiment — dans l'optique où ils avaient pu exister jusqu'ici. Les sortilèges jaillissaient de toute part, se parant de couleurs vives alors qu'ils fusaient joyeusement vers leurs cibles respectives.

Yara, elle, n'était concentrée que sur un seul objectif. Réduire à néant ceux qui avaient tenté de la coincer. Un Săgitae Argentum murmuré dans le brouhaha de la confusion qui régnait fit apparaître derrière elle une flopée de flèches d'argent qui n'attendait qu'un mouvement pour fendre l'air. Il lui suffit d'abaisser sa baguette pour les inciter à venir percuter de plein fouet un loup de la meute qui se tordait bientôt de douleur sur le sol alors qu'elle n'hésitait pas à lui piétiner dessus pour poursuivre le combat.

Autour de Yara, le chaos se répandait comme une traînée de poudre. Et si elle avait eu l'impression de fermer son esprit à double tour contre toute forme de distraction, elle ne put s'empêcher de jeter un œil vers Eugène, consciente malgré elle du piètre duelliste qu'il était, déjà à Poudlard. Droit devant, à l'opposé d'elle, un sorcier armé qui braquait sa baguette droit vers lui, sans que son esprit concentré ne puisse réellement percevoir de qui il s'agissait. Sans trop comprendre ce qui la guida alors, s'il s'agissait d'instinct ou d'une peur muette, Yara transplana par à-coups, oubliant jusqu'à ces flammes bleues que son corps surpassa sans aucune difficulté, lui permettant de rejoindre Eugène. Grâce à son Protego Totalum qu'elle n'eut même pas besoin de formuler, le sortilège de l'individu ricocha contre ce dôme qui les abritait. Trébuchant en arrière sous la force du rayon de magie, ce fut Eugène qui la rattrapa alors qu'elle se retournait vers lui, s'extirpant au plus vite de cette courte étreinte impossible à accepter.

« Lâche-moi. »

Mais il ne la tenait pas. Il ne l'avait jamais tenue.

Il avait suffit d'une seconde d'inattention.

Yara fut percutée de plein fouet par un Diffindo qui vint trancher son dos, presque en une superposition parfaite de cette cicatrice qui n'avait jamais complètement guéri. Le Protego Diabolica d'Eugène le protégeait des ennemis. Pas de leurs attaques. Et son Protego Totalum à elle s'était effacé lorsqu'elle s'était retourné vers lui. Pour lui demander de la lâcher, alors qu'il ne la tenait même pas.

Aucun cri de douleur ne résonna avant que ses genoux ne viennent rencontrer le sol terreux dans un bruit sourd. Seul son visage fermé trahissait la douleur qui l'assaillait alors qu'elle sentait le sang couler dans son dos découpé de part et d'autre. Une seule plaie qui semblait s'élargir à chaque mouvement qu'elle faisait. Ses yeux s'étaient fermés quand ses mains se posèrent au sol.

« Dégage d'ici », lui glissa-t-elle assez discrètement pour qu'il l'entende sans que les autres ne perçoivent le son de sa voix. « Si quelqu'un doit te tuer, ce sera moi. »

Elle ne s'embarrassa pas d'un dernier regard à Eugène avant de transplaner. Son esprit rageur lui hurlait de continuer, mais son corps, dans toute sa détresse, suppliait qu'elle s'en aille.

À quelques mètres de là, le lycan de la Meute qu'elle avait eu le temps de viser rendait son dernier souffle.

Un de moins. Yara s'était effacée.