Sa vie était un putain de film hollywoodien.
Juliet rentre dans sa voiture précipitamment, enroulée dans son trench-coat, des larmes lui brûlant furieusement les yeux. La portière claquée fait taire le mugissement du vent, la rumeur de la rue agitée, le grondement des pneus sur l’asphalte ; le silence est assourdissant, l’air immobile. Elle a du mal à respirer. Sa main trouve l’emplacement de son cœur et plante ses ongles dans sa poitrine, elle sent ses battements sourds qui font vibrer sa cage thoracique. Elle a le regard hagard, qui ne voie rien, ne se pose sur rien. Elle ne voit pas le tableau de bord de sa voiture, son volant, le pare-brise, les gens courbés contre les rafales sur les trottoirs, les immeubles bordant la rue, le ciel plombé.
Il n’y a que ces images, qui passent en boucle dans sa tête, qui se répètent à l’envi, jusqu’à la nausée. La scène se rejoue, et peu à peu, elle se détache, et se voit, dans cette chambre, la main sur la poignée, les yeux rivés sur son lit king size, qu’ils avaient soigneusement choisi ensemble en s’y roulant au beau milieu du magasin, elle riant alors qu’il la parcourait de chatouilles, c’était ridicule, et ça se superposait à cette scène sans âme, si stéréotypée, si cliché, qu’elle avait du mal à y croire, sous le choc, et elle la voit remonter le drap sur sa poitrine dénudée, elle est échevelée et elle a l’air coupable, et elle le voit, lui, bafouiller quelque chose, lui dire qu’il peut tout expliquer, et elle se voit, elle, plantée sur le seuil, interdite, incapable d’y croire, et elle s’entend intérieurement ricaner, d’un ricanement vide, parce qu’elle ne sait pas comment réagir, et que c’est tellement… tellement… tellement
banal.
Elle se sent un peu insultée, qu’ils n’aient pas eu la décence de faire en sorte que ce soit plus croustillant, elle ne mérite quand même pas ce genre de révélation, voire même ce genre d’infidélité, pour qui la prenaient-ils ? Et c’est complètement irrationnel, mais elle devient irrationnelle, et elle les regarde fixement, sans réagir.
Puis sa main glisse de la poignée et retombe le long de son corps, elle se retourne et s’en va.
Quand la colère éclate, son visage est inondé de larmes qu’elle n’a pas senti couler. Tout à coup, elle est là, dans sa voiture, avec le monde qui a continué de tourner sans elle, ces gens qui ne la voient pas et ne voient rien d’autre que leur destination et ce vent qui les repousse, ces gens qui doivent râler parce qu’il fait un temps de merde et que la météo a annoncé une tempête pour la soirée, et qu’il faut qu’ils rentrent chez eux au plus vite parce que oui, ça souffle sévère, et elle, elle avait été de ces gens mais elle n’avait pas râlé, elle l’avait trouvé plutôt vivifiant ce vent, parce qu’il portait l’odeur d’une bonne soirée, non, d’une soirée exaltante, elle avait voulu faire la surprise à son mari de rentrer plus tôt, parce que cela faisait quelques temps que ses horaires n’étaient pas tendres avec eux, parce que son internat exigeait qu’elle soit présente à l’hôpital davantage que chez elle, mais elle avait tout fait pour qu’il ne se sente pas délaissé chaque fois qu’elle n’était pas de garde, elle avait tout fait, elle s’était consacrée à lui, parce qu’elle l’aimait, parce qu’elle l’aimait, parce qu’elle l’aimait.
«
Merde, merde, merde ! », hurle-t-elle en frappant son volant en rythme.
Ses larmes ont redoublé, et elle ne se souvient pas de la dernière fois qu’elle avait été dans cet état. Quand sa colère était fureur, qu’elle lui brûlait les tripes, qu’elle incendiait son ventre, qu’elle lui dévorait son cœur. Elle hurle encore, un long rugissement qui fait sursauter un passant, parce qu’elle y a mis tout son cœur, toute son âme. Elle hurle, elle vomit sa fureur. Son visage est luisant de larmes, sous le réverbère qui s’allume au-dessus de sa voiture, un flash dans la grisaille du ciel et de la ville, cette ville pleine d’immeubles gris aux fenêtres aveugles, aux néons froids et ces gens aux sourires factices. Ils avaient choisi de vivre du côté moldu de Londres pour l’anonymat qu’il offrait, là où les sorciers londoniens semblaient tous se connaître.
Peut-être qu’elle aurait pu être faite cocue avec plus d’originalité s’ils avaient dû se dissimuler du regard fouineur de leurs pairs. Peut-être qu’elle les aurait surpris autrement, ou qu’elle aurait pu se rendre compte qu’ils avaient mis en place nombre de stratagèmes pour la tromper, qu’ils avaient vraiment voulu se retrouver dans son dos.
Entre le Londres moldu où personne ne les connaissait et les reconnaissait, et ses horaires, ils n’avaient eu aucun mal à lui faire pousser des cornes.
Ne méritait-elle donc que ce scénario d’une simplicité outrageante ? Elle, Juliet Marshall, l’orpheline qui a tout réussi, méritait-elle d’être flouée avec une telle négligence ? Ses doigts s’avancent et trouvent le bouton de démarrage de sa voiture, et avant même qu’elle s’en rende vraiment compte, elle quitte sa place de parking si chèrement trouvée, et s’engage dans le dédale de Londres.
*
Teresa pose devant elle une tasse fumante et se penche pour lui embrasser le sommet de son crâne. Elle ne dit rien.
Juliet observe les volutes de fumée s’élever gracieusement, les bras croisés sur la nappe blanche. Elle est immobile sur sa chaise, ses longs cheveux égayés par les rafales retombant sur ses épaules en mèches folles, ses prunelles hantées perdues dans le vague. L’odeur du chocolat chaud convoque les souvenirs d’une enfance et d’une adolescence douce, pleine de chaleur, où elle trouvait des bras pour la bercer, la réconforter, la consoler ; lui remémore des joies et des peines, des portes qui claquent et d’autres qui s’ouvrent, des rires et des pleurs, des cris de joie et de colère, des sourires et des larmes ; lui rappelle
la vie.
D’ordinaire, elle éprouve de la gratitude à tous ces souvenirs.
Aujourd’hui, Juliet les envoie en enfer.
Teresa avance sa main, hésite, puis la pose doucement, avec délicatesse, sur la sienne. Les yeux de Juliet glisse vers ces doigts aux ongles impeccablement vernis, et les observent d’un air absent.
«
Ca v… »
«
Ne me dis pas que ça va aller, s’il te plaît. »
Son ton n’est pas abrupt, mais l’absence d’affect dans sa voix le rend froid. Sans brusquerie mais sans douceur, Juliet dégage sa main.
«
Je ne veux pas que ça aille. »
Juliet a toujours été une personne résiliente, qui s’est accommodée de son sort et a pris le parti de l’embellir pour ne pas le subir. Elle a rejeté toute la facilité pour suivre son ambition d’être plus que ce qu’on attendait d’elle, de ce qu’on attendait d’une
orpheline. Elle a tout fait. Elle a fait de son sentiment de solitude un compagnon de route qu’elle acceptait, elle a accepté son statut d’orpheline pour en faire une partie d’elle-même, elle s’est construite sur des fondations bancales en forgeant des étais qu’elle a transformé en charpente solide. Elle a voulu faire un exemple.
Juliet a tout fait pour ne pas devenir ce que la société s’attend d’un orphelin : au mieux une personne fade, dissimulée dans la masse, au pire une exilée en marge de la société, de la coke plein le nez et les petits boulots comme source de revenus.
Juliet a choisi d’être sur le devant de la scène plutôt que de se fondre dans les figurants, elle s’est battue bec et ongles pour être reconnue, pour faire partie des meilleurs, pour qu’on la voie, pour qu’on
ne l’oublie pas. A défaut de savoir pourquoi elle existait, elle a voulu exister dans l’œil des autres. Elle a voulu qu’on la voit elle, pas l’orpheline. Elle a voulu
transcendé l’orpheline. Elle a travaillé. Elle a eu les meilleurs résultats. Elle a mené. Elle a exalté. Elle a
existé.
Elle a fait de sa vie celle d’une héroïne de roman ou de film grand public. Elle est allée jusqu’à être nommée préfète de Poufsouffle, puis préfète-en-chef. Elle a ensuite réussi ses études, brillamment.
Elle est même allée jusqu’à se dégoter le parfait petit ami.
«
Tu m’as demandé pourquoi je faisais tout ça, tu te souviens ? »
Teresa hoche la tête, silencieuse.
«
J’étais tellement persuadée que ce que je faisais était ce qu’il fallait. »
Juliet ne parle pas, ce n’est pas dans son caractère. Teresa l’a souvent déploré. Aujourd’hui, Juliet est une coquille vide. Elle n’en a plus rien à foutre. Et de ses lèvres, s’échappent toutes ces choses qu’elle aurait pu dire, qu’elle aurait
dû dire, avant. Au lieu de foncer, avec la force surhumaine de ses convictions, parce qu’elle était terrifiée à l’idée de finir comme les orphelins de droit commun.
« Alors, que voulait l’hôpital ? »
« Ils m’ont donné la lettre de ma mère. »
Son ton n’est pas abrupt, mais l’absence d’affect dans sa voix le rend froid…
« Oh. »
Ils ne disent rien de plus. Juliet les observe, ils lui sourient avec tendresse, tous les deux. Leurs sourires sont si doux, si affectueux… Ses lèvres, d’elles-mêmes, sourient à leur tour. Et son cœur, qui semblait s’être arrêté de battre et n’avait pas dit mot sur le trajet du retour depuis l’hôpital, s’éveille à nouveau. Ils ont cet effet, sur elle. Tous les deux. Ses épaules se relâchent et elle pousse un soupir, elle se rend compte qu’elle s’était tant crispé que son souffle lui-même semblait, lui aussi, s’être arrêté.
C’est comme si elle reprenait vie.
« Je ne l’ai pas lue. » Son aveu franchit ses lèvres avant qu’elle n’ait eu le temps d’y songer. Et elle se rend compte qu’elle avait eu envie, qu’elle avait eu besoin
de le faire. « Je l’ai brûlée. Sans l’ouvrir. »
Elle l’avait longtemps fixée, cette lettre qui portait son prénom. Elle avait songé à sa mère, elle avait tenté d’imaginer son visage, à partir de ces lettres tracées sur la feuille blanche, des lettres hautes et rondes, une écriture presque adolescente. Etait-elle une mère-enfant ? Etait-ce pour cela qu’elle l’avait abandonné ? Ou bien était-ce une mère qui n’avait pas grandi, ou quelqu’un de bien peut-être, qui avait conservé cette écriture lisible, trahissant un côté bien rangé, une vie millimétrée, jusqu’à ce qu’elle pointe le bout de son nez…
Et puis, elle s’était rendue compte qu’elle s’en fichait. Mieux, qu’elle ne voulait pas le savoir. Sa mère l’avait abandonnée. Elle n’avait pas voulu la connaître, peu importe les raisons qu’elle aurait tenté d’expliquer dans cette lettre laissée à sa naissance. Elle l’avait abandonné. C’était tout ce qu’il y avait à savoir.
« Ma puce, tu sais… »
« Je sais », coupa-t-elle.«
Il fallait que je réussisse… », murmure-t-elle.
Teresa ne la presse pas. Elle se contente d’être là.
Et Juliet sent ses épaules se relâcher soudainement, alors qu’elle souffle. Elle porte une main à sa tête, et la frotte contre son œil gauche, avant de l’y laisser. Elle ferme les yeux.
Tout ce qu’elle ne dit pas, tout ce qu’elle n’a pas dit, la submerge.
Elle se souvient de leur rencontre, à Poudlard, alors qu’elle défendait les couleurs de sa maison. Elle avait dix-neuf ans, il en avait vingt-et-un. C’était un Serpentard, il n’y avait pas plus opposé d’elle que lui, ils n’étaient pas du même bois, il était ironique, n’aimait pas les grandes gueules, et avait juste eu envie de la faire taire. Mais il n’y était pas arrivé. Personne n’y était arrivé. Non pas qu’elle ait toujours gueulé plus fort que les autres, mais simplement parce qu’elle ne gueulait pas pour rien. Elle avait des arguments. Elle avait du répondant. Il lui avait dit que c’était ça qui l’avait fait succomber, parce qu’autrement, il l’aurait trouvée juste insupportable.
Elle s’était jouée de lui avant que ses sentiments ne se jouent d’elle et qu’elle réalise, trop tard, qu’elle s’était fait piéger par ce qu’elle ne pouvait contrôler. Quand elle s’en était rendue compte, elle avait soudainement perdu toute sa verve. Elle avait commencé par ne plus lui répondre, se contentant de l’observer puis de se détourner en silence, parce qu’elle n’y arrivait plus. Parce qu’elle ne voulait plus de ça avec lui, qu’elle voulait autre chose, et que c’était tellement… tellement désarçonnant, tellement éprouvant.
C’était la première fois qu’elle tombait amoureuse, et elle n’avait pas su quoi en faire. Elle n’en avait parlé à personne. Elle se retrouvait avec ce truc sur le cœur, et elle avait la tête qui tournait quand il était là, des fourmillements dans le ventre quand elle entendait sa voix, et son regard la pétrifiait quand il l’observait.
Et puis un jour, il la coinça dans un coin de Poudlard, entre deux cours, et il lui avait demandé avec brusquerie pourquoi elle le snobait de la sorte. Elle avait observé quelques secondes de silence, alors que son regard plongeait dans le sien, et elle avait rendu les armes.
« Je crois que je suis amoureuse de toi, c’est tout », avait-elle répondu. Elle vit bien dans son regard que sa réponse, il ne s’y était pas du tout attendu. Il avait dû imaginer beaucoup de choses, venant d’elle, mais certainement pas cela. Il en avait perdu son vocabulaire. Puis il lui avait répondu :
« moi aussi ».
C’avait commencé comme ça.
Une larme s’échappe. Juliet ne savait même pas qu’elle en avait encore en réserve. Elle a l’impression d’avoir pleuré tout ce qu’elle savait.
«
J’étais tellement sûre… »
Juliet ne sait pas se confier. Elle ne sait même pas si elle a
envie de se confier.
Tout ce qu’elle sait, c’est qu’elle est épuisée.
Les mots restent bloqués dans sa gorge. Elle a tellement à dire, et à la fois, n’a rien à dire.
«
J’ai cru que c’étaient les bons choix, je suppose… Être une bonne personne, travailler, être fière. Savoir où j’allais, et y aller. » Elle s’interrompt, réfléchit un moment, puis laisse tomber. «
Je ne voulais pas être une orpheline. Alors, j’ai fait tout ça. »
«
Est-ce que c’était ce que tu voulais ? »
Etait-ce vraiment ce qu’elle voulait ? Est-ce que tout ça était
ses choix ? Ou ceux qu’elle pensait qu’il
fallait faire ? Elle connaissait sans doute la réponse depuis le début, mais personne ne lui avait jamais posé la question, à commencer par elle.
«
Non », souffle-t-elle.
Alors, que voulait-elle ?
Juliet avait une vie presque parfaite. Major de sa promotion à Poudlard, puis étudiante brillante en médicomagie, où elle laisse la place de major à quelqu’un d’autre, mais fait partie des meilleures ; une vie de couple de rêve, mariée à vingt-quatre ans, un appartement ; un service à Sainte-Mangouste qu’elle adore et où elle excelle ; des amis ; et presque une famille. Elle avait déjoué tous les pronostics engagés contre les orphelins.
Elle avait travaillé si dur.
Si dur.
Et son mari l’a trompé avec sa meilleure amie. Bêtement. Tout ce travail, pour être juste trompée par son mari, dans leur appartement, dans leur chambre, et le découvrir en voulant faire une surprise à son mari, qu’elle aimait tant.
Si bêtement.
Tout ce travail, pour ça. Elle s’était privée de tant de choses pour s’accomplir ainsi, même sans le savoir.
Et une question, que personne ne lui pose, que personne n’
ose lui poser, à commencer par la mère de sa famille d’accueil, Teresa, la douce et tendre Teresa :
as-tu vécu, Juliet ?A-t-elle vécu ?
*
POUDLARD RECRUTE
L’école de magie recherche son Infirmière. Emploi à temps complet, à durée indéterminée.
Juliet reste un moment devant l’affichette. Pas parce que la file d’attente n’avance pas, mais parce qu’elle ne peut en détacher le regard. Elle l’observe encore lorsqu’elle atteint le comptoir de la réception.
«
Que puis-je faire pour vous ? »
«
Je voudrais… »
… aller à Poudlard. «
… refaire ma pièce d’identité, s'il vous plaît. »