Secrets (Yara)

Certains lundi avaient bien meilleur goût que d'autre. Le premier du mois de mai en faisait sans nul doute partie.

Être chasseuse au sein Département du contrôle et régulation des créatures magiques avait bien des avantages, au-delà du fait de permettre à Yara d'assouvir sa soif de vengeance, parmi lesquels, s'octroyer la possibilité de sortir à n'importe quel moment de la journée. Car depuis qu'elle était toute petite, la Brésilienne détestait être enfermée. Seule la maison de ses parents et Castelobruxo avait fait exception. Probablement parce que, dans son pays natal, la nature était indomptable, récalcitrante. Comme elle. Et que la nature finissait toujours par reprendre ses droits. Comme elle. Peu importait le nombre de murs qu'ils construisaient, la nature finissait toujours par les faire disparaître, avec le temps. À la seule différence que Yara ne chassait pas des murs. Elle chassait des lycans.

Ce jour-là, force était d'admettre qu'elle avait été tout particulièrement productive, finissant par attraper l'un des membres de La Meute dans ses filets. Elle ne comptait plus les jours, les semaines, les mois qui s'étaient écoulés depuis qu'elle avait ce groupuscule dans le viseur. Mais comme la nature, Yara savait être patiente en privilégiant les brebis galeuses que La Meute finissait toujours par évincer. Les loups aimaient bien les brebis pourtant, mais pas celles qui mettaient le désordre, pas celles qui s'obstinaient plus qu'elle ne le leur inculquait. La Meute n'aimait pas l'ordre, La Meute n'aimait pas le respect, mais quand La Meute décidait, les autres suivaient. Quant à ceux qui ne suivaient pas... Yara les attrapait.

Un sourire profondément satisfait ornait son visage à son retour de chasse, comme à chaque fois que l'une de ses proies finissait par tomber dans ses filets. Sa journée aurait pu se terminer comme ça, sur une note ensanglantée, comme elle les aimait. Mais bizarrement, ce fut un autre genre de note qui vint prolonger sa journée. Celle-ci n'était pas rouge, mais violette.

Peu de collègues lui écrivaient, parce que Yara n'avait généralement rien à leur dire. Si elle était de celles qui cédaient littéralement leur vie dans leur travail, elle restait loin des autres, autant que possible. Comme elle l'avait fait à Poudlard, pendant toute la fin de sa scolarité. Peu d'exceptions venaient dénoncer la règle. Et ce mot, à cette heure-ci de la journée, ça ne pouvait pas être quelqu'un qui l'invitait à boire un thé ou un café. Parce que personne ne le faisait jamais.

Je vous prie de bien vouloir me retrouver dans mon bureau dès que possible.

La signature arrondie ne laissait aucun doute quant à l'identité de l'émettrice de ces quelques mots expéditifs. Yara ne put s'empêcher de lever au ciel, soupirant effrontément. Parmi toutes les journées où elle aurait pu faire réellement connaissance avec sa supérieure, il avait fallu que ce soit celle-là. Mais la Brésilienne, si elle n'était pas connue pour son tact, n'était pas non plus réputée pour son sens aiguisé de la hiérarchie, préférant depuis longtemps s'afficher comme sa seule décisionnaire sur nombre de choix qu'elle opérait. Elle n'avait jamais apprécié les travaux de groupe, ni les jeux d'équipe. Et pour cause ; si Yara était une louve, elle serait solitaire.

Ce fut donc presque à reculons qu'elle prit la direction du bureau de Jade Weimer, ne se demandant même pas ce que celle-ci lui voulait. La curiosité n'était plus l'une de ces principales qualités. Frappant à la porte plus parce qu'elle y était obligée que par pure politesse, elle attendit l'autorisation d'entrer avant de faire un pas dans le bureau.

Son dédain des autres ne faisait pas d'elle une sauvage. Elle savait parfois rester civilisée. Mais un unique hochement de tête de haut en bas suffirait pour saluer sa supérieure. Yara était rarement d'humeur à bavarder. Elle se contentait souvent d'écouter.

Jade n'y alla pas par quatre chemins. Cette journée prit un autre tournant quand la chasseuse comprit que sa première sortie en compagnie de sa supérieure était liée aux êtres de l'eau. Une partie de son autre vie qui l'avait suivie à son entrée au Ministère, son peuple ayant longtemps été la voix de ceux qui vivaient sous l'eau. Sa famille et elle, y compris. Yara resta silencieuse en attrapant le dossier alors que la directrice du département prenait déjà ses affaires.

« Qu'est-ce que vous leur voulez ? », demanda-t-elle de son habituelle délicatesse qui se voulait... légendaire.

Au fond, elle se doutait de ce que Jade allait lui répondre. Sécuriser les lieux, encadrer les individus, commencer à noter les premiers indices de l'évolution de la colonie. Son instinct lui intimait de s'en assurer.

Yara n'avait pas besoin d'un plus épais dossier pour savoir que ça ne serait pas une mince affaire. Si elles trouvaient sur place deux familles comme c'était indiqué, il y avait fort à parier que les sirènes seraient d'autant plus difficiles à approcher que leur nombre ne leur suffirait pas à se défendre en cas d'attaque. Les sirènes qui venaient de s'installer dans un lieu qu'elles s'essayaient à apprivoiser avaient tendance à être d'autant plus agressives, lorsqu'elles se sentaient menacées.

Et généralement, il suffisait d'être un sorcier pour constituer une menace.

« Est-ce que vous avez déjà une idée du nombre d'adultes et du nombre d'enfants sur place ? Si leur installation est vraiment récente — et il y a des chances si on a repéré que deux familles — ils ne vont certainement pas nous accueillir à bras ouverts. Et plus il y a de jeunes à leurs côtés, plus ils vont être virulents. Ils sont certainement en train de mettre en place des cultures, de construire leurs habitations. Ils ne vont pas aimer qu'on vienne surveiller leurs affaires. Je préfère vous prévenir. Et c'est pour ça que je tiens à m'assurer de la raison pour laquelle on va se déplacer. »

Sa voix se faisait moins rude qu'à l'accoutumée, probablement parce que ce sujet la touchait de près.

Mais tout en gardant ses distances, Yara n'hésiterait pas à dévoiler un tant soit peu ce qu'elle savait si cela signifiait protéger ceux qui avaient fait de son enfance la meilleure partie de sa vie.

Il y eut un moment de flottement pendant lequel Yara se demanda si sa supérieure allait l'interroger sur les raisons de son vif intérêt pour les êtres de l'eau. Mais aucune question ne vint. Il aurait été difficile de prévoir à l'avance sa réaction, entre les effets pervers de la nostalgie que ces êtres faisaient naître en elle à chaque fois qu'il était question de leur préservation et de leur survie, et la hargne intérieure qui menaçait de la dévaster dès que des sorciers un peu trop sûrs d’eux se croyaient en droit de leur imposer des lois qui n'avaient aucune raison de subsister sous l'eau.

Yara avait toujours été convaincue que si la terre appartenait aux humains, et plus largement à toutes les créatures susceptibles d'y construire leur refuge, le monde aquatique était celui des êtres de l'eau, tous autant qu'ils étaient. Tous les conflits qui avaient opposé son espèce à la leur étaient du fait de ceux qui voulaient s’accaparer leurs ressources, leurs savoirs, parfois même quitte à leur arracher une partie de ce qu’ils étaient. Écailles, nageoires, chevelure, jusqu'à leurs cœurs. Il n’y avait aucune limite dès lors qu’il s’agissait de s’accaparer l’existence d’un peuple dès lors que l’on se croyait au-dessus de lui en tous points.

Le corps de la chasseuse se détendit visiblement en percevant les bonnes intentions de sa directrice, alors qu'elle se rapprochait du bureau et des cartes que Jade y avait déjà déployées. Dans le silence et le sérieux qui se lisait jusque dans le visage de la Brésilienne, chacune des explications qui parvenait à ses oreilles prenait tout son sens, se contentant d'hocher la tête pour montrer qu'elle comprenait et notait mentalement, sans un bruit, les indications qui lui étaient communiquées. Même à la mention d’un prédécesseur que Yara n’avait fait que côtoyer de loin et qu’elle n’avait pas apprécié outre mesure, aucun son ne sortit de sa bouche. Elle se contenta simplement d’acquiescer quand Jade lui demanda si elle la suivit.

« Allons-y. »

Si, au Brésil, Yara aurait probablement fait un tour par le cabinet de ses parents pour récupérer quelque extrait de Branchiflore, au Royaume-Uni, elle se satisferait d’un sortilège de Tetenbulle pour approcher ceux qui feraient l’objet de leur venue.

A peine eurent-elles posé un pied sur la côte britannique que la chasseuse, dans une habitude qui ne l’avait jamais quittée, ne put s’empêcher de se délecter du goût salé des embruns qui caressait son visage et se déposait en toute impunité sur ses lèvres. Sous leurs pieds, l’imposante falaise de Douvre et, dans un horizon qui dévoilait toute sa beauté devant leurs yeux, la France et son littoral se dessinaient à seulement quelques kilomètres de là.

Le lien que Yara entretenait avec la mer et les océans était indescriptible et nombres de souvenirs qui y étaient liés l’envahissaient tout à coup. Pour autant, elle n’oubliait pas la présence de celle qui l’accompagnait, consciente qu’il y avait des limites à ne pas dépasser. Postées en hauteur, les deux représentantes du service de régulation des créatures magiques bénéficiaient d’une vue plongeante sur l’étendue d’eau salée, laissant apercevoir ça-et-là des nuances de bleu qui constituaient à elles seules un indice, sans nécessiter de carte pour déterminer l’emplacement exact des nouveaux occupants de la Manche.

« Vous voyez l’eau qui prend une couleur verte plus prononcée là-bas ? C’est le signe que la ou les familles sont en-dessous. » Le mot colonie la débectait au plus haut point. On ne pouvait pas coloniser son propre territoire. Ça ne faisait aucun sens. « Ça correspond aux coordonnées géographiques que vous m’avez indiquées sur la carte. Plus la zone verte visible à la surface de l’eau est large, plus la colonie est grande. Là, on voit bien que les premiers éléments qui vous ont été donnés dans le dossier sont exacts. Ils sont en train de s’établir depuis peu. À vue d’œil et vu la surface, je pense qu’ils sont une vingtaine. Et je pense qu’il y a trois familles. La réserve naturelle de dragons est certainement un peu plus à l’est, je ne pense pas que l’on puisse être gênées. Et eux non plus. »

Ses affaires lourdement posées sur le sol, Yara attrapa sa baguette magique dans son holster de cuisse, ne prenant pas le temps de s’imprégner du paysage comme elle l’aurait fait si elle avait été seule. Se laisser envahir par le spleen n’était pas un choix pertinent à l’aube d’une mission qui promettait de la sortir de son quotidien ensanglanté et mortuaire. Au lieu de ça, elle se tourna vers Jade pour lui faire entendre des points sur lesquels elle tenait à insister comme elle avait coutume de le faire devant chaque membre du Ministère qui avait eu besoin de ses services pour intervenir auprès des êtres de l’eau.

Comme ses parents l'avaient fait devant elle à chaque fois qu'ils avaient été sollicités.

« Je sais que vous êtes techniquement ma supérieure hiérarchique. Mais quand il s’agit des êtres de l’eau, c’est moi qui décide. Ce n’est pas une question d’égo et de fierté. Je tiens à ce que cette excursion atteigne les objectifs que vous avez fixés avant notre départ et je ferai tout mon possible pour. Mais vous avez fait appel à moi parce que je comprends le Mermish et que vous ne le comprenez pas, aussi, il faut que vous acceptiez qu’on ne puisse pas aller plus loin qu’on l’aurait voulu, qu’on doive revenir sur place plus tard ou au contraire que l’on puisse établir un contact bien plus poussé qu’on ne l’aurait imaginé. Ce sont eux qui vont nous imposer leur rythme et s’ils ne sont pas prêts, je ne les forcerai en rien et vous non plus parce que sinon, c’est l’assurance de faire échouer la mission. Ce n’est pas votre volonté et ce n’est pas la mienne. Retenez simplement que sous l’eau, ce sont leurs lois qui priment. Pas les nôtres, et certainement pas nos états d’âme ou nos envies. » Ses bras vinrent se croiser sur sa poitrine, donnant soudainement une envergure encore plus solennelle à ses propos. « Si vous avez la moindre objection sur l’un des points que je viens d’énoncer, il est encore le temps de le dire et dans ce cas, ne comptez pas sur moi. Parce que je sais par avance que ça se terminera mal et je n'aime pas particulièrement l'échec. »

Force était d’admettre qu’au fil du temps, elle avait acquis un sixième sens pour ces choses-là.

Son regard froid ne contrastait en rien avec le vent glacial qui tentait de chasser les épais nuages au-dessus de leur tête. Dans une vie qui semblait s'être déroulée plusieurs siècles auparavant, les prunelles de Yara portaient le soleil du sud de l’Amérique dans n’importe quel lieu où elle se rendait. Aujourd’hui, on n’y lisait rien d’autre que la violence du soulèvement des vagues en provenance des côtes brésiliennes venues s’éclater sur les falaises. Elle avait été l’incarnation même de l’apaisement et de la joie de vivre, par le passé. Dans le présent, elle n’était devenue rien d’autre qu’une coquille vide. C’était à se demander si elle abritait même quelconque semblant d’âme, ou bien si on n'y trouverait que du vent.

Pourtant, l’éventualité qui se présentait à elle animait son cœur d’une étincelle nouvelle, qui lui était devenue étrangère à force de l’avoir trop souvent mise de côté. Il y avait la puissance de la nostalgie d’abord, qui poussait sans relâche pour remettre en marche les rouages rouillés sous l’effet du temps. Et puis, l’adrénaline à l’idée de pouvoir nager, sentir à nouveau son corps se glisser dans cette étendue d’eau salée qu’elle ne connaissait pas et qui, pourtant, lui était déjà familière.

Un coup d’œil vers Jade suffit à lui laisser penser qu’aucune objection ne sortirait de sa bouche. Sans quoi, elle se serait déjà probablement manifestée, à son plus grand déplaisir —  Yara s’était déjà faite à l’idée que ce moment serait le sien.

S’il n’avait pas été question d’êtres de l’eau auxquels la chasseuse tenait probablement déjà bien plus qu’à sa propre vie, elle aurait probablement pu apprécier cette présence sans artifice à ses côtés, qui ne lui demandait rien d’autre que de faire ce dans quoi elle excellait depuis toujours, même dans sa vie d’avant. Aider ces êtres aquatiques d'une manière ou d'une autre, c’était une manière de porter secours à ceux qu’elle n’avait jamais pu sauver et qu’elle avait elle-même précipité vers une fin sur laquelle personne ne pourrait jamais revenir.  

Quelque chose dans l’attitude de Jade, qui transplanait sans un mot, à peine un geste, sur la plage de galets à quelques mètres sous leurs pieds, laissait à penser qu’elle aussi, avait quelque chose à sauver dans cette mission. Et si cela aurait probablement pu interpeller n’importe qui tant sa réserve était grande et évidente, Yara était bien au fait que certains secrets étaient faits pour être gardés. Si quelqu’un devait insister pour les révéler au grand jour, ce ne serait certainement pas de son fait.

Jade était dotée d’une particularité magique qui ne l’intéressait pas en tant que telle : son obsession pour les lycans était plus importante et prenait toute la place dans son esprit. Voir apparaître le nom de sa supérieure sur les registres avait à peine réveillé son intérêt dès lors qu’il était admis que la directrice du service de régulation des créatures magiques ne basculait pas sur quatre pattes et ne se recouvrait pas de poils, les soirs de pleine lune. Pourtant, la Brésilienne avait déjà été confrontée à des Maledictus dans le passé. C’était typiquement le genre de don que ses parents cherchaient à étudier dès lors que les sorciers, parfois trop pauvres pour se voir garantir un accès à leur santé, percevait leur condition comme un obstacle, une maladie qu’ils voulaient à tout prix soigner.

La vie était drôlement faite ; probablement aurait-elle pu introduire Jade à ses parents s’ils étaient encore vivants. Mais s’ils étaient encore vivants, il y avait fort à parier que Yara et Jade ne se seraient jamais rencontrées.

Un soupir sonore s’évanouit dans une bourrasque de vent alors qu’elle transplanait à son tour. N’importe qui l’aurait regardée de loin aurait pu croire que le souffle l’avait emportée, quand la magie avait simplement fait son œuvre. Le bruit des galets s'entrechoquant s'accordait au rythme de ses pas, alors que Jade faisait part de ses réticences à l'accompagner. Les yeux perdus à l'horizon, Yara l'écoutait seulement de loin, préférant encore se laisser bercer par le clapotis des vagues et du vent qui glissait sur la surface de l'eau. Le sel collait sa peau, humide à l'image du temps, et elle ne pouvait s'empêcher de sourire en retrouvant ce monde auquel elle appartenait, sans pour autant l'avoir déjà rejoint.

« Comme vous voulez », lâcha-t-elle sans laisser transparaître le ravissement qui prenait possession d'elle à l'idée de nager seule dans l'eau, comme elle l'avait fait tant de fois par le passé. « Mais ce sont de fausses idées que vous vous faites sur eux. »

Yara ne savait pas quelle forme prenait Jade lorsqu'elle se transformait. Les limites que sa supérieure se fixait lui paraissaient toutefois légitimes ; ceux qui ne les connaissaient pas avaient souvent du mal à s'imaginer à quel point les êtres aquatiques étaient dotés d'un sens aigu de la tolérance et de l'indulgence. Ceux qui éveillaient le plus leur méfiance n'était pas dotés du sang impur qu'on leur imputait bien souvent. Non. Ils craignaient davantage ceux qui, justement, parlaient le plus fort de l'intégrité de leur sang. Parce que, bien souvent, ils étaient ceux qui cherchaient à réduire les créatures dans leur condition la plus primaire, redoutant certainement la force et la puissance de cette emprise innée que personne n'avait jamais eu le pouvoir d'éliminer.

Mais Yara était loin d'avoir envie de chercher à convaincre qui que ce soit, en l'état actuel des choses. Femme d'action, ses gestes s'animaient déjà de ce désir puissant de remplir sa mission, celle pour laquelle Jade l'avait appelée, avant de rejoindre ce quotidien régi par nulle autre élément que la chair et le sang.

Quelques pas de côté et la chasseuse s'était changée, prenant soin de ne pas montrer la large cicatrice ravivée il y a peu qui traversait son dos. La plupart du temps, Yara utilisait un sortilège de beauté pour la faire disparaître aux yeux des autres. Mais depuis sa dernière embuscade aux côtés d'@Eugène Fogg, aucune magie ne serait aussi efficace que celle du temps. Lentement, elle s'avança vers la mer. Un sourire léger apparut sur son visage au moment où les vagues vinrent carresser ses pieds, abandonné à l'instant même où la chasseuse se tourna vers Jade pour signifier son départ d'un haussement de tête.

Nul besoin de préciser quelconque hypothèse de détresse. Jade était assez chevronnée pour savoir réagir si elle ne la revoyait pas remonter à la surface d'ici une demie-heure. Une fois que le sortilège Têtenbulle avait recouvert ses voies respiratoires, Yara n'hésita pas longtemps avant de plonger et de disparaître dans la mer.


Virevoltant dans l'eau comme une sirène dans la lagune, Yara n'avait besoin d'aucun outil pour se repérer là où elle avait besoin d'aller. A l'aise dans l'eau comme sur la terre, chacun de ses gestes la faisait avancer un peu plus vers là où personne ne l'attendait, là où elle devrait reprendre de zéro tout le travail qu'elle avait effectué pendant toutes ces années, sur son territoire natal. Pourtant, dans la manière qu'elle avait de se déplacer, on ne lisait aucune pointe de réticence, juste le plaisir d'une femme qui se retrouvait dans son élément. Croisant des poissons étonnés sur sa route, elle comprit qu'elle arrivait lorsque les premiers strangulots curieux et domestiqués vinrent à sa rencontre, jouant probablement pleinement leur rôle d'éclaireurs. Ils étaient d'autant plus sur le qui-vive que les sirènes devaient probablement être, en cet instant précis, en train de poursuivre la construction de leur village d’arrache-pied pour tenter de se créer ce chez-soi qui leur avait été arraché.

Mais bizarrement, aucun de ceux que l'on qualifiait souvent de démons des eaux ne se montrait réticent envers la sorcière qui était pourtant en train de pénétrer leur domaine. Mieux, ils semblaient s'être décidés à la guider. Comme s'ils l'attendaient. Un sourcil arqué en les suivant, Yara finit par apercevoir au loin les premières ombres des bâtiments que les sirènes avaient dressé au fond de l'eau. Ralentissant peu à peu la cadence de ses mouvements, elle arrivait finalement à destination, et resta quelques instants en suspend le temps que les strangulots puissent aller prévenir leur chef de l'arrivée de celle qu'ils considèreraient ni plus ni moins comme une intruse.

Une silhouette familière se dégagea d'un de ces bâtiments fait d'algues, de roches aquatiques et de matériaux empruntés à la surface. Ses yeux se plissèrent pour mieux l'apercevoir malgré l'eau troublée, mais ce ne fut que lorsque la sirène fut arrivée à sa hauteur qu'elle comprit, sans vraiment comprendre.

« Iemanja* ? », demanda-t-elle bêtement, troublée.

Ce n'était pas tous les jours qu'on avait l'opportunité de retrouver son alter-ego aquatique, à plusieurs dizaines de mètres de profondeur.

Seize ans plus tard.


Sa chevelure brune tombait en cascade sur ses épaules alors que le corps de Yara réapparaissait à la surface, quelques mètres devant Jade qui n'avait pas bougé. Essorant le trop-plein d'eau, les effets de son sort lancé une demie-heure plus tôt s'estompaient. Derrière elle, une moitié de corps humaine, bronzée par les rayons d'un soleil tropical loin d'être celui qui peinait à percer les nuages au-dessus de leur tête, s'élevait à la surface. Iemanja était une force de la nature, à la fois belle et redoutable. De longs cheveux d'un noir d'ébène s'écoulaient dans son dos, encadrant son visage tendre et précieux ainsi que ses yeux d'un bleu aussi profond que les abysses qu'elle habitait.

Arrivée à la hauteur de Jade, Yara finit par prendre la parole, anticipant les questions qu'elle devait déjà probablement se poser.

« Je vous présente Iemanja. La chef du peuple qui s'est établi sous l'eau. Mais avant tout... Une amie de longue date. » Elle marqua une pause pour laisser à sa directrice le temps de digérer l'information. « Nous avons grandi ensemble au Brésil. » Yara ne sourcillait pas, même si la mention de ce passé bel et bien enterré semblait refaire surface ce jour-là. « Elle a fui le pays après que des chercheurs d'un institut local aient découvert, aux côtés des êtres de l'eau qui résidaient à proximité, une variété de plante aquatique très rare qu'ils ont appelé la Lunortica. Elle ne pousse que dans cette zone précise de l'océan Atlantique, dans des conditions bien précises que les chercheurs sont en train d'essayer de déterminer. Ce qui est sûr pour le moment, c'est que le cycle de croissance de cette plante suit le cycle de la lune, d'une manière ou d'une autre, ce qui la rend d'autant plus exceptionnelle. Et qu'elle est particulièrement nocive pour les lycans. » Les poings sur la taille, Yara se tournait vers la sirène, une lueur acharnée dans le regard. « Et au Brésil, les loups n'aiment pas particulièrement ce qui peut leur nuire. Ils ont plutôt tendance à l'éliminer. »

Jade n'aurait pas probablement pas besoin de davantage de mots pour comprendre pourquoi les sirènes avait dû trouver refuge à des milliers de kilomètres de leur maison. Il lui suffirait de croiser les yeux sombres de Yara.

* En Mermish.

« Iemanja* ? »

Certaines lueurs dans les yeux ne trompaient pas. Jamais. Malgré les effets du temps. Malgré les calomnies que l'on s'évertuait à vouloir faire entendre parfois. Malgré les silences ou les mots que l'on prononçait pour tenter de sauver des apparences qui, de toutes façons, ne pouvaient déjà plus l'être.

Seize années s'étaient écoulées depuis qu'elle avait vu Iemanja pour la dernière fois.

D'aussi loin que Yara s'en souvienne, ses iris aux couleurs de l'azurite avaient toujours parlé pour elle. Il avait fallu que la sirène se rapproche à quelques centimètres de Yara à peine pour que cette dernière puisse les redécouvrir comme si elle n'avait jamais cessé de les observer. Comme si ces seize années n'avaient jamais réellement existé.

Iemanja n'avait pas changé. Le haut de son corps était toujours le même qu'il y a seize ans. Seules ses écailles avaient changé de couleur, virant d'un bleu-vert qui rappelait celui de l'océan, à un vert-jaune beaucoup moins discret en profondeur. C'était ainsi que la vieillesse s'exprimait chez les sirènes : leur apparence humaine conservait toute sa beauté, sans jamais voir ses traits changer malgré le temps qui s'écoulait. Un beau jour, ils s'arrêtaient de vieillir pour rester jeunes éternellement, et c'était précisément ce secret que les sorciers tentaient de percer, outre les autres morceaux d'eux qu'ils se plaisaient à leur arracher.

Ils détenaient le mystère ultime, celui d'une fleur de l'âge éternelle qui les accompagnait de leur naissance jusqu'à leur mort. Seuls leurs squames et leurs nageoires vieillissaient réellement. De quoi faire rager n'importe quel sorcier ne supportant pas de se voir flétrir.

Dans ses pupilles, l'on y lisait une pointe de reproches, mais surtout, quelques reflets non dissimulés de soulagement que Yara ne comprit pas immédiatement. Heureusement, la sirène prit la parole la première à travers les flots, avec une pudeur qui avait toujours caractérisé leur amitié depuis qu'elles étaient enfants, sur l'île. Heureusement, parce que les mots venaient à lui manquer. Qu'ils soient prononcés en mermish ou en anglais.

« — Yara. Je suis heureuse de te voir en bonne santé.*
— Qu'est-ce qu'il se passe ? Pourquoi est-ce que tu es venue ici ? Est-ce que tu vas bien ?*
— Je ne t'ai plus jamais revue depuis l'attaque. Tu n'es jamais revenue. Leandro sait que tu te terres ici. Ce n'est qu'une question de temps*.
— Je ne pouvais pas revenir. Et je ne me terre pas. Est-ce que réellement, on doit parler de ça alors que ça fait seize ans qu'on ne s'est pas vues ?*
— Tu ne sais donc toujours rien, ou bien tu ne veux pas savoir.*
— De quoi tu parles ?*
— Suis-moi. Tu as manqué énormément de choses, en seize ans, Yara.* »

Iemanja s'était retournée sans même attendre de réponse. Le temps était compté, et il lui fallait d'abord comprendre les raisons qui avaient poussé la sirène et la famille qu'elle avait depuis fondée à fuir le Brésil. Battant des pieds quand son amie ondulait ses nageoires, Yara la suivait vers le coeur du village qu'ils étaient en train de construire, s'émerveillant comme une première fois de ces savoir-faire qu'ils perpétraient de générations en générations.  


De retour sur la terre ferme, Yara tentait encore de digérer les dernières minutes noyées dans l'océan, tâchant de ne rien montrer du trouble qui l'habitait. Maintenant qu'elle faisait face à Jade, protégeant instinctivement Iemanja en se maintenant entre les deux femmes telle une barrière, elle espérait secrètement ne jamais avoir à quitter les lieux et vivre à tout jamais dans les bas-fonds de la Manche. Si seulement elle ne s'était pas confiée à elle-même une mission, un objectif de vie à remplir, d'autres montagnes à soulever. Personne mieux que Yara n'aurait pu protéger la famille d'Iemanja, sous l'eau. Mais sur la terre, Jade pouvait certainement être une alliée de choix pour l'y aider.

Laissant son regard osciller entre sa supérieure et Iemanja, Yara finit par traduire avec un naturel déconcertant les mots de présentation qui visaient à l'introduire auprès de celle qu'elle percevait comme un égal. Nul doute que cette révérence serait du meilleur effet aux yeux de la sirène qui n'hésita pas un instant avant de lui rendre cette politesse. La présence de la chasseuse aidait foncièrement à accélérer le processus naturel des choses. Iemanja et Yara étaient si proches, dans une autre vie, que l'une et l'autre auraient probablement pu se se confier chacun des enjeux de leurs existences mutuelles.

« J'ai expliqué à Iemanja la raison de notre venue. Elle sait que nous sommes là uniquement dans leur intérêt. » Pour ne pas que cette dernière se sente lésée, Yara se retournait de temps à autre pour traduire les mots qui sortaient en anglais, écoutant ses propres phrases en mermish pour les glisser simultanément à Jade. Certaines choses, comme cet exercice, ne s'oubliaient jamais. « Elle vous remercie d'avoir eu cette démarche. Elle n'attendait rien de particulier en venant s'installer ici, à part la survie, mais elle fera tout pour protéger les siens des ravages que peuvent commettre les nôtres. »

Et, au vu du discours qu'elle tenait, il semblait que Jade était prête à en faire de même. La Brésilienne prit le temps de traduire le plus fidèlement possible le discours de la directrice du département, prenant le plus grand soin d'éviter les non-sens et utilisant le temps à bon escient pour chercher les meilleurs alternatives possibles pour les termes qui n'avaient pas leur équivalent en anglais. Force était de constater que le manque de pratique l'avait quelque peu rouillée, mais rien qui ne pouvait plus l'alarmer que la situation qu'avait connus les êtres de l'eau lorsqu'ils étaient au Brésil et qui lui laissaient penser que leur venue jusqu'ici allait sans nul doute en entraîner d'autres. Entre deux politesses, un air pensif s'affichait sur le visage de Yara, qui se fit étonné lorsque Jade omit volontairement de préciser l'intégralité du département dont elles faisaient partie, toutes les deux. Il était très clair, depuis qu'elle avait prit ses fonctions quelques mois plus tôt, que sa mission était davantage celle de la sauvegarde que de la régulation au sens où Yara pouvait l'entendre lorsqu'il s'agissait de lycanthropes. Ce qui leur avait valu nombre de désaccord et parfois même de déconvenues, par le passé. Mais dans le cas présent, il était évident que la chasseuse se trouvait enfin un objectif commun et partagé avec sa directrice. Celui de protéger des êtres qui n'avaient rien demandé, devant systématiquement vivre sous le joug d'une espèce qui s'imaginait supérieure sous prétexte qu'elle savait utiliser une baguette magique et vivre sur la terre. Alors que les savoir-faire des êtres aquatiques comme Iemanja étaient d'autant plus vastes et précieux qu'ils ne les partageaient qu'avec ceux qu'ils jugeaient dignes. Yara avait été l'une d'entre eux.

Se tournant vers la sirène, elle transmit la volonté de Jade d'ériger des barrières de protection magiques, sachant pertinemment ce que Iemanja allait lui répondre. Immédiatement, la voix suave de la sirène confirma sa première intuition.

« Elle accepte la mise en place d'un bouclier mais souhaite que vous revoyiez ce périmètre à la baisse. Pour elle, le diamètre est trop vaste et elle craint que les sorciers les plus expérimentés et souvent les plus dangereux ne sentent ces sécurité depuis la terre ferme. Elle préconise une plus petite distance qui ne serait pas flairable depuis la cote et se demande ce que vous en pensez. Pour ma part, j'aimerais également que nous fassions le nécessaire pour que leur présence ne soit pas visible en surface, comme j'ai pu vous l'expliquer un peu plus tôt. La plupart des sorciers ne sont pas familiers avec cette notion de nuances de couleur à la surface de l'eau, mais il me semble que nous ne pouvons pas prendre de risque. »

Yara fit le nécessaire pour faire entendre son point de vue, en mermish, à la sirène, qui approuva.

Si l'heure était aux négociations, elle était également et avant tout au dialogue.

Une lueur de fierté brillait dans les yeux de Yara en regardant Iemanja. La sirène lui avait expliqué, dans l'eau, qu'elle avait pris la suite de son père à son décès, quelques semaines plus tôt, lors de l'assaut des lycans pour la récupération de la fameuse Lunortica et avait su s'imposer comme la nouvelle figure d'autorité. C'était elle qui avait pris la décision de rejoindre la Manche, prenant le risque de s'aventurer dans des eaux bien plus froides que celles auxquelles son peuple était habitué. Un choix hautement stratégique, que Yara jugea utile de communiquer après que Jade lui ait remis une pierre qui lui permettrait de rester en contact avec Iemanja et d'intervenir au moindre problème. Yara la remercia d'un simple regard, conservant un exemplaire et tendant sa jumelle à la sirène. Par ce geste, elle saisissait sans nécessiter de mots la teneur de la confiance que Jade était en train de lui confier. Une effusion rare à l'égard d'une chasseuse de lycans dont l'avis divergeait souvent avec le sien, mais qui montrait bien toute la bonne foi de la directrice à l'égard de la famille de Iemanja.

« Selon Iemanja, la Lunortica ne peut pas pousser dans les eaux froides, ce qui explique qu'elle ait choisi ce terriroire pour installer les siens. » Yara se contentait de cette simple explication, se gardant bien de partager la seconde raison qui avait poussée la chef à sélectionner ces terres bien plus au Nord — à savoir, se rapprocher de celle qui avait fui son pays, avant qu'ils ne doivent se résoudre à leur tour à en faire de même. « Néanmoins, avec son accord et avec votre appui, je pense qu'il serait bon que l'IDEM aille faire un petit tour au Brésil pour faire un point avec les équipes sur place et, peut-être, leur apporter le soutien humain et financier nécessaire pour accélérer les recherches sur place. Je crains un effet papillon dévastateur dans le contexte qui est le notre si la rumeur de l'existence d'une telle variété venait à passer les frontières. »

Ce n'était aucunement la place de Yara que de tenir ce genre de discours et elle le savait bien. Mais son parcours de vie expliquait sa grande méfiance à l'égard d'une histoire qui lui semblait vouée à se répéter, malgré tout ses efforts quotidiens pour tenter d'en endiguer les risques. Elle ne s'attardait pas sur le sujet, consciente que Jade pourrait ne pas partager son point de vue, se reconcentrant sur le sujet initial, à savoir, la mise en place d'une protection rapide des êtres fraîchement installés.

Traduisant les propos de Jade concernant le traité britannique, le regard de la sirène se voulait approbateur et rassurant, montrant à cette dernière l'étendue de sa bonne volonté pour veiller à l'entente entre leurs deux mondes. Une bienveillance mutuelle, donc, enrichie par le geste de la directrice envers Yara qui attrapa, sourcil arqué, la serviette tendue.

« Merci », lâcha-t-elle sans aucune chaleur dans la voix, peu habituée à ce genre de démonstrations en sa faveur. S'essuyant ses cheveux, la sorcière n'avait même pas pris conscience de la météo environnante et entreprit de se rhabiller.

À son plus grand regret.

« Il faut que nous calculions avec précision les limites de la zone économique exclusive. Iemanja est prête à déplacer ses constructions si cela peut éviter les conflits avec le gouvernement français. Avec votre accord, je retournerai sous l'eau pour déplacer leurs effets, si cela s'avère nécessaire. » Elle fit une pause en réfléchissant à leurs échanges aquatiques. « La diffusion de l'information quant à l'installation de Iemanja et sa famille doit être cantonnée aux seules personnes qui doivent être au courant. Il est primordial que l'information ne circule pas à part entre personnes de confiance. J'insiste. »

Yara avait relevé son regard vers Jade, implacable comme elle savait l'être.

Il en allait de la survie de ces familles.

Et, quelque part, de la sienne aussi.

* En Mermish.

Les habitations du peuple de l’eau n’étaient pas si différentes de celles que l’on pouvait trouver sur la terre ferme. Le village lui-même semble flotter au-dessus du fond marin, comme un mirage éphémère. Étrangement, alors que Yara n’avait jamais nagé jusqu'ici, dans ce coin reculé de l'univers, elle s’y sentait déjà chez elle, bien plus qu’elle ne l’avait jamais été dans son appartement de trentenaire célibataire, au cœur de Londres. Elle ne put s’empêcher de s’attarder sur ces épais murs construits de leurs propres mains, avec l’aide des strangulots qu’ils avaient domestiqué entre autre pour les assister dans ce genre de tâches, au-delà de leur simple compagnie qu’ils appréciaient au quotidien. Leurs mains, puissantes et acérées, permettaient de soulever d’importantes charges que les sirènes s’occupaient ensuite de placer selon leur bon vouloir. C’étaient leurs muscles qui avaient construits ce qui serait bientôt un royaume sous-marin, et Yara prit conscience en s’arrêtant devant ces refuges faits en majorité d’algues et de pierres marines qu’elle ferait tout pour éviter que les proches de Iemanja soient mis en danger à nouveau. Elle ne le permettrait pas et saurait s’assurer, peut-être avec l’aide de Jade,que rien ne pourrait plus leur arrivée et qu’ils pourraient se considérer chez eux dans ces eaux agitées.

Iemanja se déplaçait dans son village avec l’aisance d’un poisson, mais Yara ne put s’empêcher de croiser le regard des êtres de l’eau qui ne la connaissaient pas, restant prostrés à l’intérieur de leur maison à la vue de cette sorcière qui venait briser leur bulle de calme aquatique. La Brésilienne tenta de leur adresser un regard qui se voulait rassurant, avant de se rendre compte qu’elle n’était bonne qu’à effrayer ou à faire peur. Ce fut la sirène en chef qui mit le doigt la première sur cette vérité, une fois arrivée dans son domaine, semblable à une véritable cathédrale moderne en pleine construction.

« — Tu as changé, Yara. Ça se voit. Mais le monde aussi, a changé, pendant ton absence. La bande de Leandro n’en finit plus de joindre de nouveaux lycans à sa cause, à la surface. Ils transforment autant de sorciers qu’ils le peuvent. L’Ilha n’est plus ce qu’elle était. Tu ne la reconnaîtrais pas.*
— Je ne reviendrai pas, Iemanja. Je n’ai plus rien, là-bas. Et si tu es là aujourd'hui, ça veut dire que toi non plus.*
— Justement. C’est de ça, dont je voulais te parler. C'est aussi pour ça que je suis venue jusqu'ici, outre la confiance que je peux t'accorder. La rumeur court que tes parents sont encore en vie.*
— C’est impossible.*
— Je ne les ai pas vus de mes propres yeux. Ils ont eu la présence d’esprit de ne pas venir parce qu’ils savaient qu’ils nous mettraient en danger mais…*
— C’est impossible, je te dis ! Moi je les ai vus, j’ai même vu la vie quitter leurs corps de mes propres yeux et crois-moi si je te dis qu’aujourd’hui, je sais à quoi ressemble la mort, je la côtoie de près. C’est impossible.*
— Ça le sera quand tu accepteras de voir.* »

La chasseuse resta un instant immobile, toisant les tréfonds des yeux de la sirène sans parvenir à faire taire cette voix à l’intérieur qui lui susurrait que tout espoir était vain. Elle refusait de s’accrocher à des rumeurs, à des on-dit, quand aucun de ses deux parents n’avait essayé de la retrouver en seize ans.

Quand elle les avait vus mourir.

Iemanja se trompait et il était inconcevable qu'il en soit autrement.

« Maintenant, raconte-moi ce qu’il t’est arrivé, à toi et aux tiens. J’ai besoin de savoir pour faire en sorte que ça ne recommence plus jamais.* »

Il était évident que l’émotion leur montait aux yeux alors que la sirène lui racontait le bain de sang dans lequel son peuple s'était noyé, quand bien même Yara n’avait pas pleuré depuis bien longtemps. Elle avait connu ce chef, le père d'Iemanja, reconnu pour être bon avec les siens, droit, juste, tout ce qu’on attendait d’un véritable leader. Il avait accepté la présence des sorciers qui vivaient au-dessus d'eux et les avait soignés, aidés même, à plusieurs reprises. Désormais, c’était sa fille qui prenait le relais et Yara ne pouvait s’empêcher d’être fière de cette amie que la vie lui avait retiré avant de la lui rendre, comme si le temps n’avait jamais été un ennemi.


Ç'aurait été un mensonge que de dire que les nouvelles qu'Iemanja lui avait partagées ne l'avaient pas, au plus profond d'elle, troublée. Yara ne voulait rien montrer de cette agitation intérieure qui l'animait, toujours guidée par sa résolution de ne plus laisser quiconque la surprendre ou la déconcerter. Cette sirène qui faisait partie du passé ne faisait en rien exception, et il était hors de question d'envisager un seul instant montrer au grand jour le remue-ménage de ses émotions qui l'envahissaient.

Yara avait été convoquée par Jade pour accomplir une mission, et celle-ci était parfaitement engagée. Il n'y avait rien de plus à en dire, et la chasseuse aurait largement le temps de passer une nouvelle nuit de solitude à peser la portée des mots qui lui avaient été lancés au visage sans aucune précaution. Iemanja avait vu que Yara avait changé, mais probablement n'avait-elle pas tout à fait saisi à quel point.

Ce fut finalement la voix de Jade qui la ramena à la réalité. Comme si ses pensées n'avaient jamais quitté la terre ferme, la Brésilienne se racla la gorge avant de reprendre le rôle de traductrice qui lui seyait à merveille, tant elle reprenait avec une précision rare les propos de sa supérieure à l'encontre de son amie de longue date, dont les retrouvailles la marqueraient bien plus qu'elle ne voudrait bien l'avouer.

« Les strangulots se chargeront d'accueillir tout sorcier qui pénètrera sur leurs terres, qu'il soit habilité ou non. Ils sont éduqués pour. Il n'y a aucune précaution particulière à prendre, si ce n'est de ne pas se laisser intimider par leur cruel manque d'hospitalité. Ce sont eux qui montreront la marche à suivre. Mais les premiers temps, je tâcherai d'être présente pour assurer le lien. Iemanja ne fera confiance à personne que je ne lui aurais pas présenté au préalable. »

C'était un fait, mais Yara ne nourrissait aucun doute quant au fait que Jade en était déjà consciente. Bien que la directrice puisse paraître relativement discrète, il était évident qu'elle connaissait son travail mieux que personne, et même une chasseuse comme Yara était forcée d'admettre qu'elle l'accomplissait avec brio. Même si leurs avis divergeaient, souvent. Même si Yara faisait très rarement des compliments.

D'ailleurs, elle approuva silencieusement lorsque Jade mentionna les idées reçues sur les lycans, ne pouvant néanmoins s'empêcher de grincer des dents à cette mention. Elle traduisit ses mots à contre-coeur, ne souhaitant pas inquiéter davantage Iemanja qui avait déjà beaucoup à penser après ces échanges.

« Je ferai le nécessaire pour aider les êtres de l'eau à se déplacer, dans ce cas. Rapidement », proposa Yara sans véritablement laisser d'autres options se dégager derrière ses propos. « J'en profiterai pour explorer les environs. Je préfère que Iemanja ne s'éloigne pas trop du coeur de son village, surtout tant que les sortilèges ne sont pas érigés autour de leur domaine. Si cela vous convient. »

La nuance était nécessaire bien que sa supérieure ne semblait pas se froisser de son ton qui se voulait à la fois expéditif et directif.

Personne n'y pourrait rien changer.

C'était Yara tout craché.

Iemanja ne devait pas comprendre la plupart des mots qu'elles prononçaient en anglais, mais il y avait fort à parier qu'elle avait perçu les sonorités de sa voix et qu'elle ne pourrait qu'en conclure qu'elles avaient complètement changé.

Regardant Jade s'incliner, elle traduisit ses remerciements à l'égard d'Iemanja et s'attarda un instant sur cette mèche de cheveux virevoltant au vent sans pour autant percevoir ce qu'elle découvrait en se soulevant. Est-ce que cela aurait changé quelque chose à la façon dont l'une et l'autre se percevaient ?

Jade transplana.

Laissant seules Iemanja et Yara.

Ses yeux remplis de larmes, cette dernière prit soin de retenir chacune d'entre elles alors qu'elle se retournait vers la sirène.

Cette journée aurait au moins eu le mérite de faire briller ses yeux.


* En Mermish.