L'irrésistible (Yara)

Une unique silhouette féminine se dégageait des couloirs du Ministère, en cette fin de journée. A cette heure-ci, alors que l’après-midi laissait sa place au début de soirée, nombre de travailleurs avaient déjà déserté les lieux, et les plus assidus d’entre eux étaient simplement enfermés dans leurs bureaux. Que ce soit pour entretenir la culture du présenteisme ou pour boucler des dossiers urgents.

De quel côté Ebenezer Grimm pouvait-il bien se placer ? Ni de l’un ni de l’autre, probablement.

Il n’était pas du genre à choisir. Il avait toujours eu du mal pour ça.

D’un pas assuré, Yara se dirigeait justement vers son bureau, qu’elle connaissait bien pour l’avoir régulièrement côtoyé ces dernières années. Sans but précis. Du moins, c’est ce qu’elle se disait, quand elle cherchait à se mentir à elle-même. Une pomme à la main, elle la menait à sa bouche pour y croquer de temps à autre, et en prit une nouvelle bouchée avec classe et appétit juste avant de pousser la porte du bureau.

Sans frapper, ça allait de soi.

Savourant sa pomme comme elle dégustait le regard surpris et perdu d’Ebenezer, elle s’assit sur une chaise avec toute la nonchalance à laquelle elle l’avait habitué, croisant ses jambes en poursuivant son goûter.

La surprise de sa première annonce ne parvint pas à changer ses traits. Yara gardait le même visage borné et angélique, doux et dur à la fois, subtil mélange entre ce qu’elle était devenue aujourd’hui et ce qu’elle avait été autrefois. La seconde nouvelle fut un peu plus dure à encaisser néanmoins, mais elle ne put s’empêcher de lui adresser un regard courroucé qui dissimulerait parfaitement ce qu’elle pensait vraiment de cette information.

« Bordel, Grimm, pour le bien de ta nouvelle relation et de l’heureuse élue, qui que ce soit… T’es censé m’annoncer ça comme une bonne nouvelle, pas comme si quelqu’un venait juste de mourir  », pesta-t-elle en levant les yeux au ciel.

Saisissant un nouveau morceau de sa pomme avec ses dents, son dos vint s’appuyer un peu plus fort contre le dossier de la chaise qui l’accueillait, écoutant avec inattention ce qu’il était en train de lui annoncer. Comme s’il avait besoin de s’expliquer, alors qu’elle avait toujours insisté sur le fait que, quoi qui les lient, ça n’avait rien à voir avec l’exclusivité. À peine un lien, en fait. Seulement un passe-temps.

Pourquoi les hommes avaient-ils cette fâcheuse tendance à tout compliquer ?

Ou bien était-ce encore un de ces mensonges qu’elle se plaisait à se répéter pour se rassurer ?

Son rire résonna sans mesure entre les murs lorsqu’elle entendit ses pré-requis pour s’autoriser à sortir avec elle.

« T’es un grand malade, Grimm. On verra qui va draguer qui et qui va chercher à peloter qui après quelques verres, tu veux ? En tout cas, si t’as besoin d’un psy, aux dernières nouvelles, il y a quelques permanences de psychomages au Ministère. J’ai pas particulièrement envie de t’entendre te lamenter sur le vide immense que tu ressens dans ta vie depuis que t’es en couple, sur le comptoir du bar. Manquerait plus que tu pleures dans mes bras.  » Relevant ses yeux d’ambre vers lui, elle avala la dernière bouchée de sa pomme, ne gardant que le trognon entre ses doigts graciles. « En tout cas. Tu pourras toujours m’écrire quand tu te rendras compte que c’est une perte de temps et qu’en plus, l’exclusivité, ça n’a rien d’amusant.  »

Probablement aurait-elle pu lui dire que sa porte lui serait toujours ouverte, à la place de "tu m’écriras".

Excepté que la porte de chez elle n’avait jamais été ouverte pour quiconque d’autre qu’elle.

Parce que jamais Yara n’avait accepté la présence d’un homme dans son appartement. Ceux qui y étaient déjà entrés l’avaient fait sans son consentement.

Probablement l’explication résidait-elle dans ce cruel manque de confiance qu’elle ressentait à l’égard non seulement des lycans, mais aussi de la plupart des représentants de la gente masculine, depuis que son meilleur ami l’avait délibérément trahie. La plus belle leçon qu’elle ait tirée de cet épisode de sa vie, c’était qu’on savait jamais vraiment à qui on avait affaire.

La preuve. Même Ebenezer Grimm venait de la surprendre.

« Allez. Viens Don Juan.  » Elle se releva d’un mouvement élégant pour se rapprocher de lui et attraper son bras, jetant son trognon au passage. « Allons découvrir le nouveau toi. Et profite pas du transplanage pour faire je ne sais quoi. Ou je te coupe les mains et tu devras lui expliquer pourquoi. »

Elle ne souriait pas. Parce qu’il savait que si quelqu’un était bien capable de mettre ses menaces à exécution, c’était Yara.

L’air ailleurs, son regard s’était arrêté sur un point fixe, au loin, tout en lui permettant d’observer dans son champ de vision les gestes aléatoires d’Ebenezer.

Les flammes dansaient en faisant disparaître un dossier confidentiel, et leurs lueurs d’un vert vif faisaient briller les deux visages des employés du Ministère en cette fin de journée.

Le sourire de Yara se faisait imperceptible mais il était bien là. Quelque part. Si l’on y prêtait attention, il montrait même une pointe d’espièglerie.

« La tristesse c’est pour les gens faibles d’esprit, Ebenezer. À toi de voir si tu te reconnais là-dedans. »

Yara, elle, avait choisi un autre chemin. Il était faux de dire qu’elle n’avait jamais pleuré, mais la tristesse, elle la gardait désormais pour ses seuls face-à-face avec les démons de ses nuits.

Devant ses mots, alors qu’il dépeignait un portrait qu’elle ne reconnaissait pas, son visage regagna tout à coup tout son sérieux.

« Tu ne sais pas ce que je veux. »

Savoir ce qu’on ne voulait pas, en revanche, constituait déjà un excellent début.

Elle ne voulait pas jeter l’ancre sur un territoire conquis donné, pas plus qu’elle ne souhaitait mettre les voiles vers d’autres montrées. Sa vie amoureuse était inexistante, au mieux, une île déserte, ou tout bien considéré, un voyage éternel dans lequel elle choisissait seule les étapes et les excursions.

Et c'était mieux ainsi.

Pas une trace d’envie, pas une pointe de jalousie.

Et elle ne se considérait pas plus mal en point que ça.

Voilà bien longtemps que Yara avait refusé les attaches avec d’autres êtres humains, triant sur le volet ceux à qui elle offrait sa confiance. À bien y penser, il n’y avait qu’une seule exception à ce jour, en la personne d’ @Eurion Cynfeirdd.

Les autres finissaient toujours par partir ou par mentir. À quoi bon perdre son temps ?

Levant les yeux au ciel quand Ebenezer laissa entendre des phrases au conditionnel, Yara n’attendit pas la fin de ses propos pour transplaner.

Le débat était clos.

Et à l’instant même où ses pieds rencontrèrent à nouveau le sol, la jeune femme s’éloigna, loin de s’affirmer comme la vile tentatrice qu’il devait s’imaginer qu’elle était. Peut-être que ce serait ça, le plus dur pour lui, finalement. Qu’elle ne cherche pas à s’accrocher ni même à le faire succomber. Mieux que tout ça, Yara le respectait.

Elle ne cautionnait pas, loin de vouloir se plier à de telles chaînes.

Mais elle le ménageait.

« Arrête tes simagrées, Grimm, on allait quand même pas se pointer aux Trois Balais. Et la tête de Sanglier n’a jamais porté aussi bien son nom depuis que j’ai transformé le gérant en marcassin. Au pire si t’es pas content, tu sais où est la sortie. »

Joueuse et sournoise comme elle aimait l’être, l’ancienne Serpentard lui indiqua la porte par laquelle ils allaient entrer, d’un geste de la main. Pas parce qu’elle souhaitait qu’il s’en aille — au fond d’elle, bien profond, quelque part, elle appréciait sa compagnie.

Mais plutôt parce qu’elle le connaissait assez pour savoir qu’il n’avait aucune volonté. Et parce qu’elle aimait bien prouver qu’elle avait raison.

Croisant ses bras dans une position nonchalante qu’elle maîtrisait à la perfection, un regard bien curieux lorgnait le gérant de ces lieux.

« Tu peux dire le tourtereau, Olaf, y en a qu’un seul ici. Parce que le cœur de Monsieur Grimm ici présent est pris. Eh oui ! Quoi, c’était un secret ? », demanda-t-elle faussement choquée, arquant caricaturalement les sourcils. « T’as si peu confiance en toi que tu crois que tu vas tourner à l’eau toute la soirée ? Mais dis-moi, c’est qu’elle t’a complètement retourné le cerveau cette fille, t’es sûr que tu veux pas aller voir un médicomage ? - Merci Olaf. » Posant sa tête sur sa main en écoutant son discours, la chasseuse le regardait d’un air las, de ses yeux d’ambre qui semblaient lui demander quand est-ce qu’il en aurait fini. « Bon allez trinque, plutôt que de dire des conneries là, tu me fatigues déjà. La marque sur ta fesse, tout le monde sait que c’est le coup de pied au cul d’un gobelin qui voulait fermer son casino quand toi tu voulais absolument faire "une dernière partie" alors, franchement, Grimm, la ramène pas trop. »

Sa pinte dans la main, elle ramena son verre vers Ebenezer pour trinquer bruyamment avec lui. Probablement une caïpirinha bien dosée aurait-elle été mieux appréciée, mais une bière ferait l’affaire pour ce soir.

« Bon raconte-moi. C’est qui cette fille alors ? Tu l’as rencontrée comment ? »

Curiosité ou volonté de faire la conversation ?

La silhouette de Yara se tenait droite, appuyée sagement au comptoir du bar. Les jambes croisées, un sourire moqueur à ses lèvres, elle n’avait plus rien de la chasseuse que nombre de lycans avaient pu croiser sur leur route.

Parfois, la femme prenait le dessus. Celle qu’elle avait pu être avant. Celle qu’elle avait perdu de vue. Loin de ses instincts revanchards, elle passait juste un moment simple en compagnie de quelqu’un qu’elle appréciait.

C’était d’ailleurs parce qu’elle appréciait Ebenezer qu’elle n’avait pas encore retourné le dos de sa main sur son visage devant ses réflexions — y compris devant celles qui criaient le plus la vérité.

« Mon absence de joie de vivre ne t’a jamais posé problème quand on couchait ensemble. »

C’était un peu osé de sa part de cracher sur la  marchandise, maintenant que son cœur était pris ailleurs.

Mais Yara ne prêtait pas attention à ce genre de détails. Sa remarque était à but purement informatif. Factuel.

Ce n’était pas comme si ce genre de plaisirs charnels impliquait le bonheur ou nécessitait un sourire. On n’avait pas besoin d’être heureux pour combler les vides de sa propre existence.

Avait-on besoin d’être heureux tout court pour mener sa vie comme on l’entendait ?

Levant les yeux au ciel en l’entendant parler de secret défense, Yara continuait de siroter sa boisson comme s’il s’agissait du meilleur nectar qui ait jamais existé, quand elle détestait la bière en provenance de ces pays qui n’avaient pas le goût des bonnes choses.

Ebenezer semblait l’avoir aussi perdu, à bien y penser, ce qui ne faisait plus de doute quand elle s'entendit qualifier de boudin : elle lui donna un coup de coude dans les côtes avec une force démesurée pour une simple petite blague.

Au moins, elle réagissait. D’habitude, elle ne prenait même pas la peine de faire semblant de se préoccuper des autres.

« Mécamage tu dis ? Intelligente, en plus, et affranchie des clichés. Et bah. Félicitations Grimm, tu as l’air d’avoir déniché la perle rare. » Les yeux dans le vague, elle regardait le contenu de sa pinte comme si elle pouvait y noyer son regard. « Pourquoi ça se répéterait ? Si elle est aussi bien que tu le dis, ça va aller. »

Yara qui donnait des conseils en amour était le tableau le plus invraisemblable qu’il ait jamais été donné de contempler. En tant que femme qui n’avait jamais tenu une relation qui puisse un jour se rapprocher du qualificatif amoureuse, il y avait fort à parier que ses recommandations n’auraient aucun poids dans les oreilles d’Ebenezer.

Et ce serait bien normal.

« Tu l’aimes ? »

Elle se posait la question parce qu’elle n’avait jamais entendu ces mots de la bouche de quique ce soit à son égard depuis qu’elle avait posé les pieds en Europe.

Elle se posait la question, parce qu’elle se demandait parfois ce que ça faisait, de ressentir ces choses-là. Mais aussitôt que le Langue-de-Plomb eut donné cet avis qui lui était propre, son épaule se souleva comme si elle cherchait à se protéger d’une menace invisible.

Elle était comme ça, Yara.

Toujours à lever des barrières entre elle et les autres alors même qu’on ne pouvait plus la blesser.

« Malheureuse ? », demanda-t-elle en soufflant du nez comme si c’était la plus grosse bêtise qu’il lui ait été donné d’entendre dans sa vie. « Vivre seule n’est pas synonyme de malheur, Grimm. Ne pas avoir d’attache, c’est au contraire ce qu’il y a de plus libérateur au monde. »

Alors que son interlocutrice avait un léger sourire qui se dessinait sur ses lèvres, Ebenezer se reprenait un coup dans les côtes, assez puissant pour lui couper le souffle à nouveau.

Elle tempérait. C'était assez rare pour être souligné.

« T’en fais pas pour moi. » Une pause, un regard. « Je t’écoute Ebenezer, c’est ton moment. Qu’est-ce que je dois régler pour trouver l’homme de ma vie, celui qui me rendra heureuse ? »

Dans yeux de la chasseuse, une étrange lueur brillait.

Celle de la provocation.

Parce qu’elle savait bien qu’elle n’avait rien à attendre ni à espérer des autres. Rien de ce qu'Ebenezer pourrait suggérer ne lui ferait changer d'avis.

Comme l’adage le disait, mieux valait être seule que mal accompagnée.

Et elle avait déjà sa propre compagnie à accepter, avant de penser à s'embarrasser de celle de quelqu’un d’autre.

Le visage grimaçant d’Ebenezer indiquait, sans grande surprise, que les silences et les réponses de sa camarade de beuverie nocturne ne lui avaient pas apporté satisfaction.

Rarement, Yara assouvissait la curiosité de ceux qui s’intéressaient un tant soit peu à elle. Rester un mystère à leurs yeux avait toujours été une manière pour elle de se protéger, et même parmi le peu d’amis qu’elle avait eu dans sa vie, aucun ne pouvait se targuer de connaître entièrement son passé.

Une fois, elle avait tendu la main à un ami dans le besoin.

Une fois, elle avait donné sa confiance, croyant rendre service sans rien attendre en retour.

Ça s’était terminé dans un bain de sang dans lequel elle-même avait manqué de se noyer, y laissant sans doute une partie de son innocence avec cet épiderme qui recouvrait son dos. Et depuis, c’était terminé. Ni Ebenezer, ni @Eugène Fogg avant qu’il ne la trahisse, ni @Scott Nightingale, ni @Eurion Cynfeirdd ne savaient le pourquoi du comment Yara était devenue celle qu’elle était aujourd’hui.

Et ça lui allait très bien comme ça.

Pourquoi s’ouvrir quand le mystère pouvait encore rester entier ?

La Brésilienne avait siroté son verre, levant le bras sans rien dire pour en quémander un autre. Quelque chose de plus fort. Du Whisky Pur Feu. Voilà ce qu’il lui fallait pour affronter le monologue d’Ebenezer sur l’amour. Un concept qui lui était étranger autant qu’elle pouvait l’être à ce pays qui l’accueillait.

« Les hommes. Ce que vous pouvez être compliqués. Ou alors… c’est juste toi ? » Son rire se fit taquin voire moqueur, et ses gestes indiquaient qu’elle venait de se retenir de lui asséner un nouveau coup dans les côtes. Il n’avait pas seulement grimacé par mécontentement. Il avait aussi souffert, entre autre parce que Yara ne maîtrisait pas sa force. Elle n’en avait peut-être même pas conscience. « Ouais, je pense que c’est juste toi. Mais tant qu’elle ne te fait pas de mal, après tout... »

Un brin sur la défensive quand il s’agissait de son entourage proche, un poil possessive aussi peut-être, son clin d’œil sous couvert d’humour signifiait clairement qu’il valait mieux que sa dulcinée ne s’aventure pas là-dedans. Mais Yara avait assez de respect pour Ebenezer pour qu'aucune menace ne sorte de sa bouche.

Enfin, chez elle, le respect était une valeur subjective, étant donné comment elle le traitait depuis qu’ils s’étaient retrouvés dans son bureau.

En voilà, une vraie question : ses amants étaient-ils  aussi ses amis, ou se cantonnaient-ils à ce seul rôle qu’elle leur donnait ? Dès lors, jusqu’à quelle point laisser entrevoir ce qu’elle était au plus profond d’elle ?

« Le bonheur, c’est quelque chose de relatif », commença-t-elle, se moquant ouvertement de lui cette fois-ci. « Comme la beauté, Grimm. Ce qui compte vraiment, c’est ce qu’il y a à l’intérieur. »

Yara était un fruit pourri de l'intérieur.

Et personne n’avait suffisamment creusé pour voir ce qu’il s’y passait réellement. Les seuls qui s’y étaient essayés avait été violemment rejetés. Hein, Eugène ?

« Ça me va très bien qu’ils pensent que je suis une vieille fille. Comme ça, j’ai pas à me justifier sur le fait que je ne suis pas fréquentable. » Son verre de Whisky Pur Feu glissa jusqu’à elle et, interpelant le serveur en claquant des doigts, seules ses lèvres bougèrent pour demander « Le même pour lui ! » alors qu’elle montrait Ebenezer du doigt. « C’est que je ne sais pas combien de verre sil te faut pour que t’arrêtes d’être sérieux comme ça et que tu deviennes intéressant. Ou alors c’est l’amour qui te rend comme ça ? Ou l’attachement, peu importe comment t’appelles ça. C’est juste que ça m’étonne que t’aies pas encore rejoint la chanteuse sur scène. Allez, un p’tit karaoké, comme au bon vieux temps. » Sa lèvre inférieure se tordit pour lui donner cette moue presque suppliante.

S’il lui refusait ça, c’est qu’il y avait vraiment de l’amour dans l’air.

Et il était clair qu’il ne serait pas pour elle.

Parce qu'il avait raison et que Yara avait réellement un problème.

Quelle spectacle pathétique que d’entendre ces deux agents du Ministère parler de sujets aussi bateau devant un verre d’alcool en pleine semaine, un jeudi soir.

Difficile pour Yara de se retenir de souffler du nez à nouveau, en voyant Ebenezer se sentir pousser des ailes de coach de vie. Elle n’avait pu s’en empêcher, c’était plus fort qu’elle. Si la nature l’avait pourvue d’une certaine beauté extérieure, jamais Yara n’aurait pu prétendre être belle à l’intérieur. Elle mieux que personne savait ce qui s’y trouvait.

Obscurité, douleur, vengeance, violence.

Aucune beauté ne transparaissait à travers ces mots-là.

« Oui, oui, la musique moldue, le vin français. Tu me le dis à chaque fois. Allez, allez Grimm, fais-nous ta plus belle prestation. J’ai d’autres loups à fouetter. »

Mais cette laideur intérieure n’avait pas l’air de déranger Ebenezer plus que ça. Il semblait même être en train de passer une bonne soirée.

Ceux qui savaient observer le verraient. Ses yeux de blaireau battu brillaient plus fort qu’à l’accoutumée. Et pour la première fois depuis le début de cette soirée, l’amour n’avait rien à voir là-dedans. Pas de @Mira Aslan, pas de théorie de la relativité, pas de sentiments. On était bien loin de tout ça. Au fil des années, Yara avait appris à déceler les signes qui indiquaient qu’Ebenezer basculait de l’autre côté. Que la goutte d'alcool de trop venait d’être consommée. Ce n’était pas par hasard qu’elle lui avait parlé de karaoké, à ce moment-ci de la soirée. Elle l’avait fait, parce qu’elle savait à l’avance qu’il ne pourrait pas lui refuser et parce que malgré tout ce qu’il pouvait en dire, il ne tenait pas particulièrement l’alcool.

Les vapeurs de l’éthanol lui montaient bien à la tête, à elle aussi. Mais pas au point d’aller se donner en spectacle sur la scène d’un bar devant des inconnus. Qu’on ne s’y méprenne pas : Yara avait le Brésil dans le sang. La danse, c’était dans son ADN. La musique, qu’elle soit de chez elle ou d’ici, était sa raison de vivre. Pourtant, en Europe, elle avait toujours préféré rester dans l’ombre et devenir la spectatrice de ce genre d’instants de vie. En l’occurrence, elle se délectait de voir Ebenezer faire. C’était son petit plaisir coupable, elle devait l’admettre. Aussi chiante qu’elle pouvait être.

Et comme le travail l’appelait après trop de temps passé loin de son bureau, elle n’avait pu résister à l’appel du karaoké avant de s’en aller.

Alors, le Grimm avait accepté de partager avec l’assemblée sa plus belle voix d’homme saoul. Et dès les premières paroles, Yara avait compris qu’il n’avait pas choisi cette chanson au hasard.

La chasseuse le regardait, la tête posée sur ses mains, se demandant si elle n’aurait pas préféré que tout ça arrive effectivement dans son esprit pour continuer sa petite vie tranquille, aux côtés de ses parents et amis, dans le pays qui l’avait vue naître.

Mais son passé était aussi ce qui l’avait forgée.

Sans lui, elle n’aurait jamais pu devenir aussi forte.

Sans lui, elle n’aurait jamais appris à parler anglais.

Sans lui, elle ne serait jamais devenue chasseuse.

Mais sa vie, alors, que serait-elle devenue ?

Dans l’ombre d’un public semi conquis par le remplacement de sa chanteuse préférée, Yara n’attendait que le moment opportun pour s’éclipser avec la discrétion qu’on attendait de quelqu’un du métier.

Gentleness clears the soul
Love will clean your mind and make you free.

Quelle connerie, cette chanson.

Subitement, la jeune femme se leva au milieu du bar et jeta un dernier regard à Ebenezer à travers l’assemblée. Un clin d’oeil furtif, et elle disparut dans l’obscurité.

Sur la table, ne restait qu’un morceau de papier.

Sois heureux.
Et passe le bonjour à Mira. Ou pas, si tu veux pas tout faire foirer ;-)