Tartare is better for him than Hell. (Sio)

Le reflet dans le miroir était troublant à bien des égards. On y voyait une jeune femme à la peau pâle comme de la porcelaine, vêtue d’une longue robe aux reflets bleus, corriger avec soin tous les petits détails pouvant encore l’empêcher de se rapprocher de la perfection qu’elle avait visé en anticipant chaque minute de cette journée.

Jusqu’ici, tout s’était déroulé comme elle l’attendait, et c'était déjà un soulagement, à quelques heures à peine de la première cérémonie de son mariage.

Mais pas un seul instant elle n’avait pensé rester bloquée de longues minutes devant une glace, prenant, pour la deuxième fois de sa vie, brusquement conscience de la ressemblance troublante avec sa mère.

La grande absente de la journée.

Et si Siobhán avait du mal à digérer qu’elle ne croiserait pas son regard dans la foule, la demie-vélane savait, depuis qu’Edel le lui avait fait comprendre, qu’elle serait là à chaque instant important de cette journée.

Ether Gavalagh n’aurait manqué ça pour rien au monde.

Probablement un miroir du Rised aurait-il montré le même reflet que maintenant, au détail près que la silhouette fine de sa mère se dessinerait gracieusement aux côtés de celle de sa fille, glissant une main sur son épaule dans une volonté de dire sans parler qu’elle approuvait ce qui allait se passer dans les prochaines heures.

Et dans les abysses des yeux bleus de Siobhán, c’était bien tout ce qui comptait. Plus encore que l’avis de son père, qui ne se gênait de toute façon jamais pour lui partager le sien même quand il n’était pas forcément souhaité ni même sollicité. Après tout, il avait déjà saisi la première opportunité de juger @Edel Almadovar, dans sa dernière lettre.

Et, justement, le voici qui frappait à la porte. Siobhán aurait reconnu ce bruit familier entre mille. Elle ne se retournait même pas pour s’assurer qu’il s’agissait bien de lui.

Elle savait.

Il était pile dans l’angle permettant à Siobhán de le regarder à travers le miroir. À le voir porter sa main à sa bouche, elle comprit immédiatement qu’il s’était fait la même réflexion qu’elle.

Sa mère vivait à travers elle.

Elle se retourna vers Luke sans bouger ses jambes, alors qu’un léger sourire s’esquissait sur naturellement sur son visage.

« J’aurais tellement aimé qu’elle soit là. Mais je sais que si elle en a l’occasion, de là où elle est, elle est aux premières loges... »

Si aucune larme n’avait coulé à cet instant, remplacée par un sourire tendre, c’était parce que lors de leur première excursion dans la salle sur demande, Edel lui avait avoué que rien n’était plus vivant que la mort. Parce qu’elle faisait précisément partie de la vie.

Le voyant déposer une petite boîte sur une table non loin d’eux avant de se rapprocher d'elle, l’Irlandaise ne put s’en empêcher.

« Qu’est-ce que c’est, papa ? », avait-elle demandé en pointant la-dite boîte du menton, ne parvenant à cacher sa curiosité, comme à son habitude.

Son père l’enlaçait tendrement et elle savait ce qu’il voulait dire même si sa voix ne prononçait aucun mot. Ils avaient des hauts et ils avaient des bas, mais Siobhán mieux que personne savait que toutes les relations n’avaient pas besoin d’être parfaites pour être importantes. Pour compter.

Ça ne l’empêchait pas de lever les yeux au ciel quand son père lui suggéra la fuite avant même le début de ce jour, qu’elle avait tant attendu ces dernières semaines.

« Ce mariage n’a rien de vilain. C’est ma décision. Le seul vilain ici c’est celui qui cherche à faire fuir la mariée alors que 400 personnes attendent dehors. » Son regard ne pouvait s’empêcher de le réprimander alors qu’elle riait doucement en se retournant vers le miroir, avant de regagner son sérieux devant la réflexion de son père. « Edel a une relation très fusionnelle avec sa mère. Pas une seule seconde elle n’a remis en cause sa décision, elle, et je ne l’ai pas vue se pointer avec une tête laissant à penser qu’elle se rendait à un enterrement plutôt qu’à un mariage. » Finalement, elle se retourna complètement vers lui, ignorant ses dernières blagues sur les notes d’Edel. « Papa, ce que je disais dans ma lettre est vrai. J’aimerais vraiment que tu me fasses confiance, pour une fois. Et par extension, que tu fasses confiance à Edel. Je ne veux étrangler personne, je n’ai besoin de rien, je voudrais juste que mon père et mon frère  cessent de sans arrêt questionner ce que je décide, ce que je fais ou ce que je veux. Est-ce que tu crois que c’est possible ? Au moins pour aujourd’hui ? Sinon, je vais devoir demander à Jehánn de te préparer une potion de sommeil. »

« Papa. » Ses grands yeux bleus s’arrêtèrent sur lui. « Je ne vais pas mourir. Je vais me marier. Vous continuerez à me donner votre avis même quand je ne vous le demanderai pas. Je compte sur vous pour ça. »

C’était un fait. Et à en croire les mots de son père, il s’agissait même d’une vérité importante à rappeler, tant celui-ci semblait croire que son monde entier allait être bouleversé en l’espace d’une seule journée.

Oui, le nom de famille de sa fille allait sensiblement changer — même si Siobhán comptait bien garder son identité ; le nom de ses parents avait aussi forgé sa personnalité — et elle compterait une bague de plus à ses doigts. Deux, même, si l’on comptait l’anneau de Claddagh. Mais pour le reste… la Terre ne s’arrêterait pas de tourner, quand bien même son univers comptait une nouvelle planète.

Une planète qui avait su l’accueillir, la conforter, la rassurer, et qui lui permettait de s’épanouir, au quotidien.

Rien n’allait changer.

Elle mènerait ses études à leur terme.
Elle continuerait d’aller à Poudlard.
Elle excellerait toujours en cours de métamorphose.
Elle déjouerait le règlement pour découcher, parfois — ce qu’elle faisait régulièrement depuis de nombreux mois.
Elle passerait son temps libre à la bibliothèque.
Elle se chamaillerait avec son père. Puis son frère. Puis son père de nouveau.

Elle continuerait d’être elle, mais en mieux.

C’est donc ça, l’amour.

Il existait sous de multiples formes. Et la condition du bonheur était de savoir les repérer.

Il y avait celui qu’Edel lui apportait, incomparable, sans pareil, et transcendant.

Puis, il y avait celui de sa famille. Un amour qu’on ne disait jamais à haute voix et qu’on n'avait jamais besoin de réitérer pour en reconnaître la force et la puissance. Il suffisait d’une mèche replacée dans une coiffure orchestrée au millimètre près. Il suffisait d’un regard fuyant. De mots absents. D’une voix cassé et d’un cœur qui l’était certainement tout autant.

« Papa », répétait-elle.

Quand il s’était éloigné, elle s’était tournée vers lui.

Parce qu’il était celui qui l’avait élevée, elle n’avait pas besoin de poser de questions pour comprendre les sentiments qui faisaient leur chemin jusqu’à son esprit. Elle était sa fille. Bien sûr qu'elle savait.

« Tu as fait de ton mieux », avait repris Siobhán, sentant sa longue robe frotter ses chevilles alors qu’elle faisait quelques pas vers lui. « Et Finn et moi, on s’en est sortis. On fait tous des erreurs. Si la tienne est de trop nous aimer, alors je pense qu’on pourra trouver la force de te pardonner. »

Sa main s’était posée sur son épaule alors qu’elle se penchait légèrement pour chercher son regard.

Luke et Siobhán ne se comprenaient pas toujours. Mais la seule vérité qui comptait était la suivante : nul amour ne remplaçait celui d’un père pour sa fille. Tout comme nul amour ne remplaçait celui d’une fille pour son père.

Après tout, n’était-il pas le premier homme de sa vie ?

« C’était la bague de maman ? Elle est magnifique. »

Ses yeux brillaient sous le coup de l'émotion. L’anneau de Claddagh que son père lui léguait symbolisait tout ce que ce mariage représentait au travers de ses yeux bleus. L’amitié des mains liées — plus squelettiques que la tradition le voulait, elles n’étaient pas sans rappeler le Mexique et ce qu’elle avait vu du Dia de Los Muertos — la loyauté de la couronne, mais surtout l’amour du cœur.

Siobhán savait que son père avait ressenti ça, lui aussi, de nombreuses années auparavant, pour une femme à qui il avait passé ce même anneau avant de devoir, lui-même, la retirer.

« Elle est magnifique. »

Elle n’osait prendre l’écrin, de peur d’outrepasser ses droits. De peur d’aller trop loin. Elle savait que l’absence de sa mère avait creusé le cœur de son père au fur et à mesure des années avec du sel, laissant un trou béant là où les plaies étaient encore à vif. Brûlantes de douleur.

Il aurait pu refaire sa vie, mais il n’avait pas réussi.

Car c’était le genre d’absence qui prenait toute la place dans la cage thoracique.

Elle était bien placée pour le savoir.

Passant ses doigts fins sur la petite boîte, elle la referma doucement, avant de la saisir dans sa paume et la déposer sur le bureau d’à côté. Elle glissa ses mains sur celles de son père.

« Au risque de me répéter : tu as le droit de refaire ta vie. Je sais que tu n’attends pas mon autorisation mais il faut surtout que toi, tu t’en donnes le droit. » Son sourire s’étira tendrement. « Je suis contente que tu sois venu avec Jehánn. Si jamais tu l’as choisie parce qu’elle te plaît… Donne lui sa chance de réparer ton cœur brisé. Comme je l’ai fait avec Edel. » Une bouffée d’air neuf vint emplir ses poumons. « Je ne te l’ai pas dit souvent mais tu as fait ce qu’il fallait, papa. Tu as toujours fait ta vie dans notre intérêt et j’aimerais maintenant que tu ne mènes ta vie pour personne d’autre que pour toi. »

Une manière de lui donner sa bénédiction même s’il n’en avait jamais eu besoin.

Peut-être Siobhán savait-elle au fond que si Luke n’avait jamais refait sa vie, c’était aussi parce que ça signifiait la laisser partir.

« J’ai besoin que mon papa soit heureux. Le jour de mon mariage, mais aussi ceux qui suivront. Tu crois pouvoir faire ça pour moi ? »

Luke affichait un sourire trop parfait pour être totalement naturel. Avec le temps, Siobhán avait appris à comprendre les mimiques de son visage, et surtout, les interpréter. En l’occurrence, il ne faisait aucun doute qu’il affichait là un étirement buccal signifiant qu’il était satisfait. De là à en connaître la raison précise, il ne fallait pas trop en demander : sa fille n’était pas voyante ni legilimens.

Elle était juste… sa fille.

Et, par mimétisme, cette dernière souriait aussi. Elle avait dit vrai en disant vouloir son père heureux, et le voir sourire à la mention de @Jehánn Cynfeirdd était un bon début. Son instinct lui avait toujours dit qu’il y avait eu quelque chose entre son père et elle. Si ce n’était une étincelle, peut-être pouvait-on parler d’alchimie.

Si Siobhán avait longtemps été médiocre — voire nulle — quand il s’agissait de ses propres relations, elle avait étrangement appris à développer une sorte de sixième sens quand il s’agissait de celles autres.

« Je n’ai aucun doute sur ta capacité à te dépêtrer de toutes les situations, étrangement. » Un seul de ses sourcils était arqué, répondant à ce sourire malicieux qui trônait sur ses lèvres. « Une histoire compliqué tu dis ? Tu piques ma curiosité. » Un silence. Siobhán regardait avec insistance dans ce miroir ou elle avait cru voir le reflet de sa mère un peu plus tôt. « Si elle me ressemblait tant que tu le dis… alors elle aurait voulu que tu sois heureux, elle aussi. Tu le sais. Et Jehánn… Jehánn n’est pas n’importe qui. »

Jehánn était une Cynfeirdd. De la famille qui l’avait élevée, en partie. Et s’il avait fallu ajouter un autre nom à cette liste qui allait encore s’allonger d’ici peu, Siobhán aurait sans doute opté pour celui-là, l’arborant avec fierté, tant il avait de sens pour elle.

La mine un brin penaude, elle se retourna à nouveau vers son père quand celui-ci en vint à la questionner sur ses peines de cœur.

« Moi. Je suis la seule fautive. J’avais brisé mon propre cœur en mille morceaux avant de me rendre compte qu’il était peut-être digne d’être aimé et d’aimer en retour. Et tu peux remercier @Edel Almadovar pour ça. »

Elle savait au fond d’elle qu’il ne percevait pas sa relation avec lui d’un bon œil malgré tout ce qu’elle pourrait lui dire et elle en était peinée. Si seulement il pouvait se rendre compte de tout ce qu’il faisait pour elle. Mais plutôt que de partir dans un énième débat elle se ravisa, s’approchant de la bague qu’il voulait déjà lui reprendre.

« Non. Je vais la mettre maintenant. Il y a d’autres alliances et Finn les a déjà. » Croyait-il vraiment que sa fille, qui cherchait à tout contrôler de sa vie dans ses moindres aspects, avait pu lâcher du lest le jour de son mariage ? La connaissait-il si bien qu’il le prétendait ? Était-il seulement… son père ? « On ne bouscule rien aujourd’hui enfin ! », lâcha-t-elle un peu plus fort, faussement outrée qu’il ait pu ne serait-ce que l’envisager. « Non, Finn sera là où je lui ai dit d’être, et tu m’accompagneras jusqu’à l’autel et… »

Son cœur s’était emballé d’un seul coup alors qu’elle avait déjà imaginé des centaines de fois ce moment. Mais manquer de le dire à haute voix avait eu un effet différent. Comme si ça le rendait réel, quelque part.

«Ce que je veux dire, c'est qu'on ne bouscule rien de ce que j’ai organisé », ajouta-t-elle, plus bas. « Déjà que je n’ose pas imaginer les cabrioles de tes clones qui doivent être à peu près aussi incontrôlables que toi. J’adore Flinky mais il faut un sacré degré de volonté pour essayer de te contrôler… J'ai essayé. »

Souriant à son père, elle s’approcha de lui, non sans jouer frénétiquement avec ses propres doigts et cette bague qui entouraient déjà l'un d'eux, comme elle l’avait l’habitude de le faire quand quelque chose la préoccupait.

Si Edel lui avait montré à travers ses yeux et sa culture que sa mère serait toujours là quand elle en aurait besoin si elle savait seulement où regarder, elle voulait savoir ce que son père en pensait au fond de lui.

« Est-ce que tu crois… qu’elle verra tout ça ? Est-ce que tu penses qu’elle est heureuse… où qu’elle soit ? »

Était-il pertinent de poser ce genre de questions alors même que son visage était aussi impeccable que sa coiffure et sa tenue ?

Probablement pas.

Certains jamais et d’autres toujours prenaient une tonalité différente selon le contexte dans lequel ils étaient employés. Ce jamais là, dans la bouche de son père, lui fit l’effet d’un coup asséné en plein dans le cœur.

Faire son deuil ne signifiait pas cesser de ressentir l’absence de l’autre. Ça signifiait juste apprendre à vivre avec. S’y habituer. Sans jamais oublier.

« Peut-être que Jehánn en a, elle aussi, des réponses. Si toutefois tu sais lui poser les bonnes questions. »

Au fond, Luke avait raison. Tout ce qu’elle disait par rapport à sa mère n’était que supposition. Siobhán lui attribuait des propos que cette dernière n’aurait peut-être jamais tenus ; elle ne pouvait pas savoir, puisqu’elle ne l’avait jamais connue. Ses lèvres se serrèrent légèrement en même temps qu’elles s’étiraient dans un fin sourire, parce qu’elle ne voulait pas montrer à son père que ses mots avaient fait mal. Parce qu’elle savait dissimuler ses failles et que s’il y avait bien un jour dans sa vie où elles n'avaient pas leur place, encore moins que d'habitude, c’était bien aujourd’hui.

En bon professeur qu’il était, Luke s’était contenté de poursuivre son discours explicatif, comme s’il était encore derrière son bureau, face à ses élèves. Ce n’était pas comme si Siobhán n’avait pas l’habitude de le voir revêtir sa robe de sorcier au milieu de leurs échanges père/fille. Il ne pouvait pas s’en empêcher. Et elle ne pouvait pas le changer. Non pas qu’elle le voulait.

Et quant à cette histoire de voile, de monde des vivants… Était-ce réellement l’explication recherchée ? Ou bien était-ce juste quelque chose que son père se disait pour essayer de l’apaiser, et de s’apaiser lui aussi dans le même temps ? Quoiqu’il en était, il n’y avait plus qu’une chose qui comptait. Il la pensait en paix, et c’était bien la seule nouvelle qui lui mit du baume au cœur.

Incapable de se douter de tout ce qui en retournait.  

Ce regard fuyant en disait long, pourtant.

Mais à ce moment-là, sa fille s’imaginait que c’était ses propres émotions qu’il fuyait.

Pas la vérité.

Les paroles qui vinrent ensuite eurent le mérite de la ramener dans le présent, là où tout se jouait.

Il avait raison. Elle devait se préparer.

Même s’il n’y avait que des détails à régler, désormais. Quelques mèches rebelles de-ci de-là, des faux plis sur sa robe longue, et tous ceux qui lui restaient encore à imaginer. Sans entendre la voix de sa mère qui résonnait pourtant dans ses oreilles de la plus curieuse des manières, Siobhán s’imaginait tout ce qu’elle aurait pu lui dire.

Et ça suffisait à la faire sourire.