It’s hard to regret something you didn’t choose.

La nuit s’échappait doucement du ciel londonien, alors qu’Aram passait juste l’arc de pierre à moitié en ruine qui marquait l’entrée du Marché aux Trolls. Il avait relevé le col de sa veste longue sur son visage afin de se protéger de la brise et ses rumeurs venues du fleuve. Le geôlier à l’entrée avait cependant reconnu l’habitué des lieux en un seul coup d’œil et le laissa entrer avec un signe de tête.

Le visage du sorcier rom était sombre et fermé, et s’il donnait l’impression d’être perdu dans ses pensées, ses yeux en revanche inspectaient les alentours avec une acuité qu’on ne leur soupçonnait pas. Il ne pouvait se permettre de se morfondre dans une inquiétude qui l’aurait empêché d’accomplir à bien ses missions. Si le sorcier était présent sur le sol britannique, c’était parce que le Congrès Magique Tzigane le voulait bien, et il était loin d’avoir satisfait à toutes ses obligations. S’il ne se montrait plus aussi efficace dans sa fonction, le Romanez pouvait risquer à tout moment de se voir retirer ses privilèges d’agent de la congrégation.

En entrant dans un bruyant vieux boui-boui, Aram n’attira aucun regard sur lui. Il avait développé ce don très pratique de passer inaperçu quand il le souhaitait, et il fut aussi discret qu’un fléreur sauvage en se faufilant jusqu’en arrière boutique, tirant un rideau épais pour atteindre la pièce qui lui était réservée. S’installant sur une banquette au tissu fatigué, il sortit un paquet de tarot d’une de ses poches internes qu’il étala devant lui.

Les cartes étaient l’un des moyens privilégiés pour échanger des informations au sein de l’endaja Romanez. Si Aram était particulièrement doué pour communiquer à travers l’espace, la Chovihani de son clan, Mihaela, savait pour sa part voir à travers le temps ce que le destin voulait bien leur signaler. Et il se trouvait qu’Aram avait grandement besoin de son aide. Mais alors qu’il venait à peine de positionner ses trois cartes, un frémissement à son cou se fit ressentir et le rom s’en empara instantanément pour ressentir une violente douleur le parcourir.

Il était arrivé quelque chose à celle qui tenait en son poing le bijou jumeau à celui-ci. Soufflant une injure en romani, Aram retourna ses cartes qui s’alignèrent en modifiant les motifs de leur dos pour faire apparaître une petite carte.

- Unde ești*, s’impatienta-t-il en laissant son pendentif vaciller au-dessus du plan. Soudain, l’anneau se posa sur un point bien précis et l’instant d’après, le sorcier avait transplané, laissant la pièce aussi tranquille que s’il n’y avait jamais mis les pieds.

L’odeur moite du sang, la morsure brûlante de la fièvre, le calme glacial de la mort… Si son visage ne reflétait jusqu’à présent qu’une froide amertume, l’alarme de la situation vint froisser le masque de son air composé et il se précipita vers le corps sans vie de la sorcière.

***

De longues minutes s’étaient écoulées, peut-être même des heures. Amaranth reposait à présent sur un lit aux draps propres, la main enduite d’une pâte épaisse et odorante, et recouverte de longues feuilles aux vertus régénératrices. Un bouquet de plantes sèches brûlait lentement à ses pieds, assainissant l’air et chassant les esprits des morts. Une sorte de gelée de pétales avait été enduite sur son front, calmant sa fièvre et apaisant son trouble.

Aram semblait toujours aussi fâché, mais lorsqu’il la vit s’éveiller, un sourire vint éclairer son air comme si on venait d’y allumer une lanterne.

- Pourquoi tu ne m’as pas appelé plus tôt, proastă** ! Qu’est-ce qui t’es arrivée ! Non non, ne te relève pas encore, reste couchée !

Derrière son ton cassant se lisait une écrasante préoccupation pour elle et son état de santé.



* Où es-tu
** Stupide

La sorcière tenta difficilement de parler, et dès qu’elle prononça son nom, Aram sentit sa colère se dégonfler comme la fourrure d’un fléreur qui aurait été jeté dans l’eau. Pourquoi se mettait-il dans tous ses états alors qu’elle gisait là, sous ses yeux, à l’article de la mort ? Il s’assit sur la couche de la jeune femme en lui prenant doucement la main, l’intimant au silence à la manière dont on faisait avec les tous petits enfants au sein de sa communauté.

- Chhh chhh, aye… C’est normal… Il faut m’appeler dans ces situations. Toujours. Peu importe ta demande. Je peux tout faire. C’est à ça qu’on sert nous les sorciers roms. Effectuer toutes les tâches ingrates qui rebutent les gens bien.

Discrètement, sa main s’aventura sur son poignet pour vérifier son poul, tandis que de l’autre, il tâtait sa tempe afin de surveiller sa température. Cette dernière avait bien chuté, et son cœur semblait avoir repris un battement plus régulier. Elle était sortie d’affaire, du moins, pour l’instant.

- Je peux nettoyer derrière toi, faire disparaître des corps. Tous sauf le tien. Je te préviens, si tu me refais un coup pareil et que tu ne reviens pas d’entre les morts, je te laisserai sans sépulture juste pour te le faire payer !

Le Romanez avait repris son ton courroucé bien que ses mouvements restaient aussi doux qu’empreints d’inquiétude. Ses gestes se firent aussi léger qu’une plume alors qu’ils tâtaient les bandages sur sa main blessés. Les doigts de la renarde avaient été apparemment cassés de la plus violente des manières, avant d’être redressés puis de se tordre de nouveau. La douleur avait dû être atroce, et suffisante pour la faire sombrer dans une fièvre délirante, sans parler de l’hémorragie. Le visage du sorcier s’assombrit et il se força à le secouer en détournant ses pensées pour se concentrer sur la question d’Amaranth.

- Mon peuple compte parmi les meilleurs guérisseurs. Nous avons toujours vécu en étant tenus à l’écart du reste du monde, et pour survivre, nous devions être en capacité de nous soigner en utilisant les plantes que nous avions sous la main.

Tout en parlant, il avait attrapé un linge préalablement humidifié dans un bol empli d’eau parfumée qu’il passa sur son front pour en retirer l’onguent qu’il avait appliqué. Maintenant qu’elle avait retrouvé une température qui ne risquait pas de la tuer, mieux valait l’enlever pour ne pas risquer de violents effets secondaires.

- Chez nous, ce sont les femmes qui portent ce savoir. On les appelle les Chovihanis, et elles dirigent les Endaja dans lesquels elles ont été appelées. J’ai la chance d’être l’enfant adoptif de la Chovihani des Romanez, et elle m’a transmis un certain nombre de choses…

Son sourire se fit un peu plus léger avant que ses pupilles sombres ne retombent sur la main que la sorcière tenait à présent serrée contre elle.

- Qui t’a fait ça, lui demanda-t-il durement en retrouvant toute sa sauvagerie, montrant sa blessure de son menton.

L’émotion qui se peint sur les traits de la sorcière devant son interrogation suffit pour faire perdre à Aram tout sentiment belliqueux. Sa main se serra un peu plus fort dans celle de la renarde lorsqu’elle qu’elle lui fit à mi-voix un aveu dont elle semblait déjà se sentir suffisamment coupable.

Si les pupilles du rom s’assombrirent, il se garda cependant bien de réagir alors qu’il l’écoutait parler sans réagir. En lui, ses démons s’affrontaient sans qu’il n’en montre rien. La fureur, l’empathie, l’affection… Aram se connaissait trop bien pour ne savoir qu’il composerait avec tout cela et il laissait la sorcière poursuivre péniblement, sachant pertinemment qu’une partie du poison s’évacuerait dans ces mots si difficilement prononcés.

Quand Amaranth eut enfin fini, le sorcier ne s’exprima pas immédiatement, la laissant se remettre doucement en s’affairant autour d’elle, remontant son oreiller, vérifiant ses bandages en silence. Se dégageant doucement en se relevant, il lui tourna le dos pour laver ses mains dans la bassine d’étain qu’il avait placée là.

- Tu ne perdras pas pied. Sa voix s’était élevée, ferme et autoritaire, sans qu’il ne laisse le loisir à la sorcière de deviner lequel de ses démons s’exprimait. Tant que je serai là, je ne te laisserai pas sombrer. Alors ne t’inquiète pas.

Attrapant un nouveau linge, il l'imbiba d’eau, avant d’y verser une huile parfumée issue d’un petit flacon de verre tinté qui était posé là. Lui faisant de nouveau face, il temponna ses tempes pour lui apporter un peu de fraîcheur.

- Tu es en vie, c’est tout ce qui compte. On a le temps pour explorer toutes les possibilités qui s’offrent à toi pour te guider sur le chemin de la cohabitation avec elle. Tu dois apprendre à moins te mettre en danger, à mieux connaître tes limites…

Cependant, l’autre entité les connaissait également. Dans sa lutte intérieure contre elle, Amaranth avait inconsciemment dû les dépasser pour la faire taire. Il n’était cependant dans l’intérêt ni de l’une ni de l’autre de se laisser mourir. Aram l’avait ressenti quand elle l’avait appelé. Ou plutôt, quand elles l’avaient appelé. Cette présence avait senti l’ombre de la mort approcher, et elle avait également compris l’aide que pourrait leur apporter le Romanez.

Le linge huilé quitta la tempe opaline pour venir effleurer la peau de sa joue, de son menton. Le regard du tzigane se fit plus tendre alors que sa main suivit la ligne de son cou, la naissance de son épaule, son bras laiteux et strié de cicatrices. Finalement, il attrapa de nouveau sa main pour la porter lentement à ses lèvres et l’embrasser. Interrompant son geste, Aram dévoila un sourire espiègle à son égard, ses yeux brillants d’un éclat malicieux et amusé.

- Un baiser tzigane, ça porte chance c’est bien connu. Tu as là le meilleur des boucliers. Mais il faudrait peut-être amplifier cette protection…

La sorcière répondit de manière bien trop positive à son invitation, s’approchant de lui en oubliant toutes ses douleurs et ses cicatrices. Aram ressentit un désir que la retenue qu’il s’imposait à son égard ne faisait que renforcer. Il pouvait lire dans les prunelles claires de la renarde la même passion qui la brulait, les attirant inexorablement l’un à l’autre.

Leur dernière rencontre lui revint en mémoire, au cœur de la forêt mystique où les ombres s’étaient mises à danser avec le pâle reflet de la lumière du jour dans le cours d’eau. C’était à ce moment que leurs deux âmes s’étaient irrémédiablement liées par la magie. Le Romanez l’observait de ses yeux comme des mares d'obscurité reflétant les secrets anciens qui l’habitaient. Le soleil se levait lentement, effleurant de ses rayons la pièce dans laquelle ils se trouvaient. Pourtant, n’était-ce le reflet des étoiles qui brillaient dans les yeux d’Aramanth comme des pierres précieuses dans le ciel d’encre ? Sous sa chevelure de feu, la renarde n’en demeurait pas moins blessée, et Aram sentait des vrilles de sa magie qui s’échappaient en vacillant faiblement de sa blessure.

- Tu es encore si faible, murmura-t-il en laissant sa voix ressembler au bruissement des feuilles qui avaient abrité leur premier baiser. Ses doigts continuaient de caresser sa peau d’albâtre pour répondre à l’envie qui le dévorait. Le souffle chaud de la sorcière continuait de l’embraser à mesure qu’il s'émerveillait de son esprit sauvage, laissant avec un certain plaisir la tension inexprimée régner entre eux. Il hésitait cependant, déchiré entre la tendresse qu'il ressentait et la passion féroce qui menaçait de le consumer.

- Et pourtant, tu possèdes un feu qui brûle - à la fois féroce et imprévisible. C'est une partie de toi, une force et un danger entremêlés.

Il sourit, ses lèvres se courbant comme un croissant de lune.

- Il est peut-être temps d'embrasser la totalité de nous-mêmes, car ce n’est qu’en acceptant l'obscurité que nous pouvons espérer trouver un jour l'équilibre.

Ses mots restaient suspendus dans l'air comme un enchantement, et alors l’astre du jour se levait, il combla brusquement le fossé qui le séparait encore d’elle. Ses doigts la frôlant et s’aventurant sous le drap qui la recouvrait allumèrent une multitude d’étincelles qui dansèrent comme des lucioles dans l'air chaud. Il l’embrassa de nouveau, passionnément, laissant ses lèvres lui confier toute la promesse de son ancestrale magie.

Sa main empoigna sa cuisse, pour la serrer contre lui alors qu’il laissait la passion déferler entre eux, une tempête balayant sur les frontières qu'il avait soigneusement érigées. Chaque geste d’Aram était empreint d’un tendre désir. Il connaissait le risque de voir Amaranth succomber à son démon intérieur - mais il connaissait aussi le pouvoir de la connexion et du lien indestructible que leur étreinte seule pouvait créer.

Alors que leurs âmes s'entremêlaient, la magie du rom se déchaînait, ses démons dévoilant l’énergie sauvage que créait la ferveur de leurs corps enchevêtrés. Mais Aram prenait garde à conserver une force directrice, l'ancrant même face à sa tempête intérieure. Et dans la profondeur de leur union, il découvrit une harmonie capable de transcender toutes leurs peurs. Un fragile équilibre entre passion et retenue – une étreinte créant à la fois un salut et une ancre au milieu des courants tourbillonnants de la magie et du désir.