Follow you into the dark

Si d’ordinaire, James empruntait à ses parents le très bel attelage de Lady Joleene, à savoir ses six magnifiques sombrals, cette fois il s’abstenu et y préféra les deux étalons venus du centre de l’Angleterre, une espèce bien particulière, semblable au Shire de par la robe noire et une liste en tête blanche plus ou moins prononcée, mais dont le corps massif pouvait déplacer des montagnes ou presque. Obéron et Caliban étaient des « géants doux », des forces de la nature du haut de leur deux mètres vingt au garrot, mais incapables du moindre mal. Souples malgré une musculature phénoménale, prudents malgré un corps massif, les deux étalons avaient grandi dans la forêt de Dean et avaient principalement servis à des travaux de ferme – les elfes de maison les appréciaient tout particulièrement et les avaient nourri presque plus de raison de carotte, au point que ces derniers ne voulaient plus en entendre parler. Maintenant, c’était à peine qu’ils levaient l’œil quand la friandise était proposée.

La calèche fut préparée pour sortir, affublée d’un petit elfe de maison arrivant à peine au genou de James, ce qui donnait au conducteur un air quelque peu amusant de le voir entourer de choses si démesurées et lui de demeurait si petit. Malgré tout, il grimpa sans un mot sur le siège en hauteur et par magie fit léviter les rennes d’Obéron et Caliban jusqu’à lui, attendant que le jeune Maître ne prenne place dans la calèche pour partir à toute vitesse.
A l’intérieur, par quelque magie que ce fut, aucune secousse ou mauvais virage n’était ressenti.

James terminait rapidement d’écrire sur un petit morceau de papier de son écriture si petite, si patte de mouche, les dernières informations pour mieux les lier avec celles de la dernière enquête de @Fergus Clearwater. Le mystère autour d’Alastor Stanhope était en train de s’épaissir au fur et à mesure où ils approchaient, et maintenant que la Confédération avait son nez partout, et commençait même à dépêcher des agents comme @Lazar Serger, James se doutait que le poisson allait en profiter pour s’échapper dans le cours d’eau. Pour ça il fallait être plus malin et… et avant même qu’il n’eut fini sa phrase,  la carriole s’arrêta devant la Demeure de Lady Lilith Grey. James plia rapidement les affaires dans une petite valise de cuir sans-fond qu’il mit sous un des sièges et descendit, sans se hâter car c’était mal vu, mais avec un regard fébrile à l’idée de la retrouver.

C’est que s’il avait été présent autant qu’il avait vu à l’hôpital, son travail n’en restait pas moins prenant – d’autant qu’il les avait habitué à toujours être disponible et qu’il ne pouvait guère parler de l’accident arrivé à sa cousine – et les enquêtes avançaient étonnement bien, à son grand regret.

James sortit de la carriole pour voir que finalement, Ana était déjà là, juste derrière la grille qui ne s’ouvrit qu’au moment où le jeune homme en approcha. Il eut un petit sourire moqueur, comprenant sans mal que les parents d’Ana ne voulaient toujours pas qu’elle fasse certaines choses par elle-même, et surtout, seule. Il ne fit aucun commentaire, puisque cela lui allait bien jusque-là, et tendit sa main machinalement à la jeune Souvorov. Il regarda sa main tendue un très court instant avant de se rendre compte, et sans un mot, comme si rien ne s’était passé, il tendit finalement l’autre.

« Je pensais être en avance, mais tu étais encore plus en avance que moi. »

Il imaginait bien quel devait être l’enfer que d’avoir ses parents sans cesse sur le dos toute la journée – lui ne parlait quasiment plus au sien, surtout depuis l’hiver dernier, ne les croisant qu’à Sainte Mangouste où parfois il rendait visite à Brivael et lui proposer de garder les filles, s’il avait besoin de temps pour Alice.

La porte de la carriole s’ouvrit, laissant tomber le tapis comme une longue langue se dépliant rapidement et prenant la forme d’un petit escalier dur comme la pierre mais doux comme le velours. Il l’aida à monter comme il l’aurait fait avant, jusqu’à qu’elle arrive à mettre un pied dans la carriole, et grimpa à sa suite. La langue de velours se replia derrière lui, en prenant le temps de s’épousseter à l’extérieur.

Quand la porte fut refermée, l’elfe de maison siffla, lançant de nouveau Obéron et Caliban comme deux diables alors que la cravache n’avait pas même claquée au-dessus d’eux.

« Tu es ravissante » complimenta James, non sans un regard sur la délicate cape qui couvrait en partie son corps. Une pudeur que le jeune homme ne comprenait pas vraiment, même s’il respectait le besoin d’Ana de se reconstruire – lui la trouvait toujours aussi belle, peut-être même plus. « J’ai indiqué Flagley-le-Haut à Stinky, libre à toi de me contredire si ce n’est pas là où nous allons. »

La Grande Maison de ville des Sourvorov n'avait plus était si habitée depuis qu'ils avaient soufflé leur dixième bougie. Alors même que cette époque bénie lui revenait parfois en souvenirs nostalgiques aux couleurs passées, aujourd'hui toute cette agitation autour d'elle lui hérissait le poil plus qu'autre chose et ANa ne rêvait plus que de ce bref moment de liberté où James venait la cueillir au portail pour l'emmener visiter des maisons. Elle en était presque à se convaincre de n'arrêter son choix sur aucune pour prolonger indéfiniment le plaisir simple de ses échappées. Pourtant, elle savait bien que ce petit manège ne pourrait durer de la sorte et qu'il faudrait tôt ou tard se décider, puisqu'elle avait annoncé - assez fermement - son intention d'investir dans un lieu plus propice à ses recherches et son épanouissement.

A ses mots, Andras s'était emporté, immédiatement soufflé par la tempérance d'un père plus clairvoyant que les autres. Lady Lilith s'était lamentée, enjoignant sa fille de consentir au moins à la présence de quelque gens de maison, de quelques espèces fussent-ils du moment que ça n'était pas des moldus. Une idée si grotesque qu'elle ne serait de toute manière jamais venue à l'esprit d'Ana.

Elle était sortie bien en avance ce jour-là, prendre l'air dans l'avant-cour ombragée de tilleuls centenaires. Sur ses talons, une longue cape enchantée avait suivi glissant suavement sur son côté droit pour venir la couvrir de l'épaule à la poussière sous ses pas. Cela aurait pu passer sans mal pour une coquetterie importée de France. Il était vrai que ça la faisait plus élégante encore qu'à l'accoutumée. Plongée dans la lecture d'un recueil à la couverture de velours, elle releva le nez pour apercevoir la voiture de James. Un fin sourire s'étira sur ses lèvres comme il constatait qu'elle était bien plus en avance encore que lui ne l'était.

« Si nous ne trouvons pas cette maison, je serais bien capable de t'attendre ici jusqu'à ta prochaine visite quand tu me ramèneras tout à l'heure. », fit-elle d'un ton joueur.

Elle n'avait pas besoin de lui faire le portrait d'une Lady Lilith inquiète. C'était tout sauf un trait de caractère qui convenait à une telle femme. Elle qui d'ordinaire aimait à tout diriger, ajoutez y le spectre funeste d'un deuil contre nature, et vous aurez en vos mains les clés de l'enfer sur terre. Un enfer que, tout de même, Ana subissait avec affection, comprenant bien qu'elle n'y couperait pas, quoi qu'il arrive. Le Dr Popplewell s'était assuré de cela en lui imposant des visites régulières. S'il était désormais certain qu'il fallait dire adieux à l'idée de voir repousser ce bras, la persistance des veinures vertes sur toutes les tentatives avaient laissé le bon médicomage sur la réserve. De toute évidence, quelque chose persisterait de la plante pendant encore plusieurs mois, peut-être ad vitam. D'autres idées étaient désormais envisagées qui, par anticipation, lui paraissaient plus détestables encore que ce membre perdu. Elle ne s'y faisait qu'à peine, comme tous d'ailleurs, en témoignait le geste rattrapé de James, qu'ils ne commentèrent ni l'un ni l'autre.

Il la laissa passer devant et s'installer, en parfait gentleman qu'il avait toujours été. Ce n'était qu'un petit geste, rôdé par des années d'éducation exigeantes, mais ça n'était pas comme cela qu'Ana le prenait. Plus comme une attention qu'il aurait pu n'avoir qu'envers elle. Et quelque part, James Grey ne tiendrait jamais la porte à quiconque de la façon dont il a retenait pour Ana Souvorov. Elle prit place dans la voiture, repliant soigneusement les pans de sa robe pour ne pas les froisser.

Elle lui adressa un long et doux regard pensif en réponse à ce compliment qui était plus une caresse pour le coeur qu'une vérité. Elle voyait bien dans le miroir son teint blême, ses joues creusées et ses orbites profondes. Cela ne faisait pas honneur à la jeune femme - certes quelconque - qu'elle avait été avant l'accident. D'aucun attribuait cela à l'héritage naturel des Grey. C'était peut-être mieux ainsi même si cela hérissait le duvet de cette pauvre Symphony.

« Tu n'as pas besoin de me ménager ainsi, même si c'est très bath de ta part, je dois bien le reconnaître. C'est toujours agréable de l'entendre de ta bouche. », finit-elle par concéder.

Elle ne voulait pas qu'il se fit d'illusion ni non plus paraître ingrate. A nouveau, un petit sourire d'excuse passa ses lèvres. Elle acquiesça à la mention de Flagley-le-Haut.

« N'attendons rien tout de même de cette visite. L'agent n'en a rien mentionné mais j'ai ouïe dire que l'ancien propriétaire ne prendrait pas directement part à la vente. C'est curieux tu ne trouves pas ? » Puis, comme ça lui revenait parmi l'ensemble des choses qu'elle avait à lui dire, « Oh, Honoria m'a demandé de te transmettre ceci. », fit-elle lui tirant de la petite poche invisible, logée contre son coeur, une enveloppe rose poudrée que l'on avait vraisemblablement aspergée de parfum. Ana ne put réprimer un petit rictus moqueur, « Apparemment ton hibou effraierait le sien, ce qui fait que tu n'as pas dû recevoir les quatre courriers précédents... n'est-ce pas ? »

Quand Honoria lui avait livrée cette petite explication, Ana s'était contentée d'acquiescer très poliment. Il était certain que si James Grey avait eu le moindre courrier de Miss McSwann, il se serait empressé d'y répondre...

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Si je te ramène... la pensée, fugace, ne traversa pas les lippes qui s’étirèrent seulement en un sourire amusé.

Mais l’ourlet se lissa lentement alors qu’elle lui demandait de ne pas la ménager. James pencha la tête d’un air un peu surpris, car si c’était vrai qu’elle ne brillait pas comme elle avait pu rayonner par le passé, il la trouvait toujours aussi belle. Sa bouche retint pourtant de la rassurer, comprenant que s’il se montrait insistant, cela pourrait lui déplaire. Bien des fois on n’entendait que ce qu’on voulait bien entendre, et il semblait à James qu’Ana ne l’écouterait pas, même s’il prenait le temps de disserter sur sa capacité à faire rougir les anges ou à faire pleurer les diables.

Il ravala seulement sa salive, lui proposant une direction, qu’elle confirma.

Stinky, sur le haut chevalet installé, fit partir les deux étalons sans un seul bruit de fouet et sans une seule secousse.

James jeta un regard à l’ouvrage à la couverture de velours qu’elle avait déposé d’une main sur le siège, alors qu’elle lui livrait sa prudence quant à la visite du jour. Ce n’était jamais qu’une maison de plus, et cela convenait bien à James de venir faire le chaperon de sa cousine. Ça ne devait pas être encore venu aux oreilles de son père car Lord Lester était tout particulièrement silencieux. James balaya la pensée qui l’agaçait déjà, tournant la tête vers l’extérieur, jetant un regard pour jauger d’où ils étaient.

« Si ce n’est pas la bonne, ce n’est pas la bonne. Ne te mets pas la pression là-dessus. Ca ne me dérange pas de venir te chercher et de faire ces visites avec toi, même si ça doit être tous les jours de la semaine. »

L’idée lui tira d’ailleurs une mine béat, en se disant que s’il pouvait venir la chercher toutes les fins d’après-midi, il pouvait même concéder de ne jamais en demander plus de sa part, pas même un baiser ou une caresse. Il saurait se montrer sage pour peu qu’elle ne le repousse pas ou qu’elle ne s’offusque jamais du secret qu’il avait décidé d’enterrer entre ses rêves et ses espoirs.

Le visage détendu de James se tordit soudainement en une petite grimace dégoûtée, alors qu’Ana sortait le courrier dont la couleur et l’odeur lui donnaient déjà une légère nausée.

Le prénom même Honoria était devenu si intrinsèquement lié à l’image de cette jeune fille, porcine et bedonnante, que James ne pouvait plus que détester quiconque se trouvait baptiser de la sorte.

Et rose en plus ! tempéta-t-il pour lui-même à l’intérieur, alors qu’il tendait mollement la main pour venir récupérer du bout des doigts - il aurait pu y aller du bout des ongles mais il lui semblait que le plis était assez épais et il ne voulait pas que cela touche son pantalon.

« Je dois être un très mauvais maître car j’avais pourtant dressé Pluton à ce qu’il tue ce fichu hibou... à croire que la seule chose de fluette et de rapide que possède Honoria, c’est son moineau. »

Cela pouvait être une énième farce, on ne savait jamais trop avec James quand il s’agissait d’Honoria puisqu’il en avait toujours dit du mal sans jamais vraiment la blesser à ce point.

James jeta un regard à la lettre, dont il ne savait pas vraiment quoi faire. L’ouvrir devant Ana lui semblait indélicat, même si la jeune Souvorov ne pouvait guère être sérieuse si elle s’imaginait qu’il y avait une chance, un jour, que quelque chose puisse les rapprocher. La jeter reviendrait à mettre Ana en une position un peu délicate, car la petite grosse se poserait des questions quant à ce que la messagère avait fait du courrier, et si elle le lui avait bien remis et James ne pouvait que difficilement embarrasser Ana, surtout en ce moment.

« Elle te traite comme si tu étais son saute-ruisseau, c’est contrariant... » Il eut une petite grimace, non pas dégoûté cette fois, mais comme piqué au vif, agacé même par la chose.

Un Evanesco fit disparaître la lettre, qu’il irait lire plus tard, même s’il avait déjà une idée de ce qu’il répondrait et ce quoi qu’elle pouvait bien le lui dire. Cela se résumait assez fortement par «je n’en ai rien à fiche», mais au moins cela suffirait à décharger quelque peu sa soudaine colère, et à garder Ana blanche de tous les reproches que la descendance McSwann avait tendance à faire aux autres, à toujours leur infliger leur présence disgracieuse.

Et maintenant qu’il y pensait, le parfum de la petite greluche s’était posé tout contre le coeur de sa cousine.

« Excuse-moi, je vais juste... »
Il tendit les mains vers Miss Souvorov, comme pour venir réajuster sa cape, mais au lieu de ça, un petit courant d’air glissa dessous, la faisant remuer comme si la bise d’automne l’avait embrassé. Le vent avait chassé le parfum et il ne restait bientôt plus qu’une sensation agréable d’avoir eu froid et de retrouver la chaleur de la cape sur ses épaules.
« Il y avait un mauvais plis. »

Il reposa son dos sur la banquette derrière lui, avant de jeter un regard à l’extérieur. On commençait à distinguer les clochers sinistres de Flagley-le-Haut et ses anciennes façades victoriennes qui avaient tant plût à une époque.

Elle eut un sourire à cette douce idée.

« Ce serait plus que tentant... », répondit-elle, le regard portait sur le paysage qui défilait à la fenêtre, derrière les tentures d'étoffes précieuses.

Elle eut un sourire en dedans. Elle n'avait jamais été de ces enfants capricieuses à qui tout devait céder. C'était trop loin de l'éducation austère des Grey, trop loin de l'esprit conquérant et indépendant d'Aleksandr Souvorov. Pourtant, dans la proximité de James Grey, il y avait toujours cette tentation, élan contre nature, de céder aux échappée romantiques du coeur. Et que n'aurait-elle fait pour retrouver tous les jours ce petit moment, pourvu qu'il se suffise de se tenir chastement compagnie ? La tentation de jouer les difficile, les éternelle insatisfaite lui piquait le palais mais elle savait qu'elle n'en ferait rien ou presque. Elle était trop raisonnable pour cela et il y avait aussi que ce doux enfer qui était son quotidien depuis l'accident ne pouvait plus durer.

Le souvenir d'un autre petit enfer, plus en rondeur et poudré de rose - celui de James - fit remonter quelque chose à la surface. Offrant avec une pointe de malice le précieux billet d'Honoria, Ana ne put s'empêcher de se délecter de la réaction de James. A présent qu'il n'était plus question d'une deuxième union entre McSwann et Grey, elle pouvait envisager cela avec humour plus qu'avec empathie. Il fallait dire qu'Honoria McSwann n'était pas méchante. Elle manquait simplement de rebond intellectuel et de finesse pour un homme de l'espèce d'un James ou d'un Brivael Grey.

« Allons ne sois pas si âcre. Si mon oncle n'a pas remis au goût du jour ce vilain projet de mariage, tu ne peux pas lui reprocher d'en entretenir l'espoir. Elle t'aime, c'est pure naïveté de sa part. Ça n'en fait pas tout de même une criminelle. »

C'était même d'une naïveté telle que ça ne suscitait aucune forme d'animosité chez elle, contrairement à ces fiançailles avec  @Céleste Delacroix , perversement annoncé pour le jour de l'anniversaire d'Ana. James savait se montrer cruel, c'était certain.

Quoiqu'elle dise, il gardait ce tempérament ombrageux, habité par l'idée révulsante des sentiments d'Honoria McSwann. Mieux encore, il semblait que l'éclaboussure qu'ils portaient à Ana le contraria tout autant que le reste.

« Je ne le lui ai pas refusé, la faute m'en revient en partie. Mais je ne pense pas qu'Honoria puisse s'enorgueillir de si bas sentiment. Je crois même au contraire qu'elle m'apprécie, pour des raisons qui m'échappent. Sans doute parce qu'elle ne me voit plus en rivale. »

Et pourtant combien de crises de jalousie l'inhabituelle amitié entre Ana et James avait-elle provoqué dans leur enfance ? Elle se rappelait ce petit crapaud à la face rougeaude, gonflé de prétention et d'amertume qui ne souffrait pas être exclue de leur proximité fâcheuse. Et quand on les forçait à y admettre un autre de leur parent, quelle plaie c'était pour l'indésirable invité à leurs jeux que d'avoir à subir leur complicité fusionnelle, le flot continu de ces références aux objets imaginaires de leurs intellects jumeaux. Cet état de grâce interrompu et prolixe qui leur suffisait en tout. A l'heure de se séparer, leur bonne éducation leur faisait préférer l'ignorance aux larmes mais ils savaient qu'à l'extinction des feux, il suffirait de se retourner sur l'oreiller et de chuchoter un bonne nuit à la face glacé de l'autre côté du petit morceau de miroir à double sens, trouvé un jour que leurs explorations les avaient menés une fois de plus dans le grenier de la tour nord.

Son visage avait un peu perdu de sa fatigue, au doux souvenir de ces moments passés. Ana souriait sans s'en rendre compte et c'était Honoria qu'il fallait remercier pour cela.

« Je me demande ce que sont devenus nos miroirs à double sens... », fit-elle, pensive.

C'était même étonnant qu'elle ne puisse s'en rappeler. Jusqu'à un âge avancé de leur enfance, ça avait été le plus précieux de leurs trésors. Il semblait que du jour au lendemain, ils avaient cessé de s'y intéresser comme on oublie d'une année sur l'autre les présents des Yule précédent. En y repensant, elle se demandait bien comment ça avait pu arriver... Peut-être le retrouverait-elle dans les fonds de ses tiroirs quand elle s'installerait dans une nouvelle maison.

James, toujours aussi agacé, eut un mouvement vers Ana. Elle arqua un sourcil, se demandant bien ce qui lui prenait et essayant de ne pas se laisser transporter vers des fantaisies de trop mauvais goût. Mais ce fut une brise glacée qui vint la chatouiller et la quitter tout aussi vite. Un mauvais pli apparemment.  

A l'extérieur le paysage de l'ancien Holderness commençait à se dessiner avec ses étendues herbeuses et ses petits villages typiques, bâtis de pierre noire et de hauts clochers. Flagley-le-Haut était de ceux-là et reconnu comme l'un des plus charmants de ce point de vue. La voiture des Grey s'engagea bientôt dans les larges rues pavées, courant devant les façades hautes et impeccables du village. C'était la première fois qu'Ana mettait les pieds à Flagley-le-Haut et à ses yeux, la succession de colombages, encorbellement et de hautes fenêtres couronnés de lierre étaient déjà la marque d'un lieu où il ferait bon vivre. Pourtant, leur équipage les laissa derrière lui, s'engageant sur une avenue plus large bordée d'imposantes bâtisses, qui remontait la petite colline à la sortie du village. Mayfair Lane et ses réverbères habités de minuscules fées était de loin le plus cossu des quartiers de Flagley-le-Haut.

Arrivés au haut de leur ascension, la voiture s'arrêta devant un majestueux portail, tout de même très défraîchi. Au terme d'une longue et large allée soigneusement entretenue et bordée de pelouses rases, la façade du manoir présentait trois ensembles de fenêtres monumentales aux encadrements subtiles. A leur surface d'un noir miroitant, on devinait sans mal que quelque enchantement coupait court à toute curiosité mal placée.

Ana descendit à la suite de James, comme c'était de convenance. L'air frais de la campagne la cueillit au sortir de la voiture, de même que l'agent immobilier, engoncé dans une robe de sorcier presqu'autant que dans son sourire commercial de circonstance.

« Bienvenue ! J'espère que vous avez fait bon voyage, je suis Pindarus Mobley, nous avions déjà échangé monsieur et moi il me semble. »

A la main tendue vers la sienne, Ana se contenta d'un signe poli de la tête. Cela passerait pour froideur ou snobisme, ça lui était bien égal. Pindarus s'accrocha à son sourire de circonstance, leur faisant signe de le suivre.

« Je vous propose de m'accompagner. Vous allez voir, ce manoir est tout à fait charmant. Parfaitement adapté à votre recherche. Il faudra prévoir quelques rafraîchissements par endroit mais l'ensemble est parfaitement entretenu. Je me suis laissé dire que vous aimiez les fleurs ? »

C'est un euphémisme, ne put s'empêcher de penser Ana quoiqu'elle répondit tout de même d'un sourire poli.

« Nous verrons les extérieurs ensuite, vous serez, je l'espère, enchantée de toutes les possibilités qu'offre la propriété. Entrez, entrez, je vous prie. »

Ils grimpèrent les quelques marches qui les séparaient de l'entrée où les quatre arches de la porte vitrée se replièrent pour les laisser entrer. Ce n'était pas le genre de fantaisie moderniste qui pouvait séduire Ana mais elle se réserva pour plus tard de donner un avis.

« Nous entrons sur un long corridor avec ici une chambre de bonne tout à fait bien équipée. Elle est aussi accessible par une entrée de service que je vous montrerai tout à l'heure. Ici deux antichambres. Les anciens propriétaires en avait fait leur bureau mais cela peut tout à fait se repenser autrement. Je vous emmène au salon, le coeur de la maison... »

En effet, entre ses hauteurs sous plafond vertigineuse, l'impressionnante luminosité de la pièce et son grand espace, on pouvait y imaginer toutes sortes de projets. Ana y voyait une multitude de plantes, ses livres bien évidemment, quelques fauteuils confortables à disposer autour de la cheminée monumentale. Se détachant de deux hommes, elle se laissa aller à se promener sans vraiment écouter ce que leur expliquait M. Mobley...

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James détourna le regard, le dos droit contre la banquette, alors que ses yeux allaient courir sur la vitre drapée du carrosse. Il fut un temps où il se serait empressé de lui parler du maléfice que lui avait jeté sa propre mère, et sans doute qu’elle aussi avait été victime de la baguette de Lady Black, mais ce temps était révolu. Le sorcier n’inspirait plus qu’au calme paisible des discussions, et il avait l’impression qu’à tempérer ses fougues, il avait réussi à obtenir cette place qu’il ne voulait plus perdre désormais. À ses côtés, aussi servile que diligent.

Un sourire ourla ses lèvres alors qu’il chassait ses pensées, jetant du coin de l’oeil un regard à la jeune femme. Au même moment, le transport ralentissait sensiblement jusqu’à s’immobiliser sans à-coup devant la demeure même où on les attendait tous les deux.

Le langue-de-plomb se leva le premier, ouvrit la porte et tendit sa main à Ana pour qu’elle puisse descendre. Il dut réfléchir pour se placer à sa gauche, mais cela se fit sans trop de difficulté.

Comme une ombre pour Ana, James fut pourtant le premier interlocuteur du commercial. Il lui serra la main, avant de s’écarter d’un pas.

« Le voyage est toujours charmant quand il est fait en bonne compagnie » répondit simplement James, avec un sourire gentleman, se mettant en marche pour suivre Ana. Pindarus les devançait quelque peu, pour mieux les guider et leur ouvrir les portes de la maison.

Le regard de James passait rapidement sur les choses, alors que d’une oreille plus attentive, il écoutait et répondait à M. Mobley comme s’il était celui qui allait acheter le bien. Un sourire appréciateur passait de temps en temps sur ses lèvres quand il voyait enfin quelque chose sortant de l’ordinaire ou lui plaisant tout particulièrement. En quelques pas supplémentaires, ils découvraient un salon tout à fait charmant, bien que James ne prit pas le soin de le détailler avec attention. Au lieu de ça, James glissa plutôt un regard sur Ana, comme pour savoir ce qu’elle en pensait. Elle avait l’air charmé, ce qui fit sourire le langue-de-plomb.

Mobley se rapprocha de lui pour lui parler technique, entretien, ou encore lui faire une longue énumération des matières luxueuses qui faisaient le bois des poutres, le revêtement du sol, les marbres et les incroyables qualités des vitraux. James hochait la tête d’un air sérieux, avant d’un moment avoir un petit rire gêné et avouait du bout des lèvres :

« Vous savez, c’est Madame qu’il faut convaincre. C’est pour elle, tout ça. »

« Oh bien sûr... », et M. Mobley reprenait avec un sourire de fausse excuse, les enjoignant à le suivre dans les autres pièces attenantes.

Plus loin, une cuisine, assez grande pour que des gens de maison puissent y circuler à plusieurs, et un petit passage dans les murs pour qu’ils circulent sans jamais se faire voir des propriétaires. Enfin ils montèrent dans les étages, alternant salles d’eau et chambres.

A la remarque de M. Mobley sur le fait que les chambres étaient nombreuses, et que ce serait bien évidemment dommage de ne pas les remplir. James ne regarda pas une seule seconde Ana à ce moment-là. Son regard s’encra plutôt sur le petit berceau qui avait été mis dans un coin d’une chambre. Sa gorge se serra avec un pressentiment étrange, une sorte de nausée qui lui creusa l’estomac. La vision d’Ana tenant son enfant-mandragore lui revint à l’esprit, se superposant à ce bras tranché qui ne pourrait plus jamais tenir un enfant comme elle l’avait fait, si naturellement, si...

M.Mobley dut sentir le malaise car il les guida en sens inverse, à descendre par un escalier plus discret, où ils purent serpenter jusqu’à une véranda donnant sur le jardin. James se fit plus ombrageux, tant est si bien que le commercial dût croire qu’il avait loupé la vente de son bien tant il redoubla d’efforts pour plaire cette fois à Madame en la priant de le suivre jusqu’aux parterres fleuris.

James s’arrêta dans la véranda où il devina, sous un épais drap blanc, un piano à queue noir. Il s’en approcha, ses doigts soulevèrent le tissu avant de se demander ce qu’ils en feraient. Est-ce qu’Ana détesterait le voir ici ? Peut-être pourrait-il l’enchanter, tout comme il avait enchanté cette bêtise d’oeuf mécanique ? Il baissa les yeux, avant de relever les yeux pour apercevoir Ana au milieu des roses blanches.

Elle lui parut plus belle que le printemps, et ce malgré qu’on fut à l’automne déjà. Plus belle mais si mince, si maigre... Il resta un instant silencieux, avant de tirer de nouveau le tissu sur le piano et de sortir pour la rejoindre. M. Mobley se tenait un peu à l’écart, pour les laisser réfléchir, mais son sourire s’était fait nerveux depuis qu’ils avaient visité l’étage.

« Qu’est-ce que tu en penses ? », souffla le jeune homme en lui tendant la main, si tant est qu’elle voulait bien la lui prendre.

Tout se passait parfaitement bien jusqu'à cette remarque de M. Mobley sur la destination des chambres. L'évocation de la parentalité jeta un froid que l'agent immobilier ne put ignorer quoiqu'il ne pouvait qu'en effleurer les raisons. Ana poussa un froid sourire sur ses lèvres minces, s'attardant sur ce petit berceau qui n'accueillerait probablement jamais personne avant de suivre sans le moindre commentaire faire des espaces moins suffoquant.

Il n'était pas seulement question de James, à qui elle s'était bien gardé d'adresser le moindre regard à cet instant peu glorieux de l'argumentaire du commercial. C'était bien plus que cela, l'idée même de mettre au monde un enfant avec la crainte de ce que son corps à elle pouvait encore abriter. Trois tentatives de reconstruire ce qui avait été perdu. Repasser trois fois par cette épreuve qui dans l'urgence n'avait jamais paru aussi horrible qu'après coup, en sachant ce qui l'attendait. Popplewell s'était voulu rassurant, suggérant d'y revenir dans quelques mois pour laisser le temps au corps de purger le parasite mais elle n'y croyait pas. Il n'y avait aucune raison que le temps résolve quoi que ce soit. Sans quoi, les reconstructions n'auraient pas ressuscité la chose dans l'exact état où elle se trouvait au moment de la brachiotomie. Identique, prête à repartir de son dernier point d'arrêt. Ana avait longuement étudié le phénomène malgré sa grande répugnance à suivre tout cela. Elle en était venu à la conclusion que la plante avait sans doute besoin d'un hôte pour survivre. Un hôte avec lequel elle développait une forme de symbiose définitive. Ancré dans l'essence même du porteur. Alors dans ses conditions, il n'était pas question de remplir les chambres sauf peut-être d'invités...

Quant à James, elle n'avait pas besoin d'une note explicative pour comprendre la raison de son humeur ombrageuse. Ils avaient certes posé les bases d'une relation tendre mais platonique. Ca n'était pas pour autant qu'il était près à la voir convoler en juste noces. Elle ne pouvait pas le croire après toutes ces tempêtes et ces mots blessants. Quelque part, la pensée la réconforta et tandis que Mobley s'escrimait à rattraper le coup, plus attentif à elle tout à coup, elle se demandait si elle reposerait un jour le sujet et comment. Peut-être valait-il mieux laisser certaines choses s'oublier sans bruit...

Comme cette idée la traversait, elle jeta un oeil là où elle croyait retrouver la longue silhouette de James mais il n'avait pas suivi.

« Vous vous y connaissez en rose. Ma femme rêverait d'avoir un rosier comme celui-ci. »
« Un Jardin de Bagatelle... c'est un compagnon aussi magnifique qu'exigent. Je ne recommande pas pour un premier rosier. »
« Ah bon ? »
« Il faut protéger ses fleurs de la pluie si on ne veut pas qu'elles dépérissent instantanément et il ne s'épanouit pas en compagnie de n'importe quel sorcier. C'est un être extrêmement sélectif. », fit-elle en caressant de l'index le feuillage dudit rosier.

Mobley l'observa un instant, perplexe, avant d'annoncer qu'il les attendrait devant la maison pour leur laisser en refaire le tour à leur guise. Ce fut la voix de James qui la cueillit, avec son timbre reconnaissable entre mille. Elle posa sa main sur celle qu'il lui offrait sans rien bouder de ce plaisir coupable.

« Que je voudrais être encore à l'âge des caprices pour ne pas avoir à renier nos sorties pour le plaisir de vivre dans ce jardin. »

Son sourire était doux et posé, comme si elle avait été, aux mêmes titres que les roses aux soixante-cinq pétales, si délicates et difficiles, exactement à sa juste place.

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