Dacw 'Nghariad

« Que va-t-il se passer s’il s’agit bien de la Malédiction de la Guenaude ? »
Branwen avait gardé le silence un instant, ses yeux perdus dans sa lecture.
« Maman. »
Le mot, si rarement utilisé, l’avait arraché à ses pensées.
Le regard de Branwen était un peu terni.
« Tu te transformeras en guenaude à ton tour. »
Brynn avait eu un moment de silence, le temps d’apprivoiser la nouvelle.
« C’est comme ça qu’elles naissent. Par un rituel au cours duquel plusieurs guenaudes transforment une sorcière en guenaude. »
Branwen baissa de nouveau les yeux sur sa lecture, ne laissant rien transparaître de sa peine.
« Mais ne t’inquiètes pas Brynn. Ça n’arrivera pas, aussi longtemps que je suis là. »


Le petit vallon était baigné d’une lumière éblouissante mais fraîche. L’automne commençait à peine à chasser les feuilles des tiges les plus fragiles, et donnait aux chênes pluriséculaires des atours fauve, couleur rubis et grenat. A l’ombre d’un tronc perché sur l’aplomb de la colline, Brynn était allongée sur l’herbe fraîche. Ses bras étalés en croix de chaque côté d’elle, elle respirait la douce odeur du vent qui balaye les fleurs, mais elle se rendait bien vite compte qu’elle pouvait sentir plus loin encore le velours indélicat du sang et de la pourriture.

Avec les jours, les pensées étaient devenues persistantes, entêtantes, presque comme un mantra qui la poussait au crime. Ses doigts avaient imaginé s’enrouler autour de la gorge des plus jeunes Gwelt, jusqu’à que d’elle-même, elle s’éloigne et ne trouve un refuge dans l’un des troncs les plus larges, et elle y passait presque tout son temps dans l’attente d’une solution. Tout pendant qu’elle restait lucide, pensait-elle, elle avait encore le droit de profiter du bruit de la forêt et du soleil. Elle était pourtant persuadée qu’à l’hiver, Branwen finirait par l’enfermer dans un tronc plus proche de son domaine, car avec le temps maussade, le domaine des fées du crépuscule gagnerait du terrain et la vieille Oiche se rapprocherait.

Mais Brynn sentait qu’elle ne viendrait pas. Qu’elle l’attendait. Comme si elle se doutait qu’il arriverait un moment où son mental trop brisé finirait par se lasser, par céder, et qu’elle irait ramper jusque là-bas pour la supplier de mettre un terme à toutes ses pensées pour les embrasser totalement.

C’était bien évidemment mal connaître la jeune fille qui était toute têtue, à l’instar de sa mère. Alors Brynn restait là, les bras en croix, les yeux mi-clos éblouis par les rayons de l’astre, se réchauffant avec mollesse comme un serpent sur une belle pierre.

Que vais-je faire maintenant ?
La question lui revenait de temps en temps.
Pour se libérer, il n’y avait de toute façon pas dix mille façons, et il n’y avait qu’une seule personne capable de lever une malédiction de fée - celle-là même qui l’avait faite, et seulement elle. Par son verbe, car elle pouvait défaire tout ce qu’elle avait fait, ou par sa mort qui emporterait avec elle toute la magie de la vieille Oiche.

Que vais-je faire maintenant ?
La question était entêtante. Brynn se redressa, passant ses mains sur ses joues jusqu’à ses tempes, pour venir les masser profondément. Si à Poudlard, elle avait toujours été un peu à part, discrète comme la vipère qui guette d’entre les herbes, c’était bien la première fois que la solitude lui pesait à ce point.

Bien sûr la solitude lui était nécessaire, pour qu’elle ne fasse guère du mal, mais elle sentait un petit pincement au cœur en se demandant combien de temps cela durerait. Il lui venait le visage de Viper Saito à l’esprit, et elle se demandait même comment, s’il venait à la rejoindre, comment elle devait réagir.

Il avait au moins pour lui la force physique, aussi elle doutait de pouvoir le forcer à quoi que ce soit – et son petit cou blanc entre ses doigts n’aurait rien à craindre, pour peu qu’il ne la laisse pas faire – mais rien que l’idée lui tirait un haut-le-cœur. Elle ne voulait pas être son bourreau, et elle n’aurait pas pu se pardonner d’être comme tous les autres qui avaient laissé une cicatrice sur lui.

Brynn se redressa finalement, alors qu’un nuage cachait le soleil. Le vent soufflait plus fort mais la nymphe de Gorsedd n’avait pas cherché à s’habiller ce matin. Elle s’était échappée de sa prison de bois pour seulement avaler l’air libre comme si c’était là les dernières bouffées de sa vie. Maintenant elle regrettait un peu, de ne pas avoir au moins pris une cape assez grande pour y cacher ses pieds rougis et ses chevilles humides.

Un Ellyllon se posa sur une branche basse, curieux de la petite créature triste qu’il devinait plus bas terrible seule. Le regard rivé sur elle, l’enfant-fée attendait qu’elle ne hurle, qu’elle ne déchire cette peau de femme derrière laquelle se cachait désormais un monstre, mais Brynn n’en fit rien.

Au lieu de ça, elle ramena ses genoux vers elle, assise sur le sol, pour y poser sa tête devenue trop lourde. Ses mains massaient ses pieds gelés, et d’une toute petite voix claire, elle se raccrocha à cette vieille chanson que sa mère lui chantait quand elle était plus petite :

« Dacw 'nghariad i lawr yn y berllan
O na bawn i yno fy hunan
Dacw'r ty a dacw'r sgubor, dacw ddrws y beudy'n agor..  »

L’accent gallois de Brynn n’avait jamais été aussi marqué, mais sa prononciation donnait à la chose un quelque chose de doux, presque enfantin. Elle avait l’impression que le temps d’une petite chanson, son âme se reposait dans le plus profond des sanctuaires de ses ancêtres et qu’elle embrassait en partie la noblesse des seigneurs Gwent qui furent jadis roi avant d’être sorcier. Cette petite bulle la sortait de ses songes, de ses questions, de ses peines qu’elle cachait d’ordinaire avec beaucoup de soin.

Mais pouvait-elle cacher sa peine quand elle chantait ainsi ?

Au détour d'une brise humide, l'automne avait hissé son pavillon ambré à la cime d'un Gorsedd métamorphosé. De son soupir pluvieux, les flèches des frondaisons avaient entamé leur mue saisonnière offrant au regard une aquarelle décharnée aux allures de nature morte. En un sanglot estival, l'été s'était volatilisé pour ne laisser dans les perles d'une rosée qu'une flore morne à l'image d'un loup en errance.   

Du haut d'une colline jumelle au futaie, en anonyme dissimulé sous le couvert d'une capuche jetée sur sa chevelure hirsute, le jeune Saito contemplait la beauté silencieuse d'un refuge auquel il se refusait tout retour. Par excès de politesse sans doute ou pas pure méfiance à l'égard d'une gardienne récusant l'irruption du monstre qu'il était devenu. Plus que toute autre chose, le japonais appréhendait de devoir assumer les répercussions de son dernier séjour sous la protection d'une guenaude consciente de cette compagnie mal venue.

Où qu'il aille. Quoi qu'il fasse. L'obake finissait toujours par se rendre coupable d'un vice sur lequel seule la fatalité avait pleine autorité. Persona non grata parmi ses pairs, indésirable au sein d'une communauté aux élans frileux, cette habitude à soulever la crainte sur son passage s'était faite cataplasme adoucissant la douleur de cet éternel rejet. Pourtant, ces quelques mois distant de ce bout de Galles, lui avaient ouvert les yeux et l'esprit sur un penchant d'adolescent ne cessant de croire en son absence. À l'ombre de paupières closes, la douceur de son sourire continuait de caresser les mirages de la nuit. À l'écho d'un myocarde enivré par la chasse, le cristal de son accent persistait à se constituer berceuse lorsque le primitif purgeait son humanisme. Il avait finalement compris que la privation d'une serpentine à la toison de paille terrassait cœur et âme d'un sentiment pathologique de manque.

Les mains à l'abri du fond des poches de sa veste, le baiser d'une bise hostile l'invitait à prendre congé. Ainsi, le yōkai s'apprêtait à battre en retraite. Il était préférable de plier bagages avant que ses émotions ne prennent le pas sur la raison ou que Branwen n'est vent de sa présence. Et tout comme lui avait rappeler une mère sauvage, il n'avait plus rien à faire en contre-bas. La fille de la gardienne se trouvait à des miles de là, bien au chaud derrière les murs de Poudlard. Enfin, ce fut ce sur quoi il avait compté.

Alors que l'éther le poussait à dévaler ce versant de coteau, son changement de direction charria aux narines de l'hybride les essences du bois limitrophe. La gorge serrée, un soupir désorienté sécha la lippe gercée d'une grimace de l'Ōkami. Aux effluves de grume et de terre végétale se mêlait copieusement le parfum d'un caprice douché d'un subtil pouvoir charbonné. Tel un appel ouaté, la quintessence même d'une saveur singulière résonnait d'un miasme se faisant réminiscence de cette piteuse sorgue. La vipère était-elle à nouveau au prise avec le diable sylvestre ? Inquiet à cette idée, ne se présentait qu'une unique option à l'asiatique afin de dissiper crainte et doute. Le palpitant froissé d'un battement raté, sans plus de réflexions, urgemment le Nihongo tourna les talons et se prit d'un sprint se foulant du bon sens.

Crispé et redoutant ce que le destin lui réservait, il avait avalé le sous-bois d'un sprint alarmé. Hors d'haleine, le tracé d'un galbe intime se pelotonnant contre lui-même lui chassa le peu d'air des poumons. Il crevait d'envie de s'élancer auprès de la Gwent, mais comme un animal traquant son gibier, le fugitif examina avec attention la clairière. Il passa bosquets et taillis au crible avec pour ambition de dénicher la créature révélée par ce petrichor exclusif à l'abjecte succube. Le putride saisissait l'odorat du loup, mais rien n'indiquait une proximité immédiate. Accoudé au bloc de pierre retenant sa fougue, sa vigilance s'effritait sous les notes d'une complainte entonnée.  

Les amandes stimulée d'une aura altérée, le bakemono la fixait, un brin rêveur. Seulement, là, affaissée à même le sol, elle dégageait ce petit quelque chose d'endolorissant animant le sentimentalisme du nippon. La bride au cou, il se sentit irrésistiblement attiré par cette vision lui retournant les tripes, si bien que cette paume échouée à flanc de rocher se défila pour laisser à la gravité le loisir d'exercer sa magie. À pas de loup, il s'avança. Le bruissement de la litière accompagnait désormais un chant harmonisé d'une peine immense. Prudemment le prédateur referma l'étroite distance le séparant de sa proie. D'une patte flageolante, il s'allégea de sa peau de coton et recouvrit les épaules de la nymphe de son vêtement. Sa baguette âprement emprisonnée entre ses phalanges blanchies par l'éclat de sa course, avec calme le Wakamono contourna la blonde avant de s'abandonner en une chute amortie à ses pieds déchaussés.   

Il lui faisait face, l'onyx lupin cherchant à se marier à l'émeraude rassurant de la dryade. En vain. Les bras nus du lycaon ne tardèrent à se faire tartan épousant avec tendresse le profil de la fille-serpent. La fraîcheur de l'arrière-saison semblait avoir accompli son méfait, aussi il s'ingénia à partager de ce feu consumant le cuir des hommes-bêtes. Sans savoir réellement ce qui le dérangeait, Viper soupçonnait un bouleversement profond dans la nature de la jeune femme. Le menton accolé au front de Brynn, il pouvait maintenant halener cette étrange promiscuité entre les extraits qu'il avait naïvement interpréter; le baume de la naïade et le venin faisandé de la Oiche ne faisaient qu'un. Pétrifié par ce constat déchirant, reclus dans le silence, il n'osa rompre le récital de la galloise.            

Elle ne l’avait pas entendu venir, les mains concentrées à masser ses pieds froids et nus dans l’herbe humide. Derrière ses longues mèches, Brynn ne voyait plus ni d’avenir ni de lendemain radieux. La chanson allait bientôt mourir sur ses lèvres alors qu’elle cherchait les dernières paroles, quand un tissu chaud vint couvrir ses épaules dénudées.

La petite blonde releva machinalement la tête, car la silhouette était venue tapie dans les ombres et face contre le vent, ne lui permettant ni de capter son odeur – pour peu qu’elle lui soit familière – ni de l’entendre venir. La nature s’était faite complice de celui qui avait avalé la distance dans un silence de circonstance.

Quand les yeux verts clairs de la fille-vipère se posèrent enfin que l’enfant-loup, un sourire ourla ses lippes en premier lieu, rendant son « Beth wÿf nes heb gael ei meddwl? » plus mélodieux, dans une grimace réflexe qu’il lui tirait sans qu’elle ne sache pourquoi elle avait tant de mal à résister. Pourquoi est-ce que Viper allumait toujours en elle un regain, un élan soudain, alors qu’il avait été dangereux en même temps… Et désormais, ne l’était-elle pas pour lui ?

Son sourire se transforma doucement en un petit sourire pincé alors qu’elle le laissait approcher, ses doigts se serrant plus forts sur ses petits pieds blancs perdus dans la verdure. Elle le voyait si proche et en même temps, elle ne s’était jamais sentie si loin, comme inatteignable. Elle ne l’avait pas prévenu de sa mésaventure à l’école ni de son renvoi comme elle le faisait d’ordinaire en envoyant autant de lettres que son cœur le voulait bien. Cette fois-ci, son cœur n’avait pas voulu, et maintenant qu’il était si proche d’elle, elle commençait à croire que ce n’était pas un oubli, que la raison était plus noble qu’elle voulait bien le croire.

Les paupières de Brynn se fermèrent en le laissant approcher, elle serra plus fort ses pieds encore entre ses griffes, chassant le relent poisseux de sa crainte qui serpentait dans son ventre.

Et si je lui fais mal à lui aussi ? sifflait le doute.

Elle serra plus fort encore ses jambes contre elle, ses griffes sur le derme clair de ses pieds rougis. Elle balbutia, loupa quelques paroles, sa voix se faisait chevrotante, hésitante, butant sur chaque syllabe, perdant le fil de sa pensée comme son propre cœur s’échappait de sa poitrine à des rythmes irréguliers.

Au final le silence se posa sur eux deux et alors qu’elle laissait doucement son visage contre la gorge du loup, respirant son odeur, aspirant à obtenir davantage encore de la chaleur qui se dégageait de son épiderme, Brynn se rendit compte que ses doigts avaient traversé sa peau, que ses griffes s’étaient enfoncées dans le blanc de ses pieds. Les pouces avaient plongé dans le haut des extenseurs, jusqu’à former comme deux gros points rouges, semblables à ces stigmates que certains martyrs moldus portaient.

L’odeur soudaine du sang ferreux dut surprendre l’enfant-loup, mais sans doute pas autant que le mouvement de recul rapide et presque brutal de Brynn. Cette dernière s’était levée presque d’un bond, s’arrachant aux bras protecteurs du loup, le visage tordu par le malaise. Elle jeta d’elle-même un regard vers ses pieds nus sur lesquels désormais filés quelques gouttes de sang, et sur ses mains dont les deux pouces étaient tâchés de son hémoglobine. Tout comme la fois avec l’oiseau à Poudlard, elle se sentait nauséeuse et en même temps affamée. L’idée même de lécher son propre sang lui donnait autant le vertige qu’il agitait en elle un désir irrépressible.

« Ne m’approche pas » couina-t-elle d'un air pitoyable, même si cela ressemblait plus à une supplique qu’à un ordre véritable. « Je ne veux pas te faire du mal, et en ce moment, mes mains ne savent faire que ça… »

Brynn les regarda comme si elles étaient douées de leur propre volonté. Elle n’avait pas assez écumé ses possibilités pour penser à les trancher toutes les deux, mais l’idée lui avait traversé la tête. Plutôt ça que de devenir une guenaude. Plutôt ça que de blesser ou d’égratigner sa mère ou l’une des mauvaises herbes du jardin de Branwen.

La vieille Oiche devait bien rire dans son trou de guenaude sordide, à la tourmenter ainsi. Tout était de sa faute, ou peut-être était-ce celle de @Sheraz Mahal qui n’avait pas été capable de se défendre lui-même. Elle secoua la tête, ses pensées se bousculant les unes les autres dans une capharnaüm qui lui donna le vertige. Brynn tanga en arrière, l’air horrifié, la douleur se réveillant dans ses pieds encore froids. Il fallait qu’elle respire et qu’elle apaise cette chose en elle. Cette chose qui ne demandait qu’à faire lécher le sang s’échappant de ses petits pas pour mieux soumettre la bête.

Le bras tendu pour le tenir à distance, Brynn semblait perdue et désemparée, dans un état fébrile qu’on ne connaissait pas à la jeune femme, pas même lors des situations les plus complexes, comme la fois où ils étaient allés jusqu’au Domaine de la Reine-fée, alors qu’ils auraient très bien pu tous mourir en traversant le miroir-aux-fées de Gorsedd.