La boutique Tissard et Brodette – institution du chemin de Traverse – n’ouvrait pas avant dix heures tapantes, mais cela ne signifiait pas pour autant que l’armée d’artisans qui y œuvraient pouvaient profiter de leur matinée à se la couler douce. Alberta Graham aboyait ses ordres à sa famille d’aiguillers et de couturistes depuis l’aube et mieux valait ne pas tergiverser devant l’impressionnante matriarche.
Vicky ne demandait pas mieux que de participer à l’effort familial mais avec son pied droit qui se pensait à gauche, et sa main gauche qui se revendiquait droitière, elle ne faisait qu’enchaîner les catastrophes. Elle avait ainsi en quelques secondes désapé par mégarde une dizaine de mannequins que sa sœur avait mis de longues minutes à vêtir, et créé des nœuds sur toutes les bobines et rubans rencontrés sur son chemin. Expert en médiation, Rufus Graham, son père, avait pris l’initiative de l’envoyer chercher le petit déjeuner afin d’éloigner la calamité du gagne-pain familial.
Prenant à cœur sa nouvelle mission avec son optimisme habituel, Vicky avait enfilé sa cape ensorcelée encore à moitié endormie avant de se ruer vers la meilleure boulangerie du quartier. Il y avait là déjà une foule d’affamés qui patientaient silencieusement, mais l’attente valait le coup pour quiconque souhaitait croquer dans les meilleures brioches du quartier. Vicky prit son mal en patience, alors que sa cape s’étirait paresseusement sans se préoccuper de qui elle pouvait gêner au passage. Quand ce fut enfin à son tour, la tisserande en herbes se redressa d’un air sûre d’elle.
- Bonjour, je voudrais quoi choix traitres… je veux dire trois chouquettes…, qu’un soir an.. euh cinq croissant, disquette d’aune… dix-sept scones… Non plutôt nid d’œuf… dix-neuf… Euh… Attendez… Derrière elle, la file d’attente s’impatientait, et les murmures de désapprobation commençaient déjà à s’élever. Si Vicky en avait l’habitude, cela ne l’empêcha pas de commencer à suer à grosses gouttes. Laissant sa cape éponger son front pour elle, la sorcière tenta de se concentrer sur son discours qui était pourtant limpide dans sa tête. Le gérant voulu l’aider en la relançant gentiment.
- Vous avez dit combien d’œufs ?- Non pas des œufs, je voudrais pluie sceau des tonnes… plutôt des scones… - Des tonnes ?... Des tonnes de quoi ?Un soupire fut si bruyant derrière elle que Vicky sentit ses cheveux s’élever dans les airs. Elle fut dès lors obligée de se retourner pour s’excuser, la pression de la situation emmêlant toujours un peu plus ses phrases qui devaient dès lors incompréhensibles. Mais soudain, deux de ses plus venimeux détracteurs s’affalèrent au sol et Vicky s’effraya devant la nouvelle catastrophe qu’elle venait bien malgré elle de provoquer. Heureusement, un américain au look de baroudeur s’attribua tout le mérite, la sortant assez héroïquement de ce mauvais pas. Le regard dégoulinant de reconnaissance, Vicky lui offrit son plus beau sourire en acquiesçant.
- Merci monsieur… J’ai des matinées cire peu d’hôte… pires que d’autres, mais la pression ne m’aide vrai pavement… pas vraiment. J’ai la fâcheuse tendance à tout inverser, mome et j’hoquet mestre… mes mots comme mes gestes. Cela dit, j’ai cru entendre que vous aussi vous pouviez confondre les sections-prés… expressions ! Voyant qu’il avait été bien plus rapide qu’elle à faire son choix et qu’il s’apprêtait à payer avant de disparaître, Vicky voulu l’interrompre afin de le remercier comme son éducation le lui imposait.
- Oh attendez, messe et poix layer… laisser-moi payer ! Cependant sa main, au lieu de retenir gentiment son poignet, partit dans la direction totalement opposée et elle finit par percuter de plein fouet la personne qui se trouvait derrière elle, envoyant voler son flan à l’abricot qui s’écrasa au beau milieu de son visage. L’agent du ministère était simplement revenu pour prendre une serviette… Horrifiée, Vicky voulu plaquer sa main sur sa bouche qu’elle loupa largement, ne sachant comment excuser sa conduite.