It hurts because it matters

Fenryk et Gellert avaient fini par se lasser. C’était attendu, les brimades n’allaient jamais très loin, bien que lorsqu’ils commençaient tous les deux à l’asticoter, James savait d’avance qu’il en avait pour une heure au moins. Ils trouvaient toujours le bon prétexte, toujours une excuse pour venir le chercher quand il était en planque. Ils ne s’y prenaient pas comme des bleus ; ils venaient toujours par deux, l’un pour surveiller les environs, l’autre pour frapper. Fenryk était fort pour tenir les portes fermées, et Gellert les poings. Jamais avec une baguette. Ils avaient trop peur sans doute que ça remonte à la direction et qu’ils se retrouvent à se faire inspecter. Trop peur de frapper trop fort et de le tuer - comme s’ils avaient pu - mais ça ne les empêchait pas de ne pas y aller comme des manchots.

Assis sur le sol de l’Allée des embrumes, dans un petit recoin à l’ombre où on ne trouvait rien que le silence et un peu de son sang sur les pavés, la pluie avait chassé les deux langues-de-plomb. La vieillesse n’aimait pas prendre l’eau. C’était amusant, pensait James, c’était comme s’ils avaient eu la rage. En le voyant intégrer le service, c’était ce qu’il avait cru comprendre, et il avait cru que ça se passerait bien malgré tout, car après tout on lui avait fait cette offre en toute connaissance de cause. De son nom à son caractère, il avait passé tous les tests, toutes les épreuves avec brio.

Mais à croire que Stanhope se doutait de plus en plus de quelque chose. De sa visite dans le bureau d’Hesper Montgomery, Responsable de la Porte de l’Amour, qui avait bien voulu l’écouter même si elle s’était quelque peu opposée à sa requête. Peut-être était-elle allée voir Stanhope le soir même pour cafarder ? C’était ce que James attendait d’elle. Que le mot tourne. Que la désinformation grossisse. Le piège n’allait pas tarder à se refermer, et pour peu qu’il ne se soit pas trompé, Snakebark et Stanhope allaient tombés.
À ce sinistre tableau il resterait encore le Faiseur d’Inferi et Malhorn, et alors le dossier serait presque complet.

Est-ce qu’il le faisait pour lui ? Au début il y avait cru, mais si ç’avait été pour lui, aurait-il accepté de se laisser maltraiter de la sorte alors qu’il aurait été si aisé, si simple, de simplement les tuer tous les deux ?

La pluie s’arrêta doucement de tomber, mais aucune éclaircie ne vint pénétrer le gris de la ruelle. James rejeta doucement sa tête en arrière, avant de se relever lentement tout en s’aidant du mur juste derrière lui. La douleur le réveilla mais elle était devenue habituelle. Si Fenryk et Gellert savaient ce qu’il avait longtemps fait pour faire s’échapper la douleur de ses os, de ses veines, tard le soir... Un petit ricanement sinistre passa ses lippes.

Le langue-de-plomb souffla bruyamment, faisant le temps d’un instant le vide autour de lui. James se sentit alors seul. Odieusement seul.


A Flagley-le-Haut, la pluie tombait comme un lourd rideau sur fond de ciel d’obsidienne. La saison des eaux était installée depuis quelques jours mais le temps semblait vouloir rattraper un été qui avait été trop chaud à ses yeux.

Remontant le pavé à pieds, les vêtements imprégnés d’une eau lourde pesant sur ses épaules - même si James voulait bien croire que ce n’était pas seulement la pluie - ses longues mèches lourdes tombaient sur ses tempes.

Il emprunta le même chemin qu’il empruntait depuis déjà des jours entiers, parfois pour ne pas entrer, mais souvent pour rendre visite. Il ne se passait que difficilement une semaine où James n’était pas allé voir au moins deux à trois fois sa cousine, souvent après son travail, plus souvent encore sur de courts moments où il ne faisait que passer, dans ce besoin quasi pathologique de savoir si tout allait bien pour elle, si elle se plaisait, si elle désirait la moindre chose.

L’accident l’avait plus marqué qu’il ne voulait bien le dire ou le penser, et ce soir-là il se rendait compte que le Manoir était devenu en l’espace d’une quinzaine de jours seulement l’endroit où il se plaisait le plus, où il se sentait le moins perdu, alors même qu’il habitait tout juste à côté.

Il s’arrêta quelques secondes devant le Manoir, laissant la pluie pénétrer ses os, glacer son sang, alors que la silhouette impressionnante se découpait dans un soir déjà bien avancé. Le garçon resta quelques longues secondes à observer de loin, avant de sentir un petit quelque chose contre son mollet, venir se lover avec un miaulement plaintif.

« Tu es là toi... »

Le regard de James glissa sur le petit fléreur qui l’avait suivi depuis l’Allée des embrumes, jusqu’à venir le coller au moment où il avait décidé de transplaner.

La chose était en piteuse état. Il tenait debout c’était vrai, mais il semblait trop fin, trop malingre. L’Allée des embrumes n’était sans doute pas un endroit pour un fléreur, à moins qu’il ne fut originaire d’une chatte originaire du coin ? Quel genre de malandrin pouvait être un fléreur de l’allée des embrumes ? Un petit sourire passa sur les lippes d’un James Grey amusé et désabusé.

Lui aussi on le jugerait peut-être pour ce qu’il venait de là-bas, de la fange des fléreurs, des pavés crasseux imprégnés d’une magie aussi nauséabonde qu’ancienne.

James inspira profondément et se pencha finalement, alors que la pluie redoublait sur ses épaules, pour venir attraper la petite bête. Il la fourra sans trop de réflexion sous sa lourde redingote et avança finalement le long du chemin qui serpentait jusqu’à la bâtisse qui avait presque disparu dans les ombres de la nuit.

Il ne sut pas vraiment pourquoi il faisait ça, et il ne faisait plus attention au sang qui avait coulé de son nez quelques minutes auparavant. James s’arrêta seulement devant la porte et toqua, imaginant voir venir un domestique auquel il donnerait l’animal pour que sa cousine ne s’en occupe dès le lendemain, mais il ne s’imaginait pas une seule seconde voir le visage pâle d’Ana Souvorov lui ouvrir, l’air inquiet de le voir venir à cette heure si tardive jusqu’au palier de son petit château aux multiples chambres qui ne verraient jamais aucun rire d’enfants.
Aucun rire de leurs enfants.

James eut un sourire bête, qu’il saurait plus tard que c’était un début de fièvre qui le lui avait tiré, et sortit de sa redingote avant même de dire quoi que ce soit ou de s’excuser, le petit félin aux longues oreilles et à la queue fournie, de contre son torse.

Il n’y avait sans doute pas besoin d’un mot, et James était trop fatigué de ces dernières semaines pour les trouver. Il les avait déjà tous dits.

Ambroise venait à peine d'accrocher son plastron de service à la patère de la cuisine. La maîtresse de maison n'était guère exigeante et c'était peut-être la raison pour laquelle, sans directive, le petit personnel travaillait d'arrache pied à entretenir la perfection. Anneliese était allée se coucher de bonne heure, juste après l'infusion de Jusquiame Blanche. Holle terminait quelques petits travaux de couture pour son plaisir sur le banc en face. Les quatre coups frappés à la porte les firent sursauter. Bien réveillé cette fois, Ambroise fit signe à Holle de rester en arrière. A une heure pareille, il préférait jouer de prudence quand bien même le quartier était sûr et calme.

« Sans doute un voisin...»


Elle ne s'y faisait pas. Bien sûr la compagnie de cette extension mécanique était bien trop fraîche pour lui être déjà naturelle. Mais chaque regard porté sur son bras droit, lui en faisait voir toutes les imperfections. La laideur du métal brut qui se substituait à la chair. Ses longs doigts fins et sans vie propres qui la trahissaient sans cesse, faute de pratique. La réaction de ses plantes favorites qui n'appréciaient guère ce contact froid et inhumain. Pour elle, qui ne vivait bientôt plus que pour ses plantes, ça avait été un énième coup. Une blessure à l'âme sur laquelle elle refusait de s'apitoyer. Mais le soir, lorsque la nuit étendait son manteau de velours sur la maisonnée et que chacun se retirer dans ses appartements, quelques fois, elle sentait son coeur solitaire se serrer et le goût du sel la prendre à la bouche. Quand cela devenait trop intense, elle éteignait ses sens avec une infusion de Jusquiame Noire et se rendait aux bras de Morphée.

Ce soir là, elle avait préféré la compagnie d'un recueil de poésie. Aussi, lorsqu'elle entendit les coups frappés à la porte depuis le grand salon désormais peuplé de ses plantes, de ses livres et des âmes vacillantes et chaleureuses des bougies, Ana Souvorov se redressa, lissant de sa main gauche le tomber léger de son saut-de-lit, elle se dirigea vers l'entrée, sans arrière pensée.

« Par la barbe de - Monsieur ?! »

La voix si inhabituellement haut perchée d'Ambroise lui fit presser le pas. La vision d'un James Grey dans l'état lamentable où il se trouvait lui fit un choc mais bien loin de la détourner de l'entrée, elle s'y hâtait d'autant plus.

« Nous allons nous occuper de Monsieur, ne restons pas dans l'entrée vous allez prendre froid. »
« Que s'est-il passé ? », s'enquit-elle d'une voix blanche, elle portant sa main droite au visage de James, avant de se rendre compte que de main droite il ne lui restait que cette odieuse création mécamagique. Le regard pourvut au reste, comme elle désamorçait bien prestement ce geste d'affection. « Je m'en occupe Ambroise. Pouvez-vous prévenir Holle qu'il me faudrait des langes propres, une fiole de dictame et mon cérat de Byzance ? »

Ambroise acquiesça avec emphase et s'éclipsa dans la seconde. Profitant de cet instant d'intimité, la maîtresse de maison s'apprêtait à serrer son cousin contre son coeur inquiet mais, hagard, James amorça autre chose. Une petite boule de poils, presque dans le même état pitoyable que lui mais adorable à sa manière.

Elle en resta un instant stupéfaite. Ambroise, Holle et Anneliese revenaient déjà.

« Dieu du ciel ! Je vais m'occuper de la bestiole. », tonna Anneliese qui y voyait plus un sac à puces dans sa maison impeccable qu'autre chose.
« Ne le mettait pas dehors Anneliese. Vous trouverez bien quelque chose aux cuisines pour nourrir ce pauvre animal. »

La cuisinière n'accueillit pas cette idée d'une mine enjouée mais elle se plia à la demande sans plus de commentaire.

« Tu as de la fièvre. Viens, ne restons pas dans l'entrée. Ambroise à raison. »

Holle les suivit à petit pas jusqu'à l'étage où Ana guida James à la chambre qui jouxtait la sienne. C'était une des plus grandes chambres. Comme dans les autres, le plafond s'élevait à des hauteurs vertigineuses et le lit d’apparat s'y enorgueillissait d'un châlit aux reliefs raffinés.

D'un geste doux, Ana invita James à s'installer près de la cheminée tandis qu'elle prenait des mains de Holle un petit mortier dans lequel elle entendait réchauffer son cérat. Dans l'intervalle, Holle entreprenait de défaire le jeune Monsieur de sa cape qu'elle alla suspendre près de la cheminée avant de revenir entreprendre la chemise malmenée du jeune homme.

« Ça ira Holle. », coupa Ana qui n'aurait pu toléré une seconde de cet étrange spectacle plus longtemps, « Je me chargerai du reste. Dites à Anneliese de nous préparer quelque chose de chaud. Je viendrais le chercher aux cuisines. »

Holle suspendit son geste au premier bouton défait avant de disparaître. La maîtresse de maison la suivit du regard, laissant passer quelques secondes comme pour s'assurer qu'ils étaient bien seuls avant de venir achever d'une main forcément gauche, ce qu'avait commencé Holle.

« ... »

Ses yeux plongèrent dans les siens, douloureusement. Elle ne supportait pas le voir dans cet état. Il lui fallut quelques secondes pour détourner les yeux et commencer à passer le lange tiède et humide sur le visage de James, doucement, sans vraiment le regarder.

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La fièvre l’enveloppait, lui donnant l’impression d’être dans une sorte de rêve où les choses auraient une consistance, où les autres sorciers autour d’Ana auraient un visage parfaitement clair et définis, et non pas ces ombres que souvent il chassait des doigts et des griffes pour ne plus la garder que pour lui. En revanche, Ana lui apparaissait dans son étonnante aura, comme un ange qui serait venu le cueillir au milieu des enfers – un rayon de lumière qu’il espérait chaque jour mais dont il se savait trop petit, trop sale, pour le mériter vraiment.
Sale de ces pensées impures, de ces rêves où elle finissait toujours par pleurer à cause de lui. James souffla par le nez, fermant un instant les yeux avant de finir par la suivre, principalement car les domestiques s’affairaient à le conduire et qu’elle – sa divine idole – guidait le convoi jusqu’à une chambre où, en voyant le lit, il se serait vu tomber à la renverse et ne jamais se relever.

Ses yeux passaient d’une tête à une autre, se sentant tourner de l’œil un instant à force de suivre les mouvements des unes et des autres, mais même dans cet état presque second, James eut une petite grimace et se tendit sous sa chemise trempée en voyant approcher de lui les deux mains de Holle qui suspendit presque aussitôt son geste. Ana avait dû voir ou comprendre que ça ne lui plaisait pas.
James tourna le visage pour la remercier mais il surprit sur elle une moue qu’il ne connaissait pas – ou qu’il n’arrivait pas à interpréter.

Il souffla plus fort, car la chaleur commençait à ramper sous sa peau comme un démon sans griffe, sans douleur mais sinueux. Quand il releva la tête, Ana était juste devant lui, ses longs doigts clairs venant chercher le bouton de sa chemise devenue lourde. La proximité de leur deux corps, l’atmosphère lourde et intime, fit rougir James Grey d’une façon aussi innocente qu’adorable. Comme si le monstre se retrouvait dompter par la Rose, car l’enfant n’avait été ni prince ni roi de quoi que ce soit. Il avait été tigre en embuscade, loup tapi dans l’ombre des forêts maudites des contes interdits de leur enfance. Ses yeux se fermèrent un instant, tentant de dompter la folie qui faisait battre son cœur comme un chat ne ronronne.

Avec une certaine lenteur, James écarta doucement ses mains, venant se saisir de la main métallique comme il la découvrait pour la première fois. Son contact froid et d’acier le fit frissonner, mais il ne s’empêcha pas de venir embrasser sa paume au risque de se couper, et enfin de lover son front brûlant tout contre les alliages glacés avec un sourire béat. Un soupire agréable quitta sa bouche, alors qu’il terminait de déboutonner les deux derniers boutons de sa chemise, le visage collé contre sa nouvelle main.

Les yeux fermés, il ne voyait plus dans le creux de ses paupières que l’ombre de Lester Grey et ses mots sinistres résonnant contre ses tempes humides.

« Tu ne devrais pas t’approcher… » souffla-t-il tout bas, l’œil brûlant dans le coin, le corps parcourut par une toute nouvelle chaleur, « ne me laisse pas approcher Ana, pas davantage, trop près... surtout pas, regarde-moi je-je suis… comme je suis si… sale, si impur… Je te souillerais si tu me laissais ne serait-ce que frôler tes poignets… je serais ton opprobre, la… la perte de tout ce que tu as… je… je serais la fin de tout ce que tu auras construit… Il vaut mieux… Il vaut… mieux… »

Sa gorge se serra, alors qu’il laissait glisser sa chemise sur le sol, dévoilant sans aucune pudeur et par le simple fait de son état second son torse. L’abdomen de James Grey était finement taillé, presque un peu maigrelet, mais son derme ne mentait pas. Des cicatrices il y en avait des dizaines, sur les avant-bras principalement, mais aussi plus fines, d’autres plus épaisses, toutes racontant une histoire différente qu’il avait fini par taire. Les plus fraîches avaient persisté sur ses poignets, mais elles passaient inaperçues grâce aux coups de Fenryk et Gellert. Les empreintes des poings avaient peint son abdomen d’hématomes en forme de constellation, mais aucune étoile n’y brillait.

« Je me sens mourir » maugréa-t-il, la respiration plus rapide, plus rocailleuse, s’emportant. Depuis quand était-il esclave de sa chair ? Pourtant il l’avait punie des centaines de fois, d’être et de ressentir. De vibrer pour cette autre qui ne serait jamais vraiment à lui, dont il ne pouvait rien se réclamer, pas même d’être le plus servile de ses laquais.

Il lui suffit d'un regard pour embrasser l'état de fébrilité dans lequel se trouvait James. Le regard brillant de ces fièvres d'enfant qui vous embrasait l'esprit. Le soupir rauque et profond. Seul le pourpre de ses joues laissaient voie au doute. Elle aurait bien rougi elle aussi mais même à vif, sa mine blafarde n'aurait su trouver la palette juste. Elle dut se contenter de baisser les yeux sur ces boutons de chemise que ses doigts maladroits échappaient sans cesse. A la fin, peut-être agacé par la lenteur de l'opération, James l'écarta d'un geste sans brusquerie, pour venir lover son visage contre cette main qui ne valait pas celle qu'elle avait perdue. Elle aurait voulu fuir ce contact mais finalement, ce qui la surpris le plus se fut surtout son absence. Quand il posait un baiser tendre dans le creux de cette main, la caresse ne l'effleurait même pas sinon d'une pointe cruelle à son coeur. Ana pinça les lèvres, réprimant dans un regard adressé au plafond, cette envie toute crue de se répandre en larmes amères. Elle n'en ferait rien alors, pour ne pas tout perdre de ce petit moment de tendresse dont ils avaient eu si soif, elle s'apprêtait à en donner un autre de sa main valide, celle du cœur, quand il coupa court en quelques sinistres augures.

« Ça n'a jamais été ce que j'ai voulu dire. », réfuta-t-elle, sans avoir conscience que ça n'était pas ses propres mots qu'il lui renvoyait à la figure. Elle eut un petit rire sardonique en dedans, détournant le regard de ce visage encore lové dans cette main de fer, « Je - je n'ai pas toujours été tendre James, je le sais et je t'en demande pardon. Mais à aucun moment je n'ai pu te voir comme une souillure, je- jamais. Comment pourrait-on aimer - »

Elle s'interrompit accusant la vision de ce corps malmené au-delà de ce qu'elle aurait pu imaginer. Ses prunelles bleues, stupéfaites, le figeaient dans cette étrange image de martyr et ce n'était pas les ecchymoses du soir qui retenaient à ce point son attention mais plutôt la trame sauvage et mutilatrice de toutes les balafres qui entendaient disparaître sous les estampes violacées.

Cette fois-ci ses yeux s'embuèrent, juste assez pour lui nouer la gorge et lui ravir le verbe quelques secondes. Elle déglutit péniblement.

« J'aurais dû te protéger de ça au lieu de t'entretenir jalousement de... C'est... impardonnable. »

Les larmes versaient désormais abondamment mais non sans une certaine forme de dignité. Un instant, l'idée de demander à Holle de lui suppléer à la tâche lui traversa l'esprit. Puis cet amertume lui revint au palais. Elle aurait dû rappeler Holle. Mais elle n'en fit rien, laissant la vague retomber comme on leur avait si bien appris à le faire, avant de s'agenouiller, défaite mais bien résolue à ne pas le laisser en plan pour une fois, seul face à leurs démons.

La gorge nouée, elle entreprit d'effacer la souillure, patiemment, avec ce baume qui était de loin le plus raffiné et le plus efficace pour ce genre de médecine. Et comme elle remplissait ce doux office, elle retraçait sous ses doigts chaque marque hideuse qui ne pouvait être que sa faute à elle...

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Comment pourrait-on aimer… ?

Les yeux de James s’ouvrirent avec lenteur, comme il découvrait en silence l’effet que pouvait lui faire sa carcasse. Et quel effet, n’est-ce pas ? Le visage du sorcier se fit plus pâle, plus sombre peut-être, alors qu’elle devait se trouver bien perdue en découvrant le carnage à même le derme, les pulsions voraces de cette colère qui n’en finissait pas de le ronger même dans ses fièvres les plus brûlantes.

Cette même colère qui comme un serpent s’enroulait toujours autour de lui, le serrant de plus en plus fort entre ses anneaux, lui rappelant qu’il n’était pas Brivael, qu’on ne lui pardonnerait pas parce qu’il n’était ni beau ni juste, il n’était que James Grey, bien guindé dans son habit d’ombres.

Sa gorge se serra alors qu’il sentait le froid s’insinuait jusqu’à l’intérieur de ses os, refroidit peut-être à voir le visage adoré de sa cousine se voilait de larmes, comme un rideau, un vilain linceul gâchant pour beaucoup à sa beauté.

Tout du moins il le crut, car à la voir ainsi, si peinée, si brisée, il la trouvait en réalité plus belle encore, parce que son chagrin était ce qu’elle avait exprimé de plus fort à son égard et ce depuis trop longtemps.

L’idée même que ce sentiment soit là, présent dans son estomac, aurait dû lui donner la nausée, au lieu de ça il se vit l’observer avec un œil brillant, alors qu’elle finissait par s’agenouiller.

Il resta là, tout penaud et sage, alors qu’elle effaçait du bout du doigt les constellations marbrant sa peau. Ses ongles frôlaient son derme, parfois il avait même l’impression qu’ils pouvaient le griffer, et alors il lui prenait l’envie de s’approcher juste un peu pour qu’elle le touche enfin, pleinement, entièrement. Qu’elle le saisisse et alors quand l’idée jaillissait, les joues de James Grey se faisaient plus rouges encore, et son air balançait entre l’affolement et l’attente patiente.

Le silence dura quelques longues secondes, avant que sa gorge ne l’autorise enfin à articuler tout bas, comme un murmure :

« Ne dis pas ça… Tu n’as rien fait pour ; j’ai tout fait seul, et même si tu ne m’avais pas aimé, je t’aurai quand même adoré, je t’aurai quand même cherché… où que ce soit, je te cherche toujours, car tu es la seule chose que je veux voir. »

Le ton avait été étrangement calme, presque jeté de manière trop simple. C’était le ton avec lequel on pouvait dire tout un tas de chose vraie, car il n’y avait pas besoin de réfléchir aux tournures, aux stratagèmes. C’était la vérité la plus brute et la plus authentique que James possédait et offrait, pas dans la volonté de gagner quelque chose en retour, pas certain que cela changerait quelque chose non plus, puisqu’il lui avait dit des centaines de fois de bien d’autres façons, que ce fusse par des mots ou des attentions, et cela l’avait mené à rien, ou tout l’avait mené à ce soir, à se répéter et être heureux, un peu, de pouvoir les articuler de nouveau ses mots simples mais vrais.

Le garçon tenta de suivre les yeux d’Ana, de croiser son regard, de le capturer pour venir du bout des doigts – maladroitement car fébrile – essuyer le rond de ses joues du pouce.

« Je préférais quand je te mettais en colère… ça me faisait moins de peine », il essuya les larmes avec attention, scrupuleusement, avant de baisser les yeux, l’air coupable et chaud : « et en même temps, tu ne fais vraiment rien pour que j’arrête, et tu ne le sais pas. Tu ne le sais pas, combien je suis ignoble, que la seule chose que je me dis alors que tu prends le temps de me soigner, de m’écouter, c’est que si tu dois toutes les suivre du bout des doigts, alors je suis tenté d’en rajouter pour guider ta main à suivre le chemin que je voudr… »

James s’arrêta finalement, se surprenant lui-même à être lascif à ce moment, puisqu’il avait fini sa phrase avec un air étrangement béat et rêveur. Il la fixa l’air tendu soudainement, ayant presque peur de l’avoir brusquée, alors que depuis des semaines maintenant il avait cette terrible impression de toujours être sur le fil. De prétendre être Monsieur, de ne pas pouvoir l’être dans le même temps.

Les mots l'avaient brûlée autant qu'ils l'avaient libérée. Et les larmes qui roulaient silencieuses sur son visage, comme en signe de reddition, entrainaient avec elles des années de passion, des minutes infernales où il avait fallu tantôt se taire, tantôt se récrier pour mieux se mentir.

Il lui refusait la simple idée d'endosser la responsabilité de ce qu'elle avait sous les yeux. Elle n'en était pas dupe pourtant et ça lui brisait le coeur. Elle n'aurait pas été capable d'une telle distance, d'un tel pragmatisme. Lui, énonçait, presque placidement, ce serment d'amour qu'il lui avait déjà donné maintes et maintes fois. Avait-elle finalement réussi à étrangler cette passion entre ses filets cruels. Etait-ce là ce qu'elle avait laissé d'elle ? Un avatar dépassionné, dont les meurtrissures n'avaient plus une goutte de sang à verser. Ou bien n'était-ce finalement que le fil naturel de l'évidence. Simple. Sans fioriture. Une vérité toute nue que nul n'aurait pu contredire.

Elle releva le regard vers lui, en quête de repères. Son visage à lui était un océan calme, miséricordieux. Il lui offrait ce pardon du bout des doigts, presque sans l'oser. Ana ferma les yeux à nouveau, abandonnée à cette caresse. Elle chercha refuge dans sa main en coupe, cette main qui n'osait pas la cueillir. Et comme elle relevait à nouveau les yeux, lui se dérobait.

James avait un drôle d'air, celui du jeu, celui des bêtises, celui du coupable. Ana fronça doucement les sourcils en se demandant ce qu'il cherchait à cacher. Mais il ne cherchait pas à se cacher. Il suffit de cet étrange aveu pour que tout l'air de la chambre s'engouffre dans ses poumons, lui coupant le souffle, retenant sa main avant qu'elle ne suive le trait cruel d'une autre balafre. Son visage s'empourpra, retrouvant les couleurs de la vie pour la première fois depuis le triste mois de mai. Elle ouvrit la bouche pour répondre quelque chose mais dut s'y reprendre à plusieurs fois avant qu'un sourire amusé ne vient souffler la gravité qui les avait suivis jusque dans cette chambre comme un lugubre linceul :

« Si tu voulais bien n'en rien faire, je poserai un baiser sur tous les endroits que tu accepterais d'épargner. »

Cette fois elle lui déroba son regard avec un embarras plus amusé qu'autre chose. Avait-elle bien osé lui faire cette réponse, à la mesure de cette suggestion polissonne ? Elle sentait ce petit fourmillement brûlant et caractéristique sur ses joues et, sans qu'elle y songe vraiment, ses doigts avaient cessé d'effleurer les marques sur le bras de James. Sa main l'embrassait désormais pleinement, adressant une caresse tendre du pouce. Se redressant sur ses genoux, elle...


posa un baiser sur sa joue, tendre et profond. La brise estivale faisait voler les mèches brunes autour de son visage d'ange. Dans les herbes hautes, qui les baignaient jusqu'aux épaules, ils s'étaient fait un jeu de leurs promesses, renouvelées ici pour la millième fois. Celle de ne jamais se quitter. De ne jamais se trahir. Celle de toujours s'aimer.

Elle eut un petit sourire débordant de bonheur. C'était une belle journée.


Quittant le contact doux et chaud de sa peau, presque à contre coeur quoiqu'avec une pointe d'hésitation, Ana s'écarta doucement pour le regarder dans les yeux. Il brûlait de fièvre. Elle n'en demanderait pas plus. Mais comme elle plongeait toute entière, prunelles bleues contre prunelles grises, un petit filet de sang roulait jusqu'à ses lèvres...

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Elle avait lancé ça avec amusement, si légèrement qu’il avait cru un moment ne pas avoir compris ce qu’elle avait dit. Peut-être qu’il rêvait ? Ou était-ce la fièvre qui lui faisait croire des choses ? James écarquilla un peu les yeux, alors que ses joues se couvraient à son tour – et c’était bien difficile de lui tirer cette réaction – d’un joli cramoisi qui jurait avec ses boucles noires. Sa gorge se serra un peu alors qu’il la laissait approcher, comme s’il n’en revenait pas de ce qui était en train de se jouer, pris dans l’impression que la trame se dessinait tout autour de lui, sans qu’il n’ait rien à dire. Pas qu’il était contre, mais ce revirement de situation le laissait muet, avec l’impression que le moindre mot viendrait rompre la magie du moment, comme un pincement au sortir d’un mauvais rêve.

Ses yeux glissèrent en coin alors que la bouche rose thé d’Ana Souvorov se posait sur sa peau, lui tirant un frisson agréable et inédit. C’est qu’elle n’avait été le genre à prendre les devants, du moins pas dans ses souvenirs, parce qu’au même moment où elle venait à le lui offrir, il eut une sensation vive, brûlante même, mais celle-ci ne lui tira pas le picotement qu’il s’attendait à ressentir. Au lieu de ça, il sentit la chaleur se diffuser dans le fond de sa carcasse, réchauffant jusqu’au vilain serpent qui lui servait de compagnon depuis qu’il était ce qu’il était.

Les yeux bleus d’Ana Souvorov brillaient dans la pénombre comme deux étoiles. James l’observa un instant qu’il imaginait suspendu aux lèvres d’un ange tant il lui inspira une sérénité étonnante, même dans sa fièvre. Et si l’image de son père, si austère et sinistre, aurait pu venir comme l’ombre d’un corbeau sur lui, il n’y eut rien de tout ça. Comme si l’ombre des ailes de James Grey suffisait désormais à ne plus craindre la génération vieillie, la génération flétrissante. Comme si ce sang glissant sur la peau pâle de sa cousine lui rappelait qu’ils avaient jadis fait un choix, et que ce choix, il ne l’acceptait pas. Il ne l’accepterait pas, si elle voulait bien ne pas l’accepter avec lui comme lui faisait croire ses beaux yeux.

Ses doigts se levèrent instinctivement, venant cueillir ce visage si beau que même les doigts de Giovanni Strazza n’auraient su les faire jaillir du marbre. Il observa les perles de sang qui maculaient la peau de nacre, sentant ses épaules douloureuses comme tout le poids de sa décision lui tombait dessus.

« Qu’est-ce que je ne ferais pas pour toi… »

Ses mots se moururent tout bas sur les lèvres de la très jolie Ana Souvorov, et James vint les sceller des siennes comme une promesse, comme un serment. Que ne ferait-il pas pour Ana et ses grands yeux bleus, et sa main froide comme l’airain ? D’une main tendre, James la fit venir vers lui, tout contre lui, comme pour la couvrir de son ombre. Ce n’était pas tant pour la posséder que pour la protéger, comme s’ils avaient pu être vu, et quand bien même cela ne lui importait pas.

Que ne ferait-il pas pour elle ? Il ne savait pas exactement, car il lui semblait que sans elle, son monde et son existence n’avaient que peu d’intérêt, que tout le reste manquait de couleur ou de texture. Sans elle, aurait-il aimé de la même façon ? Aurait-il eu le cœur à se réjouir des rires des enfants remontants le long de la roseraie pluri centenaire ou aurait-il été comme ce cher Hugo, à se sentir trop vieux avant l’heure après avoir perdu la chose la plus précieuse à son cœur ?

Il relâcha doucement ses lèvres, alors que ses doigts glissaient sans équivoque jusqu’à sa taille. Son sang sur ses lèvres avait un goût étrange mais il s’en moqua sur l’instant. Son cœur battait trop fort et la fièvre le taraudait mais il avait besoin de sentir qu’elle était bien là, que ce n’était pas qu’un rêve, un énième ne le laissant ni satisfait, ni heureux. Il ferma pour humer son parfum alors qu’il la serrait contre lui, ses doigts glissant fébrilement dans son dos pour caresser le bas de ses reins, sans osé en faire de trop, ne sachant pas bien ce qu’il lui prenait tout de go.

Une caresse, à peine posé du bout des doigts sur son visage. C'était plus qu'elle n'en osait espérer après des mois de silence et de bassesses assassines. C'était bien moins que tout ce qui lui était passé par la tête dans ce cruel laps de temps aussi. Et il y avait eu le redoux. Ces précieux moments qui ne disaient pas leur nom où il venait la voir, par hasard, pour le boulot, sans se risquer à l'ignorer de trop. Partager un déjeuner. Quelques silences. Des conversations plus légères et inconsistantes comme le faisaient tant d'autres alors qu'entre eux l'exercice ne se faisait qu'avec effort et maladresse. Ils ne s'étaient plus jamais autorisé ces moments de grâce dans lesquels leurs intellects jumeaux fusionnaient si bien depuis son retour de France. Depuis cette lettre qu'il lui avait écrite et qu'elle avait volontairement laissée brûler sans réponse dans l'âtre de sa cheminée. Elle aurait en rendre chaque mot d'une légère pression de ses lèvres, ou d'une caresse à la pointe de sa langue. Elle en portait encore le gage en pendentif, dissimulé sous ses vêtements. Ce même gage qu'elle avait vainement tenté de lui jeter à la figure lorsqu'il lui avait annoncé ses fiançailles. Quelle rage alors. Elle aurait pu les étrangler tous les deux de ses mains, pourvu qu'ils n'en fissent rien.

Combien de fois se l'était-elle imaginé ? Ses mains graciles, nées pour faire vibrer les cordes d'un clavier à touches d'ivoire de runespoor, refermées comme des serres sur sa gorge d'albâtre. Quelle genre de folle était-elle pour avoir pu se laisser hanter de telles images ? Le tuer plutôt que de le céder. C'était bien l'âme d'une Grey. Mais elle n'avait pas perdue la raison au point d'en oublier tout sens moral, et ces mauvaises pensées n'étaient restées que vœux pieux.

« Rien qui ne te soit trop désagréable j'espère. », souffla-t-elle à la naissance de ce baiser qui lui faisait battre le coeur à tout rompre.

Le dernier qu'ils avaient échangé avait été violent, volé à ses lèvres comme l'impérative expression d'une évidence dont elle n'avait pas voulu. Si sa main se leva cette fois-ci, ce ne fut que pour l'accueillir puis le suivre, comme il l'attirait contre lui, vers une étreinte dont ils s'étaient trop longtemps privés. Elle oubliait un instant le poids mort qui l'handicapait, plus légère que l'air réchauffé par le feu ronronnant de la cheminée.

Ils se quittèrent, espérant mieux se retrouver quand quelque chose la frappa. Un peu de sang sur ses lèvres à lui. Elle fronça doucement les sourcils et il lui fallut quelques secondes pour comprendre que ce n'était pas celui de James. Un peu gênée, retrouva le chemin du lange tiède qu'elle avait appliqué sur sa peau un peu avant, effaçant l'empreinte vermeille de leurs lèvres sans trop prêter attention à un léger mal de tête. Elle ne pouvait cependant pas faire abstraction de sa peau brûlante comme elle y revenait presque naturellement.

« La fièvre ne tombe pas. », observa-t-elle un brin inquiète alors qu'intérieurement, elle commençait à se faire à l'idée que cette caresse au creux de ses reins resterait pour ce soir lettre morte. Pourtant, elle ne pouvait plus se refuser de l'embrasser à nouveau. Ses lèvres se refermaient sur les siennes, pressantes et douces à la fois avec un peu de retenue, juste assez pour laisser présumer de ce qu'elles retenaient. « Nous serons là encore demain. Je serais là. Je te le promets. »

Les mains posées sur ses épaules, les yeux clos, elle ne savait plus s'il fallait continuer d'être déraisonnable ou pas. Lui en voudrait-il au petit matin ? Quel genre de mots se jetteraient-ils encore à la tête si, par le plus vilain des miracles, les choses tournaient encore au vinaigre ?

« Je t'aime. »

Mieux valait le dire maintenant, tant qu'il en était encore temps.

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