Maestria Botanika

Ana se donna quelques secondes pour prendre la mesure de cette révélation. Leurs situations étaient plus semblables encore qu'elle ne l'avait imaginé de prime abord.

« Une nécrose... », la vision d'horreur de l'accident de mai lui revint comme un cadavre remontant spontanément à la surface. Les petits folicules ligneux qui se tendaient vers sa main, presque avec voracité. Cette sensation de fourmillement glacial sous sa peau à mesure qu'elle changeait de couleur. D'abord l'index, le pouce, la paume. L'idée d'y couper court n'avait fait qu'un tour. Sans doute le devait-elle au pur instinct de survie. Qu'avait-il pu arriver à Amaranth Mapleleaf pour qu'elle en soit à contempler la lente consumation de son bras ? Encore que la contemplation n'était pas passive loin de là. Comme elle faisait sans mal le lien avec tout ce qui s'était dit à la conférence, les applications des découvertes de Mrs Mapleleaf, les questionnements sur l'aspect éthique de tout cela... une seule question lui brûler les lèvres mais elle répugnait à la poser de but en blanc. C'aurait été bien trop cavalier, « Vous me laissez admirative Amaranth. En pareille situation je n'ai pas pu me résoudre à prendre le risque de voir le mal s'étendre. A tord, peut-être. Je reconnais qu'il n'y a pas que des avantages à se débarrasser de sa main de baguette... », convint-elle avec une ironie certaine.

Finalement, elle se devait de le demander.

« Que s'est-il passé pour vous, sans indiscrétion ? J'imagine que vous avez de bonnes raisons de ne pas recourir à des solutions curatives purement... mécaniques. »

Si on lui avait dit que quelques semaines plus tard, un brillant médicomage ( @Nathanael E. Pierce ) lui suggérerait une greffe pure et simple, elle en aurait sans doute frissonné d'horreur. Si la jeune femme n'avait hérité de tous les préjugés de sa mère, elle n'en restait pas moins frileuse à l'idée d'expérimenter des médecines inspirées de pratiques moldues. Quant à envisager la greffe d'un membre étranger - autant dire de la nécromancie à ses yeux de néophyte - elle préférait de loin la froideur saine et sans âme du métal. Mais, bien loin de ces considérations purement médicales, c'était l'état d'esprit de sa consœur qui retenait là toute son attention.

Elle s'était déjà fait une idée de ce que cet esprit brillant pouvait receler de fascinant, mais elle entrevoyait désormais l'opportunité d'une collaboration qui ne pourrait s'avérer que fructueuse.

« Ne vous sentez pas obligée de me donner une réponse. Je comprendrais... »

Elle même n'aimait guère qu'on l'aborde pour évoquer le sujet mais ici c'était tout à fait différent. Se trouver en présence d'une personne qui pouvait comprendre, réellement comprendre, changeait complètement la donne. Elle aurait été prête à parler de tout pourvu que ce soit réciproque.

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Intrigante, voilà le terme qui habillait le mieux cette captivante compagnie qu'Ana s'était trouvée en Amaranth Mapleleaf. Qu'elles aient pu deviser de sujets aussi intimes et qui, d'ordinaire, auraient laissé la jeune femme rétive au possible n'était que le moindre des détails dans la panoplie d'improbabilités qui caractérisait leur rencontre. Comme elle s'y était attendue, Amaranth écarta d'emblée le scénario de la réduction. Curieusement, ce mot dépeignait exactement le ressenti d'Ana quant à la perte qui avait été la sienne. Une réduction nette et sans compensation. Si elle se retrouvait amputée de son bras, affublée de cette prothèse mécamagique qui ne trouverait probablement jamais grâce à ses yeux, elle était avant tout amputée de sa main de baguette, ramenée à une pratique à peine balbutiante quand elle avait été parmi les plus habiles. C'était pure lucidité de sa part que de se reconnaître dans les mots d'Amaranth. Elle était belle et bien réduite, quoi qu'elle n'avait encore su définir clairement à quoi.

Comme la brillante chercheuse achevait de bander sa main atteinte, Ana tiqua. Une nécessité. Voilà qui en était trop ou pas assez. En tout cas c'était largement plus qu'il n'en fallait pour embraser sa curiosité. Elle suivit du regard ce geste emprunt d'habitude sans se risquer à jeter le moindre mot sur ce qualificatif, de peur de voir avorter quelque chose dont elle sentait inconsciemment les prémices se poser entre elles.

Une affliction qui venait de l'intérieur.

« Un alter magique ? », souffla Ana pensive, mettant en perspective quelques lointains récits.

C'était un sujet encore peu étudié que l'altérité. Et, si Ana pouvait poser ces mots sur l'auto-diagnostic d'Amaranth, elle n'en mesura pas la véracité avant de s'être penchée sur le reflet de la botaniste, dans l'eau claire de la fontaine. Quand elle avait évoqué un alter magique, elle n'avait pas imaginé un instant qu'il eut pu prendre la forme d'une autre Amaranth. Elle la contempla longuement, détaillant sans doute ce qui faisait de la femme du reflet un être à part entière, déjà si différent de l'éminente botaniste qui se tenait à ses côtés.

Sans doute son sombre héritage maternel lui avait rendu ce genre de choses moins exotique qu'elles n'auraient dû paraître, de même que les dernières paroles d'Amaranth ne lui hérissèrent pas le poil. Pourtant bon nombre de sorciers se seraient montré autrement plus échaudés à la mention de telles pratiques magiques. Il y avait comme une accoutumance à la dichotomie du bien et du mal dans la société magique que les vieilles familles de sang pur n'entretenaient guère. Les Grey ne faisaient pas exception. Malgré les valeurs progressistes et profondément humaine de son père, Ana n'avait pas hérité de tous les passe-partout qui aurait fait d'elle une sorcière intégrée ordinaire. Et ça n'était pas une mauvaise chose.

« Je crois que nous les femmes sommes capables d'une forme de résilience qui n'appartient qu'à nous et ne connait pas de limite quand on touche à nos désirs les plus profonds. », commenta la plus jeune autant pour elle même que pour ce qu'Amaranth venait de lui livrer, « Elle dégage quelque chose... je ne saurais dire : quelque chose d'ancien. Votre mère aurait-elle lier un pacte ? »

Un pacte avec un esprit ancien et tourmenté, certains auraient parlé de démon mais la rancoeur n'avait guère besoin de se voir éructer des Enfers pour catalyser la pleine puissance nécessaire à ce genre de rituel. Ana en était convaincue...

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Il y eut comme un bref instant de flottement. Amaranth la regardait sans être vraiment là. Poussée par une forme d'empathie mêlée d'inquiétude, Ana posa sa main sur l'épaule de la chercheuse :

« Amaranth, est-ce que - » mais elle n'eut pas le temps de finir sa phrase. Amaranth la mettait en garde, avec une étrange douceur d'ailleurs, avant de se laisser couler au pied de la fontaine, « Effrayée ? », répéta la jeune Souvorov, presqu'incrédule.

Elle avait bien vu le reflet dans l'eau, bien loin de l'allure avenante d'Amaranth mais il en fallait un peu plus pour lui faire prendre ses jambes à son cou tout de même. Elle s'accroupit pour se mettre à hauteur d'Amaranth, prête à lui porter assistance même si, elle pressentait déjà qu'en dépit de sa position de faiblesse, elle n'en aurait pas besoin. Ce fut d'abord ténu. Comme une légère ombre qui semblait s'installer sur Amaranth. Puis petit à petit, la lumineuse botaniste à la chevelure de feu s'escamota derrière cette femme aux traits si semblables et à l'aura si différente. Avertie, Ana se releva, prenant un peu de recul par simple précaution. Elle n'était pas en mesure de définir la dangerosité de la situation. Tout ce qu'elle savait c'était qu'avec son bras méca-magique, elle ne pourrait s'en remettre qu'aux précieuses essences qui les entouraient si les choses tournaient mal. Il lui semblait bien que c'était près de la fontaine qu'Agreus bichonnait cette Salsepareille Lupina...

Pendant ce temps là, l'autre femme avait pleine pris possession d'Amaranth et la jaugeait silencieusement avant d'approcher sa main du visage d'Ana. La jeune femme soutint le regard de l'autre sans ciller. Cela provenait plus de son éducation que d'un excès de confiance en elle. Dans des familles de sang pur aussi anciennes que celles des Grey ou des Souvorov, la dignité était le maître mot. Et puis, intérieurement, elle gardait en tête la recommandation d'Amaranth. S'il fallait l'en croire, elle ne risquait rien.

« C'est bien cela. », confirma la jeune femme tout en évitant soigneusement de prononcer le nom qu'Amaranth lui avait confié un peu plus tôt. Elle n'était pas une experte en maléfice ni en malédiction mais elle connaissait l'importance et le pouvoir des noms. Elle nota pour elle-même la mention de mes vies et de ces centaines d'hommes, convaincue que toute information serait bonne à prendre, « Une fin tragique ? Est-ce le désir de vengeance qui vous attache à ce monde ? », demanda-t-elle sincèrement intéressée par la réponse.

Ce schéma-là lui paraissait plausible. Tout comme l'idée du martyr d'une femme dont le seul défaut aurait pu être de surclasser les hommes par son savoir, indépendance, peut-être son pouvoir. Une sorcière en somme. Au sens archaïque du terme.

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Un doux sentiment. Il lui semblait entendre son oncle Lester, encore drapé de ses sinistres exploits quand bien même il présentait toujours au monde la face la plus respectable de lui-même. Lester Grey avait toujours été un homme sinistre, tenu par sa place dans la lignée à imposer au monde sa présence lugubre quand il était évident qu'il avait cessé depuis longtemps de s'y complaire. Il semblait qu'aucune joie ne puisse jamais habiter ses traits tirés autrefois si semblables à ceux de Lady Lilith, la mère d'Ana. La bonne société sorcière avait failli à leurs yeux, condamnant leurs valeurs dans le même temps qu'elle les avait condamnés eux. Alors, rien d'étonnant à ce que les mots de Morrighan sonnent si familier. Ana avait au moins pour elle la chance de ne pas partager cet état d'esprit. C'était sans doute le privilège de la jeune génération, comme le lui avait dit une fois sa tante, Lady Joleene ( @James Grey ).

Sans vraiment comprendre pourquoi, la jeune botaniste ne put s'empêcher de suivre cette main du regard. Un geste qu'elle avait souvent eu elle-même en pensant à tout ce qu'aurait pu signifier de céder à ses sentiments immoraux. Et pourtant... était-ce là son destin...

Le mot fit écho dans la bouche de l'incarnation mystérieuse, piquant Ana d'un sentiment plus vif encore. Coïncidence ou était-ce là le fruit du hasard. Elle peinait à croire à la seconde hypothèse. Ses yeux suivant le dessin vaporeux que Morrighan lui traçait sous le nez. La pièce manquante par excellence mais à la bien regardait, Ana savait que ça n'était pas là son plus cher désir. Accordé l'inconcevable par l'usage de l'interdit... Les mots la touchèrent de plein fouet, la ramenant à l'étreinte douce et interdite de James. Ana baissa le menton, s'accordant un petit sourire en dedans. Son âme, ne l'avait-elle pas déjà sacrifié au moment où elle avait cessé de lutter ? Et dans ce cas, qu'aurait-elle à offrir à ce mauvais génie qui lui faisait miroiter tant et plus ?

« C'est tentant en effet, mais je crains fort de n'avoir déjà plus de quoi m'acquitter de ce genre de dette Morrighan. », répondit la jeune femme d'un ton tranquille.

Et puis, faire commerce de son âme, sa mère aurait eu deux ou trois choses à redire là dessus sans doute.

« Pour tout dire, si je devais conclure ce genre de marché, je ne saurais pas à quel vœu, car en élire un serait renoncer définitivement aux autres. Ce serait trop me demander n'est-ce pas, que de choisir entre la vie, l'amour et la maternité ? Mais peut-être ne sont-ce là que les trois facettes d'une même chose. », concéda-t-elle, pensive, tandis que Morrighan lui laissait un peu plus d'espace.

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Derrière le sourire énigmatique de l'apparition, il y avait quelque chose qu'Ana ne savait pas décrypter et qui l'intriguait. Jamais encore, elle n'avait fait face à une chose aussi fascinante que celle qui se trouvait devant ses yeux. C'était peut-être l'attrait malsain des Grey pour les magies les plus obscures qui parlait ou simplement sa curiosité scientifique... allez donc savoir.

« Qu'est-ce qui vous - non, attendez... »

Trop tard. Sous ses yeux subjugués Morrighan s'évanouissait pour céder la place à Amaranth Mapleleaf. Ana retint sa main délicate. Qu'avait-elle cherché à rattraper au juste ? Elle s'éclaircit la voix tandis que la chercheuse concluait par quelques explications. A en juger par quelques soubresauts de sa main, il était évident que l'échange n'était pas si anodin que cela pour elle. Ana acquiesça poliment, avisant que les jardins commençaient à s'animer d'autres présences que les leurs. Il n'était plus temps de partager leurs sombres secrets et d'ailleurs, Morrighan n'avait pas été loin de lui faire déterrer ceux qui lui semblaient pourtant si bien enfoui.

Cela avait quelque chose de perturbant, que de telles confessions aient pu venir si naturellement. Ana y méditerait sans doute les jours qui suivraient cette rencontre.

« Je vous raccompagne Amaranth. Nous passerons par les rhizocombes. Cela vous évitera d'être interrompue à chaque pas. »

Alors, le bras sûr et le pas régulier, elle la conduisit vers l'intérieur, lui fit emprunter le colimaçon fossilisé qui s'enterrait jusqu'à un étrange tunnel où seul les éclairages magiques étaient tolérés pour ne pas nuire aux racines millénaires qui soutenaient le tout. De là, il ne leur fallut qu'un temps dérisoire pour se retrouver à nouveau dans la ville désertée de ses habitants et se quitter avec quelques promesses de poursuivre en un autre jour...

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