James était rentré tard ce soir-là mais personne ne l’attendait pour l’accueillir. Ça faisait désormais plusieurs années que
Lester Grey ne veillait plus au grain au bout de la longue table d’ébène les allers et venues de ses rejetons. Il lui arrivait encore d’attendre que Symphony rentre, surtout après l’incident de sa première année à Poudlard, mais avec le temps il avait fini par les laisser vivre, déployer à leur tour leurs ailes au-dessus du nid d’épines et de ronces de la Maison Grey.
Dans l’entrée, à peine visible dans la pénombre du soir, la vieille tapisserie affichait ses longues branches, fortes d’un tronc inflexible et solide. On y lisait ici et là les amours tantôt brutales tantôt sincères, souvent les deux, des générations qui avaient précédé les leurs.
Calmement, le serpentard s’approcha, les épaules lourdes de ces derniers mois qui avaient été compliqués à gérer pour lui. Face à la tapisserie, James se sentit petit, si petit et insignifiant qu’il en grimaça. Tous ces portraits animés lui jetaient autant de regards qui pouvaient lire jusqu’au plus profond de son âme. Autant d’yeux acerbes qui lui rappelaient cruellement que les portraits de
Lester Grey et
Lilith Grey étaient si proches sur cet arbre. Si proches, pendus à la même branche. Frère et sœur. Jumeaux.
James baissa lentement les yeux, tendant le bras jusqu’à en effleurer le portrait sublime des longs cheveux bruns d’
Ana Souvorov, de son regard clair, de cette peau couleur de lune qui lui seyait mieux qu’à quiconque.
Il ne fit que l’effleurer. La toucher c’était se brûler.
Du coin de l’œil, il alla voir les portraits souriants de
Brivael et d’Alice ainsi que de leur fille. Déjà se dessinait sur la vieille tapisserie ensorcelée un second portrait et on devinait une ombre naissante. La tapisserie des Grey, disait-on, était capable de voir dans le futur. Elle avait prédit la grossesse de Joleene bien avant que leur union ne soit véritablement officielle. C’était du moins ce que James avait cru comprendre des demi-mots dans les phrases à mi-voix de sa mère.
De l’autre côté,
Calixte apparaissait déjà, rattaché au portrait de Symphony depuis qu’ils avaient cinq ou six ans. Ç’avait un petit côté amusant. Et elle leur faisait encore croire tous les cinq matins qu’elle n’était pas sûr…
Le sien, en revanche, demeurait tristement seul.
Comme une tâche noire au milieu de l’arbre et de ses dizaines de fruits. Il ravala difficilement sa salive, jetant de nouveau un regard à l’encadré d’
Ana Souvorov. La branche couperait les autres branches si elles se rejoignaient. Il n’y avait jamais eu de mariage entre cousins chez les Grey, préférant de loin offrir leur fille à d’autres familles afin de faire des alliances. C’était aussi grâce à ses alliances que la famille ne s’était pas effondrée malgré les saisies ministérielles. Parce que dans le bureau du vieux
Lester Grey subsistait encore quelques rouleaux poussiéreux, datés de générations plus anciennes, sur lesquels les signatures engageaient les Hatcher, les Hemmington, les Bones ou encore les Mac Swann. Quoi que toutes les familles se seraient pliées avec diligence à l’exercice de secours et qu’il n’était nul besoin de parchemins enchantés et de signatures de sang.
James releva la tête en entendant du bruit dans l’escalier. Il n’eut pas besoin de relever le visage pour croiser le regard de son père qui avait sans doute trouvé ça étrange, ce silence, juste après que la porte ne se soit ouverte. Pas qu’il n’y avait aucune sécurité mais dans le doute, les réflexes et l’angoisse d’Azkaban devaient revenir. Le garçon qui était parti un matin par cette porte était désormais un homme. Un homme qui faisait face à un homme désormais âgé.
Il eut un instant de silence où les deux corbeaux se jaugèrent dans un silence qui n’avait rien de pesant ou de désagréable.
James se redressa, les épaules droites, le menton fixé vers le haut. Il se demanda alors quand son père avait vieilli à ce point. Depuis quand, lui-même, ne craignait-il plus cet homme dont on lui avait raconté le parcours des centaines de fois, sans omettre les détails sordides. Du chiffre
six. Du
vivet d’argent trônant dans le bureau. De ce regard un peu fou qu’il pouvait encore avoir parfois, quand la colère prenait le pas sur l’homme.
Depuis quand n’avait-il plus peur ? Pourquoi avait-il seulement eu peur un jour ? Lester lui apparaissait soudainement différent. La rédemption l’avait paré de quelque chose de plus noble mais peut-être, aussi, du moins c’est ce que James pensa, de plus misérable.
Le garçon était devenu un homme.
Le garçon était devenu un homme et l’homme était devenu vieux.
James souffla par le nez, amusé soudainement à cette idée. Il était fatigué.
« Bonsoir père. Je suis de retour » souffla-t-il, comme une évidence.
De retour.La jeune femme avançait dans un silence pesant où le bruit de ses talons sur le marbre tirait à James Grey une grimace agacée. Au lieu de se plaindre, ses yeux couraient sur chacune des portes qui défilaient devant ses yeux. Il était déjà venu jusqu’ici lors d’un début de stage l’été 2019, mais il n’avait jamais réussi à percer au-delà du sas conventionnel où il se tenait de nouveau, mais accompagnée par une langue-de-plomb cette fois. Ce qui était un grand pas en avant.
« Il vous recevra dans son bureau personnel. Ça sera plus simple pour faire l’entretien. Monsieur Osborne était occupé aujourd'hui mais c'est bien dans son secteur que vous serez affecté. Il vous expliquera. »Se sentit-elle obligé de dire pour combler le silence que l’ancien Serpentard laissait courir entre eux. Les bras croisés dans le dos, il tourna la tête pour croiser son reflet dans le miroir. Habillé de son plus beau costume, l’air sinistre à souhait. C’est comme si le métier appelait l’homme.
« Ne vous inquiétez pas trop » souffla la petite blonde,
« il ne mord pas. »Un sourire souligna le visage lumineux de la langue-de-plomb. James se demanda même comment une femme aussi solaire pouvait encore vivre entre ses murs gris. Il la remercia avant que les portes ne s’ouvrent sur une énième porte magique. Il fit quelques pas ; elle ne le suivit pas. Au lieu de ça, les portes de l’ascenseur se fermèrent si vite qu’une main ou une tête aurait été guillotiné sans hésitation.
James Grey eut une petite moue dubitative avant d’attendre quelques secondes devant la porte. Il inspira profondément puis toqua. La porte s’ouvrit avant même que ses jointures ne heurtent le bois. Pas de grincement des gonds, pas d’air sinistre ou froid. Au lieu de ça se tenait devant lui un bureau ouvert. Au-dessus de lui, donnant l’impression à ce bureau rond d’être en réalité une serre, un plafond de verre donnait vers le ciel bleu de l’été. C’était lumineux et chaud.
« Monsieur Grey » s’enjoua presque trop la voix.
L’homme se leva de son bureau. Il avait le visage émacié mais les yeux d’un bleu perçant et vif. Comme s’il pouvait lire jusque dans l’âme. James eut un sourire poli et tendit sa main que l’homme prit entre les deux siennes et secoua vivement, presque euphorique. Il tranchait tant et si bien avec le décor que c’en était presque inquiétant.
« J’espère que vous n’avez pas trop attendu ? Vous avez fait bon voyage ? Venez, venez. Asseyez-vous. »Docilement, James approcha et prit place sur une chaise, le sourire courtois toujours peint sur son visage.
« Non, ça a été. J’ai été reçu par Miss Spencer. »L’homme s’installa sans un mot derrière son bureau, avant de fermer de sur son dessous-de-main le dossier qui indiquait en lettres rouges JM-66-GR.
« Je suis étonné que vous soyez venu pour être tout à fait honnête. Un jeune homme tel que vous », le compliment était caressant mais James ne sourcilla pas. Ce n’était pas son genre. Au lieu de ça il croisa les bras, s’installant dans le siège,
« j’ai même appris que vous aviez refusé une place au bureau de @Gabriel Standford… »« Le travail avait l’air intéressant mais je ne me voyais pas dans cette filière » souffla le Grey, la mine un peu amusée. Il avait son dossier entre les doigts et avait dû voir le désastre de sa mission lorsqu’il avait tenté d’endosser le drôle de rôle qu’était celui d’auror. A cela s’ajoutait les ires paternels et maternels.
« Je m’intéresse davantage aux mystères de la magie. »Son regard, comme pour souligner son intérêt, se porta autour de lui. Il y avait dans le bureau ici et là des livres, des ouvrages qui semblaient importants et qui, pour certains, interdits. Le nom sur les tranches ne lui échappait pas. C’était d’autant plus curieux qu’ils étaient exposés en pleine lumière.
« Alors vous avez toqué à la bonne porte » s’amusa l’homme en face, tapotant le dossier d’un air enjoué.
« Le département des Mystères est moins attractif que celui de la Justice, mais vous verrez, il y a moins de concurrence pour quiconque voudrait y faire carrière. Il suffit pour ça de se placer avec les bonnes personnes » commenta simplement l’homme en ouvrant le dossier, l’air absorbé par ce dernier.
James eut un sourire, mettant de côté ses aspirations personnelles. Il lui semblait juste que l’homme cherchait à attraper son attention, à lui faire miroiter des promotions contre un peu de loyauté. Un discours sur mesure pour un ancien serpentard.
« Nous avons bien pris en compte votre désir de couvrir un grand nombre de mission » commença l’homme, passant son doigt sur le contrat qui avait été établi la semaine précédente,
« pour cela nous avons trouvé le binôme parfait… »L’homme tira une photo du dossier et la fit glisser vers James. Le Grey eut un petit temps d’arrêt, fronçant légèrement les sourcils en reconnaissant cette tête sans que ça ne lui dise en même temps quelque chose. Il releva les yeux sur l’homme qui souriait.
« @Braxton Clearwater. »« Oh. »« Vous connaissez son frère si je ne m’abuse ? »« Il a été mon tuteur d’alternance sur la partie Civilisation… » souffla James sans entrer dans les détails.
« Braxton est un de nos meilleurs éléments » compléta l’homme,
« mais vous verrez, il n’a pas grand-chose à voir avec son frère Jameson. »Un sourire amusé passa sur les lèvres de James.
« En bien ? »« Non », ricana doucement l’homme derrière son bureau,
« pas vraiment. »Il fit claquer sa langue sur son palais avant d’enfoncer à son tour son dos dans sa chaise, l’air pensif soudain.
« Est-ce que je peux être… honnête, avec vous ? Je veux dire… Est-ce que vous êtes capable de garder certaines choses pour vous ? »Le regard de James se fit incisif. L’homme avait soudainement l’air un peu fatigué et semblait faire son âge. Il ne devait pas être très loin d’avoir l’âge de son propre père d’ailleurs. Est-ce que Lester le connaissait ? Probablement pas. Est-ce que cet homme connaissait Lester Grey ? Qui ne le connaissait pas… James s’humecta les lèvres, prenant son temps, avant d’avoir un sourire moqueur en coin.
« Si je dois être langue-de-plomb, il me semble que c’est la moindre des choses… »Un petit rire passa sur les lèvres de l’homme.
« Il est vrai. »Il eut ensuite une moue désabusée.
« Braxton est un homme très intelligent et peu banal, mais il a pour lui d’avoir vécu la guerre et d’avoir pris certaines mauvaises habitudes, c’est comme ça que je les appellerais du moins. Et comme son chef est quelque peu… permissif, ces derniers temps. Les rapports sont devenus pauvres, mal détaillés. Les actions… » L’homme dodelina de la tête, d’un air pincé
« …sont ce qu’elles sont… »James écouta en silence, les bras légèrement croisés. Dans son esprit, il plaçait doucement les choses.
Oswin Osborne, famille de sang-pur.
@Braxton Clearwater, sang-mêlé, second de la lignée principale. Père de Sean et Eleanora. Missions, permissif, rapports…
« Le Ministère a besoin d’avoir de meilleurs résultats et surtout, surtout, un meilleur suivi de nos actions sur le terrain. Les politiques se jouent de nous. Pour certains, les langues-de-plomb sont des postes quasi fictifs comme ils ne savent rien de ce que nous faisons. Pour d’autres, nous sommes presque des parias. » L’homme ferma doucement le dossier avant de calmement pousser vers James un petit carnet sur lequel on pouvait voir en lettres d’argent écrits
RAPPORTS et plus bas
CONFIDENTIELS.
James ne le prit pas.
« Vous voulez que je fasse des rapports sur @Braxton Clearwater ou sur ce que nous faisons ? »L’homme eut un petit rire, qui tranchait quelque peu avec le ton léger du début.
« Sur ce qu’il fait. Sur le bon déroulé des missions. »Il noyait le poisson. James eut un petit moment de silence, coincé sur sa chaise.
Le regard bleu de l’homme se posa sur lui comme s’il n’était plus James Grey mais un simple petit garçon. Un tout petit garçon.
« Plus vite nous aurons des informations sur Thanatos, plus vite nous pourrons enterrer cette histoire. Force est de constater qu'il n'a pas avancé d'un pouce en plusieurs années. »L’œil de James brilla, relevant doucement son œil sur lui.
« Vous pensez que… ? »« Lui ? Peut-être », l’homme eut une petite moue,
« j’en doute cependant… »Il se gratta le menton. James, lui, sembla réfléchir. Ça expliquerait en parti pourquoi ils étaient tombés justement sur eux en Norvège. Pourquoi ils avaient croisé trois de leurs membres alors que seul
@Jameson Clearwater était au courant de où ils se dirigeaient. Le visage de James se ferma entièrement. L’homme en face pencha la tête, intrigué :
« Est-ce que ça va ? »« Oui » trancha James.
Un silence courut.
« Vous savez… Si quoi que ce soit se passe, je serais là pour vous, James. »Un sourire bienveillant s’inscrivit sur son visage alors qu’il repoussait doucement le carnet vers le Grey.
« Un seul mot et j’interviendrais. »James jeta un regard à l’homme.
Le carnet était désormais juste à côté de la plaque d’or qui indiquait
ALASTOR STANHOPE.