C'est une blague ? # Jameson

La jeune fille aveugle s'était brusquement détournée de son puits. Malgré le blanc lin qui lui bandait les yeux, on pouvait clairement lire la terreur sur son visage.

« Parle, qu'as tu vu ? », pressait la Chasseresse d'un ton autoritaire mais elle devinait déjà que ses efforts seraient vains. Maeve soupira profondément. Elle n'avait aucun moyen de regarder elle-même dans ce puits, sans quoi, elle l'aurait fait. C'était le privilège de la jeune fille aveugle, souvenir sans doute d'une Cynfeirdd dont le temps avait effacé le nom. Comme beaucoup d'autres, son image préservée dans le vitrail, animée comme par enchantement, murmurait encore du souvenir de son passage ici bas.

Passant la main sur son visage pour retrouver un semblant de sérénité, Maeve salua d'un bref signe de tête avant de tourner les talons. Elle n'avait pas fait trois pas qu'un ours énorme la surpris au détour d'un couloir.


La cabane de la sorcière, comme on l'appelait à Penn Harbwr, assez ironiquement d'ailleurs, surplombait la forêt d'Ysbryd. Un détail suffisant pour décourager quiconque d'approcher tant on savait le bois grouillant de créatures peu recommandables. C'était pourtant dans ce voisinage que se dressait Caer Cynfeirdd surplombant l'océan, avec pour seul garde fou une bande de prairie verdoyante. Le pacte passé avec le Lechi des siècles plus tôt avait permis de poser une paix relative dans tout cela. Laissant la forêt derrière elle et l'ours qu'elle lui avait confié avec la plus grande réticence, Maeve avait fondu sur le repère de l'horrible vieille femme qu'elle trouva à quelques distances de là, en train de ramasser des crapauds globuleux.

« Où sont-ils ? »

La vieille la regarda longuement de son oeil mauvais. Elle ne semblait pas comprendre. Inutile de la cuisiner d'avantage, Maeve connaissait le chemin. La porte vermoulue s'ouvrit à la volée comme si elle avait déjà été prête à en découdre. Le patronus de Jameson s'était montré trop avare de mots pour la rassurer et bien évidemment, l'idée que Fearchach McLachlan ait pu toucher un cheveu de sa tête tourner dans son esprit comme une sinistre rengaine.

« Freya ! Tout va bien ? », s'enquit-elle spontanément tout en se rendant compte de la scène sur laquelle elle arrivait. Fronçant les sourcils, elle dévia légèrement le menton, incrédule, « Qu'est-ce que vous faites ici tous les deux ? »
« ... dans ma maison... », grinça l'hideuse vieille femme qui avait fini par rattraper Maeve.

Dans l'encadrement de la porte, à contre jour, sa silhouette torve était déjà du pire effet...

Jameson fut le premier à répondre à ses questions, sans grande surprise, avec sa transparence rugueuse et brute habituelle. Elle n'avait aucun mal à jauger des efforts qu'il devait sans doute faire pour contenir une colère qui ne demandait qu'à exploser. Le littéralement eut toutefois pour effet de reporter l'attention de sa chasseresse sur Freya, qui n'avait pas le beau rôle dans ce petit compte rendu.

« Littéralement ? », répéta-t-elle dans un grondement sourd, un oeil sévère braquer sur sa fille, « J'ose espérer qu'il y a une explication rationnelle à tout ceci... »

L'absence d'attaque directe dans cette réponse n'était pas bon signe pour autant. Car lorsque Maeve disait qu'elle espérait, ce qu'elle disait c'était avant tout que le geste était inacceptable et Freya la connaissait suffisamment bien pour savoir que la foudre n'était pas loin de tomber.

Pour toute défense, la jeune femme opposa quelques arguments ridicules auxquels Maeve coupa court sévèrement :

« Et j'en aurais probablement fait autant. », un silence glacial s'installa avant qu'elle ne s'emporte finalement, « Mais enfin Freya Korrigan ! Ce n'est pas comme cela que je t'ai élevée ! A quoi t'attendais-tu au juste ? »

Si elle n'était pas étrangère à la colère, c'était même bien souvent un moteur ces derniers temps, Maeve avait toujours eu à coeur de montrer qu'une prise d'actions réfléchie valait cent coups de sang immodérés. C'était ce qui lui avait valu de rejoindre les rangs des vert et argent de son temps et ce qui avait causé tant de difficultés à Eochaid.

Que Freya n'encaisse guère la place que Jameson avait pris au côté de sa mère n'avait en soi rien de bien surprenant. Mais elle aurait espéré qu'elle gère la chose avec plus de modération ou a minima, qu'elles lavent leur linge sale en famille. Freya ne l'entendait pas ainsi et elle répliqua farouchement, plus insultante que jamais :

« Il n'a jamais été question de remplacer ton père, moins encore de demander à un autre d'assumer la paternité d'une jeune femme qui a plus que passé l'âge de piquer une crise ! », les mots étaient durs mais cela n'arrêta pas Freya dans son accusatoire, « Ce ne sont pas des choses dont on décide mais tu n'as pas assez vécu pour le savoir. Il t'aurait suffi de me poser la question pour avoir les réponses que tu cherchais Freya. Mais de qui fait-on le procès ici ?! De ta mère qui ne se sacrifie pas encore suffisamment à ton goût ? Est-ce bien cela ? »

Le silence se referma comme une chape de plomb sur ce cri du coeur farouche et venimeux. Maeve Cynfeirdd n'était pas femme à souffrir de telles diatribes. Moins encore à laisser dire sans frapper fort. Elle avait derrière une longues listes de sacrifices qui n'était finalement que l'apanage solitaire d'un chef de famille de son rang, mais à cela s'ajouter les revers cruels que le destin lui avait soufflé.

« Tu étais une enfant Freya, et tu l'es restée à bien des égards, parce que, peut-être, je n'ai pas été suffisamment là. Parce que j'étais ailleurs, occupée à rechercher ce qui te manquait ! Quatre années à lutter contre ton père, sa rage, ses abandons, à entretenir la flamme d'un espoir que j'étais la seule à porter. As-tu seulement idée ? Tout ça pour le perdre tout de même, que dis-je le perdre ?, le regarder partir et retrouver tes yeux accusateurs, comme si j'avais pu ne serait-ce que suggérer qu'il s'en aille, qu'il nous laisse, qu'il m'abandonne ? Et quatre années de plus à recueillir les peines, les colères et l'indifférence des autres sans sourciller ? A réfréner tous ceux qui ont voulu y mettre un terme définitivement ? A les regarder baisser les bras les uns après les autres tandis que moi je gardais la tête hors de l'eau pour nous, pour toi, quitte à sacrifier tout le reste ? Alors non, Freya, non : tu ne peux pas me reprocher Jameson Clearwater. Tu ne peux pas. Tu veux partir toi aussi ? Eh bien soit : qui suis-je pour te retenir, sinon ta mère ! »

Sous le flot ininterrompu de ses mots, c'était la peine qui parlait et l'incroyable solitude de Maeve Cynfeirdd. Son regard terrible et sa silhouette régale figée dans une posture aussi digne que roide, elle faisait front, elle faisait mur, elle avait assez sacrifié.

D'un petit geste beaucoup trop souple pour son âge - quel âge avait-elle d'ailleurs ? la sorcière attira à elle la précieuse petite perle qui s'était aventurée dans la barbe de Jameson Clearwater. Satisfaite, elle tourna le dos à la scène qui, de toute évidence, ne l'intéressait pas plus que cela, pour s'en aller muser à l'air nauséabond du marais.

Dans la cabane, cette sortie passa totalement inaperçue aux yeux de Maeve, de même que la présence de Jameson, éclipsée par la seule présence de Freya.

« Freya... nous ne nous sommes cachés de rien. »

La voix de la matriarche s'était radoucie. Se pouvait-il que sa fille ait conçu un si grand déni de la chose qu'il lui avait tout simplement été impossible de voir l'évidence ? En tant que psychomage, elle aurait dû ne pas en être étonnée.

« Nous attendions un moment de répit... »

Pour en parler plus officiellement. Mais il semblait que les moments de répit se faisaient trop rares ces derniers temps. Ça avait été son erreur à elle. Cela ne suffirait pas à éteindre l'incendie qui brûler en Freya et, quelque part, mieux valait sans doute ne pas chercher à l'étouffer. Apaisée d'une certaine façon d'avoir laissé sortir ce qu'elle avait sur le coeur, au moins partiellement, pouvait se montrer moins dure. Si Freya n'avait pas entendu ce qu'elle venait de lui dire, elle n'était probablement disposée à ne rien entendre du tout.

« Freya, ça suffit. Ça n'a jamais été ce que nous avons fait. Nous ne t'avons pas écartée ni tenue dans l'ignorance. Pas plus que les autres enfants. Tout ce que j'ai fait, tout ce que j'ai choisi de faire, c'est de vous écarter de la chasse... », son regard s'égara un instant sur le taudis dans lequel ils se trouvaient tous les trois, s'attardant sur une minuscule table près de la cheminée, « Jusqu'à ce que vous soyez en âge de prendre des coups. »

Un choix que Geraint avait regardé d'un œil noir, lui qui les avait jeté ses quatre enfants aux griffes d'Ysbryd dès le plus jeune âge malgré les suppliques d'Aderyn. Maeve avait adoré cela, l'adrénaline courant dans ses veines, le coeur battant à se rompre et la saveur exquise de la peur pour lui donner des ailes. Mais elle n'avait rien oublié de l'enfer que cela avait été pour Elffin. L'horreur et le silence muré d'Aderyn quand ils revenaient sans lui. Quand Geraint le tirait du lit au beau milieu d'une nuit sans lune pour aller l'abandonner à ce calvaire une nouvelle fois et endurcir ce fils qui était pour lui une déception sans cesse répétée. Ils n'avaient pas toujours été tendre avec Elffin, mais ils l'avaient toujours tous sincèrement aimé. C'était sans doute à cela qu'on devait ce choix radical.

Maeve suivit Freya du regard sans chercher à la retenir. Elle savait trop bien qu'il ne valait rien d'essayer de la contenir, il fallait en passer par là même si c'était la chose la plus douloureuse à regarder.

« Je serais toujours ta mère Freya, et Caer Cynfeirdd ta maison. Quoi que tu en penses. », conclut-elle, incapable de la laisser vraiment partir sans avoir essayé.

Pour toute réponse, une autre question, un autre serpent... Freya ne lui adressa même pas un regard. Maeve eut un pâle sourire.

« Ce n'est certainement pas moi qui répondrai à cette question Freya. », refusa-t-elle d'un ton plus navré qu'autre chose.

Elle ne pouvait pas planter ce couteau dans le dos de @Luke Korrigan ...