Not dead but sure as Hell not alive (Aram)

J’apparais dans l’une des rues principales du Marché aux Trolls, éclairée par la lune haute mais non pleine dans le ciel sombre et par les lanternes colorées des différents étales. Vacillante, je trébuche sur les pavés sales et vide le contenu de mon estomac, secouée par le transplanage. L’odeur de la chair que mon corps vient de rejeter déclenche un nouveau haut le cœur et je finis par recracher douloureusement de la bile. Vidée, épuisée et fiévreuse, je tremblote au sol, recroquevillée dans le manteau que j’ai volé qui réchauffe mon corps dénudé, meurtri et amaigri.

La nuit doit être bien avancée, les passants sont assez peu nombreux dans la rue. Certains m’observent en silence tandis que d’autres murmurent à ma vue. Mon instinct me hurle de me relever et d’avancer, encore. Pour aller où ? Je l’ignore. Mais le danger est encore bien trop présent dans mon esprit. Et si Jasper avait trouvé le cadavre que j’ai laissé derrière moi ? Et s’il retrouvait ma trace ? Et s’il avait des yeux qui travaillaient pour lui à m’observer, là, à l’instant ? Mon cœur tambourine dans ma poitrine mais mon corps n’a plus la force de se relever. L’entaille de mon bas ventre est encore profonde, n’ayant plus assez d’énergie pour que les cellules se régénèrent correctement.

Ma main reste resserrée autour de la baguette que j’ai volé à ma victime, si tant est que cette ordure mérite ce terme. Un sorcier sadique qui avait souillé mon corps et brisé mon esprit, me laissant flirter avec la folie. Sa mort a été trop rapide, trop douce bien que mon corps maculé de son sang laisse entendre le contraire. Je revois la terreur dans ses yeux et cela m’extirpe un rire victorieux qui se termine dans des larmes chaudes.

« Ça va, Miss ? »

Les badauds se rapprochent alors que l’un d’eux me pose doucement cette question, l’inquiétude perçant dans sa voix. Miss. Mes larmes repartent de plus belle face à tant de politesse, ayant été traitée comme un animal, un chien durant si longtemps. Miss. Je renifle et déglutis avec difficulté tandis que j’observe d’une vue troublée les gens qui se penchent sur moi. Je recule vivement quand l’un d’eux tend le bras, apeurée, canines sorties, tel l’animal sauvage qu’on a fait de moi.

« N… Non ! »

Certains se redressent aussitôt et s’éloignent, les autres restent à distance de l’étrange spectacle que je dois leur offrir.

La jeune Aram Romanez n’était pas en Angleterre depuis de longs mois, mais comme toujours, il n’avait pas mis longtemps à s’y sentir comme chez lui. La communauté sorcière tzigane avait ses entrées au Marché au Trolls et le jeune rom s’était mis en tête un objectif bien précis. Celui de pouvoir vendre certains de ses produits dans une de ses enseignes renommées. Avoir un pied au sein du bazar, c’était également avoir une oreille pour chaque ragot qui y circulait, et faire main basse sur les informations les plus précieuses de Grande-Bretagne.

Car si le Romanez commençait déjà à se faire un nom pour ses larcins effectués avec le doigté et la discrétion qui le caractérisait, la vraie raison de sa présence en Grande-Bretagne était bien plus complexe – et connue uniquement du Congrès Magique Tzigane.

Les temps évoluaient et les tziganes avaient la double particularité d’être une communauté repliée sur elle-même, préservant l’essence profonde de ce qu’elle était des changements extérieurs; tout en montrant une curiosité et un attachement au monde et à ses transformations. Aussi, le peuple tzigane s’était organisé, œuvrant de manière discrète aux quatre coins du globe, dans l’ombre, profitant de leur statut de paria pour devenir invisible aux yeux des bonnes gens. Les anciens gardaient en vue le rêve secret qui les animaient encore tous : l’accomplissement de la prophétie qui permettrait au peuple tzigane de trouver leur terre promise.

Mais loin d’être bercé de douces illusions, Aram était un jeune sorcier qui avait ses deux pieds bien planté non pas sur le sol d’une terre sacrée, mais de celle bien plus profane du Marché aux Trolls : entachée des péchés du monde. Le Romanez passait inaperçu de tous au sein du bazar - bien qu’il sache parfaitement se rendre visible quand la situation l’exigeait. Tour à tour vendeur à la sauvette, resquilleur, saltimbanque; l’homme changeait de visage à loisir en fonction de l’objet de sa mission. Il savait tout autant se montrer jovial et avenant, capable de dynamiser une foule entière - ou bien plus agressif, faisant miroiter sa dangereuse et dissuasive magie rom quand le besoin s’en faisait sentir.

Ce soir, Aram était là pour impressionner de futurs revendeurs. Il avait en tête une enseigne bien particulière tenue par une étrange créature qui devait avoir du sang de gobelin dans les veines vue la manière dont il tenait ses comptes. Sa principale qualité était celle de ne jamais poser de question sur la provenance de sa marchandise. Brusquement cependant, Aram oublia ses talents de négociateur pour se figer, tous ses sens en alerte.

L’odeur du sang.

Ses nombreux talismans qu’il portait en divers bijoux autour de son cou, de ses doigts, ou encore accrochés à ses oreilles se mirent à pulser violemment. N’écoutant que son instinct, le rom se mit à suivre le chemin qu’ils lui indiquaient et finit par tomber sur une sombre ruelle où gisait une jeune fille ensanglantée, enroulée dans un long manteau. Aram fut frappé par l’aura d’horreur qu’elle dégageait, mais rapidement, il fut plus encore alerté par le genre de compagnie qu’elle venait d’attirer à elle.

- Arrière, cracha-t-il à l’attention du sorcier qui s’était déjà de nouveau penché vers elle. L’homme le toisa, remballant ses faux airs de gentilhomme avant de finalement tourner les talons. Rares étaient les âmes bienveillantes en ces lieux malfamés, et le sorcier craignait que l’odeur de sa détresse n’attire des malfrats de la pire espèce. De tous, Aram était sans doute le moins pire, mais il devait faire vite…

- Shhh shhh, siffla-t-il étrangement à l’adresse de la blessée, s’approchant doucement d’elle, s'accroupissant en levant ses paumes de main comme s’il s’adressait à un cheval capricieux de son endaja. Tout va bien…

D’un regard vers son bas-ventre, et il blêmit dangereusement. Il devait la sortir de là, et lui prodiguer des soins de toute urgence.

- Tu as l’air de perdre beaucoup de sang… Tu ne dois pas rester là… Il faut que je m’occupe de cette vilaine entaille que tu as là…

Avançant d’un pas décisif, il lui attrapa la main, dessinant dans sa paume une rune d’apaisement.

- Je suis un sorcier tzigane. Ma magie peut te sauver. Est-ce que tu me fais confiance ?

Exténuée, je reste au sol, baguette pointée vers ces inconnus. Même si je me sais incapable de m’en servir correctement avec les tremblements de ma main, je ne l’abaisse pas pour autant. Je me veux menaçante dans l’espoir d’éloigner ces hommes dont la simple vue me terrifie.

La fièvre me fait douter. J’ai déjà plusieurs fois rêvé sortir de cette cave, retrouver l’air libre, oublier ces dernières semaines comme si elles n’étaient qu’un mauvais cauchemar. Et chaque fois je suis tombée de haut en réalisant que j’étais toujours dans cette cage, aux mains de ces deux sorciers sadiques. Est-ce encore le cas ? Vais-je me réveiller prisonnière après ce nouveau mirage de liberté ? Mon menton tremble tandis qu’ils me regardent toujours, les visages de mes deux tortionnaires se superposant à ceux masqués par l’obscurité de la rue.

Un jeune homme se rajoute à ce public indésiré et oppressant, faisant battre en retraite celui qui tente une encore de me toucher malgré mes yeux qui brillent d’une intensité annonçant une possible transformation. L’approche du nouveau venu se fait plus prudente et mes narines se dilatent tandis que je tente de repérer une odeur suspecte sur ces mains tendues. Ce n’est pas un loup. Aucune odeur de mort, de sang, ou d’argent et il n’a pas l’attitude d’un chasseur. Il n’a pas non plus l’allure des sangs purs qui me séquestraient.

Je resserre les pans du manteau quand il évoque ma blessure et n’ai pas la force de le repousser ni de libérer la main qu’il saisit. J’ignore ce qu’il fabrique mais je cligne des yeux en sentant mon angoisse diminuer.

« Est-ce que j’ai vraiment le choix ? »

Que je lâche dans une voix éraillée et faible alors que je renifle une nouvelle fois. Je suis encore partagée. Il y a moins d’une heure j’étais prête à accueillir la mort comme une amante, ayant perdu tout espoir, sauf que mon instinct de survie s’est fait plus fort et que j’ai lutté dans les derniers instants. Et à présent ? Bien que j’ai l’impression d’avoir laissé une partie importante de moi à Godric’s Hollow, je ne veux plus abandonner.

« D’a… d’accord. »

Je retourne la main qu’il a attrapée plus tôt et me saisis de la sienne, m’y accrochant avec un espoir renaissant.

Le petit chat sauvage tentait vaillamment de se défendre, gisant sur le sol boueux de ce trou à rat. Mais elle était bien trop faible et les crocs qu’elle dévoilait ne semblaient pas faire bien peur aux badauds qui s’étaient pressés autour d’elle. Pourtant, quand le regard d’Aram plongea dans le sien, il se figea instinctivement. Dans les iris paralysés de douleur de la sorcière, derrière la marque brulante de la fièvre, le tzigane ressenti une férocité sur le point de la renverser. Cet élan animal était pour l’heure contrebalancé par la vulnérable fragilité de son état. Mais pour combien de temps… ?

La sorcière ramassait son manteau contre elle, comme pour se soustraire à son examen et Aram jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Ces idiots étaient toujours là. Des charognards prêts à intervenir au moindre signe de faiblesse de leur part. Mais le petit chiot blessé consentit à s’agripper à sa main. Si ce n’était pas sa confiance qu’il avait gagnée, du moins la sorcière ne le repoussait pas. C’était tout ce qu’il pouvait obtenir pour l’instant, ils manquaient de temps pour espérer plus.

- Non, tu n’as pas vraiment le choix cățelușă, reconnut-il dans un sourire en s’accroupissant vers elle sans lâcher sa main. Apposant sa paume sur sa blessure, il eut quelques mots destinés à calmer momentanément la douleur. Puis, la tirant à lui, il fit passer son bras autour de son cou et passa son propre bras sous ses jambes pour la soulever. Le mouvement devait lui être douloureux, mais dans son état, elle ne pouvait plus transplanner… La plupart des curieux avaient tourné les talons dès lors que le Romanez avait posé la main sur la sorcière. Il en restait un cependant qui toisa le jeune arménien d’un d’œil mauvais.

- Il est temps de partir d’ici, souffla le sorcier à la blessée entre ses bras. S’il devait à la fois la porter et la protéger, il n’était pas sûr d’être en état de le maintenir à distance si ce malfrat venait à les attaquer.

Hâtant le pas, il raffermit sa prise en la serrant contre son torse. Elle n’avait que la peau sur les os… la jeune femme ne pesait pas bien lourd. Au moindre de ses pas, Aram sentait qu’il pouvait la perdre entière à sa douleur enfiévrée. Aussi, il lui parlait continuellement pour la garder avec lui.

- Je sais, c’est douloureux, mais on est bientôt arrivés… Je t’emmène chez moi. Tu seras en sécurité… C’est dans le quartier tzigane du marché. J’ai ma roulotte. Je suis Aram Romanez, et je peux te dire que tu as de la chance d’être tombée sur moi. Le fils de la Chovihani Romanez, rien que ça. Assez fort pour te porter. Et plutôt séduisant en plus de ça… Avec des talents de guérisseur sans pareille… Un cățelușă comme toi, c’est résistant. Il faut que tu tiennes le coup petit chiot…

Ils arrivèrent enfin en vue d’une enfilade de roulottes qui semblaient toutes plus miteuses les unes que les autres. Leurs roues enfoncées dans la boue ne semblaient pas avoir roulé depuis bien longtemps et si leurs couleurs avaient un jour été miroitantes, elles étaient aujourd’hui toutes recouvertes d’un gris sale et passe-partout. Mais dans la culture tzigane, il n’était jamais bon de s’arrêter aux apparences.

Quand Aram monta difficilement les quelques marches qui menaient à l’entrée de l’une d’elles, la porte de bois s’ouvrit sur une vaste pièce brillement éclairée recouvertes d’épais tapis bariolés. Contre les murs étaient collées des banquettes étroites aux coussins multicolores emballés de mailles crochetées représentant des fleurs de formes et couleurs variées. Aux murs, des rangées d’étagères se superposaient laissant voir pêle-mêle des tableaux représentants différents animaux, des icônes tziganes, des bougies, amulettes et fioles renfermant d’étranges onguents. Du plafond pendaient une multitude de bouquets de fleurs séchées, comme un second monde renversé tandis que sur la table près de l’entrée s’empilaient un nombre impressionnant de parchemins.

D’un mouvement de bras, Aram les envoya voler pour y coucher la blessée. Il se pencha vers elle pour vérifier son pouls avant de faire venir à lui plusieurs fioles, ainsi qu’un bol dans lequel il écrasait déjà frénétiquement un bouquet de plantes séchées arraché du plafond.

- Cățelușă ? Tu es toujours là ? Je vais devoir retirer ton manteau pour voir l’étendue des dégâts…

Cette magie curieuse dont il fait preuve de ses mains atténue cette fois la douleur qui ne me quitte pas pour autant, nous sommes devenues tellement proches elle et moi ces dernières semaines malgré les quelques moments de calme que j’en viens parfois à me demander ce qu’était ma vie sans elle. Nous sommes de vieilles amies, des amantes. Surtout cette entaille qui me brûle le bas ventre depuis plusieurs heures, d’où ma chaleur semble s’échapper doucement. Une vie a été arrachée par cette blessure et la mienne semble vouloir prendre le même chemin.

Mon corps proteste malgré tout au mouvement demandé quand il me soulève et me prend dans ses bras. Je m’accroche comme je peux à son cou, la baguette toujours en main comme incrustée dans ma paume rouge, baguette que je dirige vers l’autre homme dans un mouvement futile. Je ne le quitte pas des yeux alors qu’il tente de nous impressionner. Non pas nous, je ne suis plus une menace pour personne, mais celui qui me porte.

Chaque pas qui m’éloigne de cette ruelle me soulage bien que je n’aie aucune assurance qu’il m’emmène bien en sécurité. Je ne dépends plus que de sa volonté. Engourdie, fatiguée, je suis si proche de fermer les yeux mais je ne veux pas sombrer. Pas maintenant. Plus maintenant. De peur de me réveiller sur ce matelas éventré. Non, je m’accroche ce mirage, à lui, à sa voix, lutte pour garder les yeux ouverts. J’observe les bâtisses défiler alors qu’il me parle. Quand il évoque sa roulotte, je me fais la réflexion que ma chambre a dû être vidée et donnée à quelqu’un d’autre avec ma disparition, à défaut d’un loyer, et que je n’ai nulle part où aller… Je n’ai plus rien hormis ce que j’ai dérobé à mes ravisseurs.

« Zoey. »

Que je lâche dans un murmure quand il me donne son nom. J’ignore s’il parle vite ou si c’est simplement mon cerveau qui éprouve de la difficulté en suivre les mots qui sortent de sa bouche que je regarde, espérant y lire ceux qui m’échappent. Surtout ce katelousha, qu’il a, je crois, déjà prononcé et dont je ne comprends pas le sens. Alors qu’on passe le pas d’une porte, les couleurs me sautent aux yeux et il plane une odeur agréable. Quand il me pose sur une table, je découvre le plafond couvert de nature séchée. Des fleurs. Après des dizaines de jours dans une cave lugubre sentant la mort, c’est pour moi une forme de petit paradis. Alors que mon être s’accroche à la vie, cela relève presque d’une certaine poésie.

Retirer le manteau, ce rempart volé. Je grogne à l’idée de devoir m’en séparer mais acquiesce. Je comprends, bien que quitter sa chaleur et sa protection me coûte. J’écarte timidement les pans, me tortille sur le plateau de bois et extirpe mes bras des manches en grimaçant. L’odeur du sang séché qui recouvre mon corps pique mes narines et je fais au mieux pour me concentrer sur celle des fleurs tandis que, dans un relent de pudeur, je couvre d’un bras ma poitrine et de mon autre main mon intimité. Je tourne la tête, ne veux pas croiser son visage ou son regard, ne m’en sens pas prête, pas dans cette posture alors que je retire mes bras, me forçant à lui prêter cette confiance s’il doit m’examiner. Une larme perle alors que je m’expose à sa vue, tremblante.

Ce mot qui est revenu, encore, d’une langue que je ne connais pas, qui semble être la sienne. Ce mot qui semble me correspondre à ses yeux. Ce mot qui m’intrigue et sur lequel je me focalise. Ce mot que j’écorche certainement de ma voix éraillée.

« Katelousha ? C’est… quoi ? »

Alors qu’elle retirait son manteau, le Romanez était allé chercher des linges, qu’il disposa de manière à préserver autant que possible son intimité, ainsi que sa chaleur. Il ne laissa à sa vue que les blessures profondes dont il devait s’occuper en toute urgence, tout en rassemblant des herbes de sa connaissance pour les broyer dans son bol d’étain. Quand il tira à lui une branche en particulier, il se mit à psalmodier en romani, faisant ainsi légèrement briller ses feuilles d’une lueur bleuté.

- De la luzerne d’Arménie, expliqua-t-il avec un sourire à destination de la blessée, alors qu’il pilait sans relâche ses feuilles. J’invoque leurs esprits en les priant de nous prêter leurs propriétés curatives… Vous avez malheureusement trop travaillé vos terres pour en avoir encore un seul brin en Angleterre… Celle-ci vient du lac Sevan. C’est de là que je viens moi-même…

Attrapant quelques fioles, il les versa dans sa concoction qui commençait doucement à prendre la forme d’une pâte verdâtre et faiblement lumineuse. D’un geste doux de la main, il passa sa paume glacée sur le front de la sorcière dans une nouvelle tentative d’apaiser sa douleur.

- Ferme les yeux, lui conseilla-t-il avant de laisser sa main descendre le long de son corps, passant au-dessus des linges disposés là pour atteindre la coupure principale à son abdomen.

Reprenant son bol, il attrapa à même ses doigts l’onguent qu’il venait de créer pour en recouvrir la blessure. La douleur devait être intense pour Zoey, mais devait normalement très vite se calmer grâce à ses propriétés anesthésiantes. Une fois qu’il eut recouvert l’ensemble de l’entaille, il passa à ses autres blessures, plus secondaires. Quand la moindre de ses coupures fut ensevelie de pâte, il alla rapidement rincer l’excédent dans une bassine d'eau fraiche à ses pieds.

Puis, levant ses mains en l’air, il se concentra en marmonnant, les yeux fermés, laissant peu à peu sa peau prendre une teinte doré brillant. Alors, avec des mouvements précis de ses doigts, il tissa un espèce de maillage lumineux qui prit rapidement la forme d’un long bandeau. Puis, soigneusement, il plaça cette étoffe chatoyante sur sa blessure, prenant soin de la recouvrir complètement. A son contact, le baume se mit à chauffer d’une fièvre apaisante, diffusant ses pouvoirs curatifs dans l’ensemble de son corps. Le bandage s’incrusta dans sa chair, devenant comme une seconde peau tout en protégeant la blessure qui commençait déjà son travail de cicatrisation.

Inquiet, le regard du Romanez remonta jusqu’au visage de la jeune femme. Il y lut avec une certain soulagement une forme d’apaisement. Les traits de Zoey qui avaient été crispés par la douleur d’adoucissaient progressivement à mesure que le soin agissait en elle, s’attaquant non seulement à ses douleurs physiques, mais également à la noirceur qui la rongeait. Cette énergie sombre qui avait menacé de la renverser disparaissait lentement, remplacée par une vitalité plus saine, plus pure comme si on retirait peu à peu un poison de son être.

Pour l’aider dans son combat, le tzigane arpenta sa roulotte en sélectionnant ça et là divers branches et feuilles qu’il empaqueta de manière serrée ensemble puis il l'enflamma. De sa fumée, il purifia les lieux avant de placer le bouquet séché à la tête de la blessée, afin de s’assurer qu’aucun esprit ne profite de ce corps affaibli pour y élire domicile.

- On a fait le plus dur cățelușă. Ça veut dire « petit chiot » dans ma langue. Car c’est bien ce que tu es, non ?

Avec un sourire guoguenard, il s’assis à côté d’elle, posant ses jambes sur la table où elle reposait afin de se mettre à son aise. S’emparant alors du bol dans lequel il restait encore un peu d’onguent, il trempa y son doigt avant de le gouter avec délice puis d’éclater de rire.

- Oh rassure-toi ! C’est comestible ! Et c’est même très bon !

Si c’est un geste anodin pour lui, les linges qu’il pose sur moi en disent long pour moi. Après des semaines à avoir été exposée dans le plus simple appareil à la vue de deux salauds, je ne peux qu’apprécier cette protection qui m’est offerte. Moins honteuse, je reporte mon regard sur lui, l’observe s’activer avec ses plantes, l’écoute. Je tente d’enregistrer les informations qu’il me donne depuis qu’il m’a ramassée, cependant, avec la fièvre qui m’obscurcit l’esprit, ce n’est pas dit que je me souvienne de grand-chose dans quelques heures. Aram. D’Arménie. D’où cette langue que je ne connais pas.

Le contact de sa main fraîche sur mon front brulant est agréable et me soulage encore. J’obéis à son conseil, ferme les paupières et appréhende, le corps déjà tendu par la douleur qui crispe davantage. Cette fois je n’arrive pas à retenir un cri de douleur quand il s’occupe de la plaie, ayant l’impression qu’on me plante une lame chauffée à blanc. Dans un éclair je revois le reflet du bistouri et le sourire carnassier de Jasper Miller. Des goûtes de sueurs coulent sur mon front alors que ma respiration s’accélère, mon corps cherche à réagir aux soins apportés.

On est bien loin de ce que j’ai pu connaître de mes quelques expériences dans les hôpitaux moldus ou même à Sainte Mangouste. Aucune seringue ou baguette mais des produits bruts. Ce choix était aussi appliqué au Domaine mais pas pour une blessure aussi importante. Et cette magie étonnante ! J’observe le bandeau lumineux qu’il crée de ses mains et serre les dents quand il m’en recouvre. Je sens aussitôt mon organisme commencer à s’activer, retrouve les picotements et la sensation caractéristique d’un début de régénération.

Pour la première fois depuis longtemps, je m’autorise à relâcher ces muscles tendus, à croire à cette sécurité trouvée, à me croire sauvée. D’ici quelques temps je pourrais me relever, reprendre le cours de ma vie ou du moins en retrouver une, loin de ces expériences sombres. Me reconstruire en laissant derrière moi cette cave et ce qui s’y est produit… Les souvenirs sont encore bien trop frais, trop cru. Mais si je me concentre bien, peut-être que j’arriverais à les effacer, à ne les transformer qu’en mauvais rêves, qu’en fumée... Je tousse alors qu’il approche le bouquet.

« Petit chiot… » Je grimace. « C’est marrant, eux aussi me voyaient un peu comme ça. ‘’Sale cabot’’, ‘’Médor’’, ‘’le clebs’’, ‘’chien’’ voire ‘’chienne’’ pour le grand con… »

C’est la gorge serrée que je lâche ces mots. Je revois aussi les gamelles posées au sol de ma cage. Un chiot c’est certes plus mignon que ce qu’ils ont pu utiliser mais ça m’y ramène. Par Merlin, qu’on me rende un peu d’humanité ! Nous ne sommes pas que des loups à hurler à la pleine Lune, la majeure partie du temps nous sommes bel et bien humain, ou presque…

« Ça se voit tant que ça ? »

Que je demande plus sérieusement alors qu’il se pose à côté. Je le regarde plonger ses doigts dans ce qu’il a utilisé pour me tartiner les plaies avant de se les coller dans la bouche. Mon étonnement doit se lire sur mon visage vu sa réaction.

« Je te crois, j’ai mangé bien moins ragoutant ces dernières semaines... »

Ma gorge est encore rocailleuse et j’ai surtout perdu l’habitude de parler autant. Mon estomac, quant à lui, grogne à la simple évocation de nourriture. Le dernier équivalent d’un repas reposant encore sur le sol de la ruelle où il m’a trouvée mais y penser me donne la nausée. Je suis tombée si bas dans cette cave, me suis montrée si féroce… Je frissonne au souvenir de mes crocs sur sa gorge et du plaisir que j’ai ressenti. Je montre le bol du menton, la faim prenant le dessus.

« Je peux en avoir ? »

La blessée grimaça en entendant le surnom qu’il lui avait donné, et ce n’était pas que de douleur. D’ailleurs, le spectre noir de sa souffrance semblait doucement s’apaiser pour le plus grand bonheur du Romanez. Il tirait en effet une petite fierté de ses talents de guérisseurs qu’il continuait à perfectionner avec le temps. Mais le déplaisir de sa patiente semblait résider dans la part animale qu’il lui reconnaissait. Légèrement surpris par son ton, Aram l’observa en écarquillant les yeux avant de se redresser sur son siège.

- Non c’est indétectable, lui répondit-il avec tout le sérieux que sa face de vaurien était capable de transmettre. Mais je te rappelle que je suis un fils de Chovihani. Je vois, j’entends et je sens.

Il se tut d’un air plutôt satisfait de lui, la laissant méditer ses mots que peu de gens en-dehors de la communauté tzigane magique pouvaient comprendre. Au lieu de chercher à s’expliquer mieux que cela, il se leva pour s’approcher d’une étagère couverte de curieux ornements et bibelots brillants. Il les balaya pour s’emparer d’une peinture qui représentait un chien, assis devant une caravane. Apportant le petit chevalet près de la blessée, il le posa à côté de son lit de fortune avec un air attendri.

- Tu sais, dans notre culture, les animaux sont sacrés. Particulièrement le chien, qui représente le lien de loyauté indélébile qui rassemble la communauté. Le cheval symbolise notre liberté, continua-t-il en pointant du doigt des cheveux qui broutaient à l’arrière-plan du tableau. Et le hérisson, lui, est l’incarnation de l’immortalité de nos âmes. Alors se faire traiter d’animal est loin d’être une insulte…

Avec un sourire, il ferma le poing pour le rouvrir, découvrant dans sa paume son animal totem qui n’était autre que le hérisson. Les sorciers occidentaux appelaient cela le patrnous. Son petit animal brumeux remua difficilement des pattes pour accéder au plan de table, avant de trottiner jusqu’à Zoey.

- Aux yeux de certains peuples, la vie des nôtres a encore moins de valeur que celles des chiens. Nous les roms somment d’éternels parias, des vauriens, des indigènes. Nous ne sommes les bienvenus nulle part et notre simple présence est vécue par beaucoup comme une malédiction. Mais si on choisit d’embrasser ce rôle d’intouchable, alors c’est à ce moment-là que cette condamnation peut devenir une véritable force.

La sorcière n’avait cependant pas repris suffisamment de force pour avoir droit à un véritable cours d’histoire des infortunés. Elle avait déjà presque fini son petit encas improvisé qu’Aram lui avait laissé de bon cœur. Le rom s’était figé en la voyant dévorer l’onguent qui ne pouvait que la soulager, mais il finit par reprendre vie pour se diriger vers sa kitchenette et rallumer le feu dormant sous son chaudron.

- J’espère que tu aimes les plats épicés, se contenta-t-il de lancer à la sorcière sur un ton enjoué. Je te mijote un petit bouillon de pois chiches, carottes, coriandre et piment ! Accompagné d’une galette de blé, ça va être délicieux tu vas voir !

Comme tout bon tzigane qui se respectait, Aram ne se sentait jamais plus heureux que lorsqu’il parlait de nourriture. En tout cas, on ne pouvait lire sur son visage détendu qu’une certaine félicité empreinte de rusticité. Cependant, son ton fut particulièrement froid quand il reprit, alors qu’il mélangeait sa soupe qui réchauffait doucement.

- Et c’est qui ces gens qui t’insultaient ? Qui t’ont affamé à ce point ? Qui t’ont lacérée en te laissant pour morte ? Est-ce qu’ils sont à ta recherche en ce moment ?

La loyauté indélébile. C’est un trait caractéristique de ma famille, étrangement. Les Woods mouillent dans beaucoup d’affaires louches, ne sont pas connus pour leur honnêteté… Mais toujours loyaux. Les uns envers les autres, du moins. Jamais un Woods ne balancerait la famille, d’aucune façon. On pourrait croire que cela fait de nous de fidèles compagnons de route, cependant il vaut mieux rester sur ses gardes car les intérêts de la famille passent avant tout. Peut-être est-ce pour cela qu’on termine presque tous chez les verts et argents et non chez les blaireaux…

« Lassie, chien fidèle. C’est tout moi. »

De la magie sans baguette, ce qui explique l’effets de ses mains ! Je suis hypnotisée par le hérisson qu’il fait apparaître et l’observe évoluer. Un patronus ! J’ai un pincement au cœur à l’idée que je n’en produirais probablement jamais. La vieille brume informe de mes dernières années de cours était déjà un exploit qui m’avait demandé de puiser dans cette notion de bonheur qui m’avait paru vague et compliquée. Désormais, aucun souvenir joyeux de semble pourvoir percer les ténèbres qui se sont emparé de mon esprit... Je tends une main, effleure l’animal avant de reporter mon attention sur l’étrange sorcier et fronce les sourcils.

« Tu es une bénédiction pour moi, ce soir. Comme quoi, les gens sont stupides. »

Plus les années passent et plus j’ouvre les yeux sur cette société qui me déplaît chaque fois davantage. Avant d’être mordue, je ne voyais que par mes yeux de sorcière formatée, craignais tout ce dont on me mettait en garde, écoutais bien trop aveuglément ce qu’on me racontait. Puis j’ai été mordue et suis passée sans le vouloir de l’autre côté du miroir. J’y ai découvert douloureusement que les vrais monstres ne sont pas ceux qu’on croit, ceux qu’on nous montre du doigt… Je lèche le mien tandis qu’il part s’activer devant son chaudron.

« Je serais prête à dévorer n’importe quoi et ce que tu proposes a l’air délicieux ! »

Délicieux et sans chair animale… Un cerf. Je rêve d’un cerf à qui j’aurais fait la chasse, un cerf qui aurait ce doux fumet de peur. De sa viande crue et juteuse… Je serre les dents et tente de chasser cette image de mes pensées. Cela va être un combat de revoir à nouveau mon alimentation, de reprendre les bonnes habitudes copiées sur Glenn, d’oublier le goût et la texture. Le visage de ma victime me revient et la nausée me reprend, accentuée par sa question.

« Deux sang-pur… Jasper Miller. » J’éructe ce nom qui m’écorche la bouche. « L’autre, je ne connais que son prénom, Gabriel. Lui ne sera plus un problème pour personne. Je ne sais pas si Miller va chercher à me retrouver... »

Il a tiré de moi tout ce qu’il voulait, a fait le tour de ses expériences, je ne lui suis plus d’aucune utilité. Cependant, j’ai tué son acolyte et volé son carnet que je sens sous moi, dans le manteau. Miller pourrait vouloir me réduire au silence et récupérer son bien. Il a eu tout le temps de rentrer chez lui et trouver le corps mutilé. Il a même pu contacter des chasseurs pour me traquer. Je me redresse légèrement, penchée sur un coude, l’autre bras maintenant le linge sur ma poitrine.

« Si tu crains que je ne t’attire des ennuis... »

J’appuie sur mon coude et tente de m’asseoir sur la table, grimaçant sous la sensation encore bien trop désagréable sous mon nombril malgré la plaie qui guérie doucement, avant de renoncer. Je grogne de frustration avant de soupirer lourdement.

« Dès que je pourrais tenir sur mes pieds, je m’en irais. Je ne veux pas être problème... »

La blessée commençait à prendre ses aises, preuve qu’elle allait déjà mieux. Il lui faudrait du temps pour guérir, plus encore des traumatismes causés par ses agresseurs que par les meurtrissures de son corps. Le corps cicatrisait plus vite et bien mieux. Les bêtes qui l’avaient maintenues enfermées semblaient bien le savoir puisqu’ils s’étaient avant tout attaqués à son esprit et son estime. Mais même eux ne pouvaient rien contre le réconfort d’un plat réchauffé et partagé dans un foyer chaleureux…

Aram eut un rictus assez fier en entendant la sorcière clamer sa faim, veillant à ce que le fond de sa tambouille caramélise doucement sans bruler. Les traits de son visage semblèrent rester tout aussi détendus lorsque Zoey énonça non sans difficulté les noms de ceux qui l’avaient laissée presque pour morte. Un muscle de sa mâchoire se crispa simplement, alors qu’une lueur noire passait devant son regard pourtant déjà si sombre.

- T’iras nulle part ma belle… Mêmes tes sangs-faibles ne seront pas assez fous pour vouloir chercher des mornilles à un tzigane et sa communauté au cœur-même du marché aux trolls…

Avec son même sourire un brin jobard, il éloigna son plat du feu pour le poser sur un plateau de bois mal dégrossis. En quelques gestes, il avait réuni deux assiettes dépareillées, des gobelets et un pichet de métal. Le plateau se mit à flotter derrière lui quand il la rejoint apportant avec lui l’un de ses gros coussins de banquette, décoré avec des motifs crochetés multicolores. L’arménien aida la jeune femme à se redresser à moitié en le plaçant dans son dos afin qu’elle puisse s’y reposer.

- Ton dîner est servi princesse ! T’en trouveras pas de meilleurs, même dans les plus beaux châteaux !

Son ragout ne payait pas de mine mais il exhumait un délicieux parfum pour quiconque qui partageait la même fringale. Le Romanez semblait tout concentré à la servir, comme le plus distingué des chefs, bien que son esprit soit occupé à traiter un tout autre sujet.

Le petit chiot avait raison, elle ne pourrait pas rester indéfiniment ici… Il faudrait lui trouver un refuge plus sûr. Il se posa sur son tabouret, goutant lui-même à son propre plat avec un air de satisfaction béat. Mais entre deux cuillérées, son regard revenait sur elle, guettant un quelconque contre-coup. Lui-même ne devrait pas tarder à rentrer… Devait-il l’emmener avec lui jusqu’à son endaja ? Lui faire effacer jusqu’à sa propre identité pour renaître en vraie Romanez ? Accepterait-elle cette fuite vers l’inconnu ? Oserait-il-même le lui proposer ?

Et si elle restait ici, vers qui pourraient-ils se tourner ? Ils étaient peu ceux sur lesquels il pouvait compter… Un visage lui apparut brièvement… @Léandre Hamilton avec qui il faisait commerce depuis peu. Ce dernier briguait un poste à l'Enchanteresse, mais ses yeux étaient tournés vers l’avenir. Il avait un rêve un peu fou, et il était si ambitieux et si sûr de lui… Le tzigane ne doutait pas une seconde qu’il réussirait. Léandre faisait partie de ces âmes uniques qui savent illuminer de leur volonté les chemins les plus périlleux et prodigieux que personne d’autres qu’eux ne parviennent à distinguer. Oui, ils pourraient compter sur lui, Aram le sentait, et son instinct ne le décevait jamais !