Not dead but sure as Hell not alive (Aram)

Je grimace quand il me dit que je ne crains rien avec lui. Je me pensais aussi à l’abris le soir où ils me sont tombés dessus, à la sortie d’un combat, alors que je commençais à me faire respecter par mes paires. Malgré cela, ils ont pu suffisamment m’approcher pour me sédater à l’aide d’un puissant sortilège sans que personne ne les en empêche. De quoi devenir paranoïaque dans les rues et sombrer sous un sentiment d’insécurité. Au fond, je suis rassurée par ce qu’il me dit et même touchée. La gentillesse dont il fait preuve depuis qu’il m’a trouvé dans cette ruelle me ramène à l’humanité qui a été écrasée et piétinée durant ces longues semaines et fait remonter des émotions que je ne pensais plus ressentir. Ma gorge se serre et je sens les larmes menacer.

Je lutte pour les refouler, me concentre sur mon odorat alors qu’il revient avec le repas. Un repas qu’il a préparé pour une louve affamée et famélique qui n’en a pas vu un digne de ce nom depuis si longtemps, qui a appris à se contenter de déchets de repas. Le coussin mis dans mon dos, le princesse et l’assiette chaude ont raison de moi et les sanglots m’échappent, les larmes coulent tandis que je porte ma cuillère à ma bouche. J’avale le délicieux ragout entre deux sanglots, manquant de m’étouffer, repose rapidement la cuillère dans l’assiette et me cache le visage de la main.

« Je… je suis désolée ! Je… la fatigue et… C’est vrai… vraiment très bon ! »

Je n’arrive plus à m’arrêter, le barrage ayant cédé, les larmes déferlent. Le stress de cette dure journée semble quitter mes épaules en même temps qu’elles coulent sur mes joues. Je pleure encore plusieurs minutes, trouvant cela étrangement libérateur quoi que gênant. Quand mes larmes se tarissent enfin, je m’essuie maladroitement avec un pan du linge qui me cache la poitrine et me râcle la gorge, tentant vainement de reprendre contenance. Les yeux désormais rougis et bouffis, je reprends une autre bouchée. La voix éraillée, je pose mes prunelles sur le tzigane, dubitative.

« Alors quoi, tu proposes une colocation à la princesse Katelousha ? Tu as un bout de tapis pour moi, c’est ça ? »

Je ne démords pas de l’image du chien. Je soupire à l’idée de ce qui m’attend vraiment dehors. J’ai toute une vie à reconstruire désormais. Retrouver un logement et un travail pour le payer… Il va me falloir sérieusement reprendre des forces si je veux remettre le moindre orteil dans l’arène ! Là je pourrais me faire mettre KO par un enfant de dix ans ! Catégorie poids mouche c’est encore hors de portée… La vue de mon corps frêle me dérange, je suis aussi épaisse qu’une brindille et me sens aussi forte. Aussi je m’applique à dévorer le repas offert bien que je sente mon estomac déjà tendu.

« Je ne vais pas pouvoir rester cachée ici, Aram, on le sait tous les deux… Je dois… reprendre du poil de la bête. » Je grimace à ma propre ironie. Je pose à nouveau les yeux sur mon corps, ma peau rougie par le sang séché… « Et me laver, car cette bête sent mauvais. »

Le son d’un sanglot arracha l’arménien de ses pensées et il vit avec une certaine horreur la jeune blessée se mettre à pleurer sans plus pouvoir s’arrêter, ses larmes tombant misérablement dans la tambouille. Paniquant légèrement, le Romanez se releva à demi, avançant la main vers elle avait de la retirer précipitamment. La vue du sang, du feu ou de spectres démoniaques pouvait bien le laisser de marbre, mais le tzigane perdait tous ses moyens devant une fille qui pleurait.

- Aye aye… Allez, marmonna-t-il sur un ton gêné en déposant son auge pour se frotter le crâne. Je suis peut-être pas le meilleur cuisinier mais c’est quand-même pas si mauvais, si ?…

Zoey nia avec vigueur, s’étouffa à moitié en se jetant sur la nourriture avant de se remettre à sangloter de plus belle. Aram se redressa cette fois-ci complètement et tourna avec désarroi dans sa roulotte pour revenir avec deux couettes et un oreiller qu’il déversa sur elle, comme si de nouvelles couvertures allaient lui permettre de se calmer.

Sa stratégie sembla pourtant fonctionner puisque quelques instants plus tard, elle avait repris le contrôle et s’était remise à manger à grandes bouchées. Rassuré, Aram la surveilla encore quelques instants avant d’accepter de se rasseoir à ses côtés. Le petit chiot paraissait vouloir prendre ses forces à toute vitesse, et souhaitait déjà tenter sa chance dans les ruelles lugubres du marché aux trolls. Mais il ne fallait pas mettre la caravane avant les chevaux...

- Je peux même te prêter un bout de banquette si t’es sage ! Te fies pas aux apparences, cette roulotte a un sous-sol et un étage. On a largement de quoi tenir le temps que tu sois complètement guérie !

L’arménien s’était de nouveau emparé de son assiette pour finir son ragout, désignant celui de la jeune femme du menton pour l’intimer à faire de même.

- Allez mange, que tu es si maigre qu’on t'y voit à travers ! D’ici quelques jours à ce rythme tu pourras te tenir tranquillement sur tes guiboles et gambader comme tu l’entends ! Je pourrai te présenter des gens qui peuvent t’offrir un travail, un logement et le couvert en un seul paquet ! Des endroits bien secrets, où personne ne pourra te reconnaître, puisque personne n’y aura jamais officiellement mis les pieds…

Il renifla avec une grimace en déposant sa vaisselle enfin vide dans sa bassine, lançant un regard en coin en direction de la blessée. Son sourcil se souleva alors que déjà son air prenait un rictus moqueur.

- Mais t’as, raison, va falloir te refaire une beauté si tu veux espérer être embauchée là-bas ! Tu schlingues ! Et venant d’un dresseur de chevaux, je peux te dire que c’est pas rien ! Finis ton assiette et je te porte jusqu’au baquet de douche. T’as déjà suffisamment cicatrisé pour rien risquer dans la flotte… Et tu garderas ton drap sur toi pour le voyage, j’ai pas envie de revoir tes côtes de sitôt !

Avec une moue exagérément dégoutée, il se détourna pour aller refaire chauffer de l’eau pour son bain.

Enfouie sous les couettes, je cligne des yeux, quelque peu incrédule face à sa réaction qui s’avère efficace. L’absurdité de l’oreiller apporté termine de fermer les vannes, cassant tout mélodrame possible ! Le fantôme d’un sourire en coin flotte sur mes lèvres alors que je recommence à manger. Bien que sa méthode soit maladroite, elle démontre une nouvelle fois une gentillesse à laquelle je n’étais plus habituée et que j’avais presque oubliée. L’obscurité qui m’avait avalée se voit percée d’un rayon de lumière et Aram en est à l’origine.

« Un vrai palace ! Un bout de banquette c’est déjà merveilleux. »

Bien que je lance un éclat de rire timide, il y a un fond de vérité. Après des semaines dans une cage, sa roulotte est un véritable paradis à mes yeux. Certainement pour ce qu’elle représente. Un refuge. Une bouée de sauvetage. De l’espoir. Loin du sol froid, des bocaux terrifiants, des barreaux… Ici, tout m’inspire la vie. Des plantes au plafond, de l’odeur qui se dégage de la cuisine, jusqu’aux œuvres crochetées.  Que demander de plus ? Rien. Je mache consciencieusement, et esquisse une nouvelle fois un sourire à sa réflexion qui dédramatise mon corps dénutri. J’ouvre de grands yeux quand il évoque la nouvelle vie qu’il peut me trouver via ses contacts. S’il me restait des larmes à sortir, elles auraient coulé et de soulagement cette fois, seulement les réserves sont à sec.

« Tu ferais ça ? »

Les Yard m’ont déjà surprise, à l’époque, à m’accueillir aussi facilement, moi, la citadine ingrate et en colère. Ils ont dû lutter contre mon refus de cette nouvelle vie, ont servi de défouloir pour certains, mais se sont accrochés jusqu’à ce que j’ouvre les yeux. Parce qu’ils partageaient le même secret, la même nature, qu’ils prenaient ma lycanthropie sous leur responsabilité, pour la protection du plus grand nombre. Là, en soit, rien n’oblige Aram à me tendre la main. Il aurait pu passer son chemin… J’attrape son avant-bras et plonge mes prunelles dans les siennes.

« Merci. Pour tout. Je ne suis pas prête de l’oublier. »

Et encore, j’ignore à ce moment à quel point son aide va bouleverser ma vie de la meilleure des façons. Il me faudra plus de cette vie pour lui rendre la pareille. J’ignore s’il le réalise mais Aram vient de gagner ma loyauté indélébile dont il parlait plus tôt. Je le libère de ma main alors qu’il s’éloigne et allège une nouvelle fois la conversation par de l’humour. Je termine donc mon assiette avec presque un franc sourire sur le visage, rassurée, détendue. Oh, les actes commis par Jasper ne sont pas près de quitter mes pensées et continueront de hanter mes nuits, mon corps gardera des cicatrices bien qu’invisibles, mais les monstres sont loin. Et bientôt mon corps serait lavé d’eux, du moins en surface.

Je termine ma dernière bouchée, amusée par le tzigane qui s’affaire et exagère ses traits. Aram, le sauveur de chien errant. Mon sauveur.