Carry Me Back Home

23 décembre, Wyoming, quelque part près de Yellowstone



Les arbres du Wyoming avaient perdu leur belle couleur verte pour se travestir en immensités fauves, couleur de sang. Là où la neige était tombée en revanche, les branches s’affichaient claires, de toutes les nuances de gris possibles. Debout au milieu du salon, Jack observait par l’immense baie vitrée l’extérieur, que ce fusse la tranquillité du lac ou celle de la forêt où on pouvait voir quelques écureuils roux se courir après. L’hibernation avait déjà poussé les ours bruns de cette partie du monde dans leurs caves. Le plus grand danger était peut-être les lynx et les élans, quoi que les cervidés de la région étaient tous patauds et d’une gentillesse à toute épreuve – ce qui lui fit penser à @Vicky G. Graham bien qu’il n’arrivait pas à trouver pourquoi exactement.

Son regard passa sur l’intérieur bien entretenu de la Cabine dont il avait hérité. Les autres étaient parties aux autres bâtards de John Deschain, mais Jack avait insisté pour avoir celle tout près de Yellowstone, pour ses « vieux jours », si tant est qu’il en aurait. Aucun de ses frères n’avait contesté, surtout qu’ils avaient tous le droit d’y séjourner tout le temps où Jack n’était pas présent, ce qui représentait une bonne grosse partie de l’année. Fort heureusement pour l’entretien, il y avait toujours quelques balais enchantés qu’il devait toujours rempailler au bout d’une saison complète à balayer jusqu’à s’user, et également des plumeaux dansants qu’il avait acheté quelque part en France.



La décoration, elle, n’avait pas changé. Elle était d’époque, pour ne pas dire qu’elle était dans son jus. Jack n’y avait jamais fait attention car ça n’avait jamais été une préoccupation, mais il allait recevoir son fils aujourd’hui, et Tyler, et soudainement, tout avait une importance. De sa façon de se tenir, de s’habiller, ou simplement la taille de sa barbe qu’il avait revu en catastrophe la vielle chez un barbier du coin.

Ses pensées étaient toutes tournées sur ce qu’il en serait de sa réunion avec Jayson dont il ne savait rien, et plus il y pensait, plus il se trouvait à replonger dans ses pensées noires. Et s’il était comme John au final ? John aussi avait été présent pour eux petits, malgré qu’ils fussent tous ou presque des bâtards, mais il avait été le plus mauvais des pères. C’est vrai que ça avait forgé leur « caractère » (c’est ce que John adorait dire), mais Jack n’avait jamais su vraiment s’ils avaient été, au moins un d’entre eux, aimé. O, John aurait sacrifié bien des choses pour eux, comme de l’argent puisque c’était lui qui l’avait tiré de la prison, mais est-ce qu’il aurait sacrifié sa vie ? Probablement pas.

Est-ce que lui aussi serait prêt à sacrifier sa vie pour ce gosse qu’il ne connaissait pas ?

Et si ce gosse ne l’aimait pas ?

Jack Deschain s’enfonçait de plus en plus dans des questions auxquelles il n’avait aucune réponse, et l’heure tournait, petit à petit. L’odeur du sirop d’érable remplissait bientôt doucement mais sûrement le chalet de bois alors que dehors, la neige tombait et s’épaississait, permettant aux quelques lapins de la région de se cacher des prédateurs affamés.
La poêle magique s’agitait sur le feu de la gazinière, faisant sauter des pancakes chauds, tandis que dans un casserole à côté, du lait frais était réchauffé dans l’idée de préparer du chocolat chaud.

Est-ce qu’il en faisait trop ?

On n’effaçait pas comme ça trois, quatre voir cinq ans d’absence du jour au lendemain.

Est-ce qu’il avait envie de persévérer même si le gamin le repoussait ?

Jack termina son verre de whisky – le premier et le dernier de la journée s’était-il dit, et convaincu – avant de le repousser sur la grande table de chêne qui trônait entre le salon et la cuisine. Autour d’elle on trouvait deux larges bancs et une seule chaise à une extrémité, celle de John, dans laquelle on pouvait voir de petits coups de couteaux aux niveaux des accoudoirs – ça, c’était quand il voulait épater la galerie de ses chiards instables.
Le souvenir le fit sourire, puis finalement lui tira une grimace.

Pourquoi avoir invité Tyler ici ?

Plus il avançait dans ses réflexions, plus John lui revenait. Peut-être qu’il ne serait pas mieux que lui. Peut-être même qu’il serait pire, même si ça lui semblait difficile après ce qui était arrivé à William. William méritait pas ça.

Finalement Jack tourna la tête, en entendant le bruit caractéristique d’une sortie de portoloin.

Un frisson désagréable lui remonta l’échine alors qu’il se retournait vers Tyler, la regardant d’abord avant de baisser les yeux, penaud, pour vérifier si l’enfant l’accompagnait.

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23 décembre, Wyoming, quelque part près de Yellowstone

Le regard de Jack se posa avec une lenteur presque effrayante sur l’enfant. Un instant, tous les muscles de son corps se tendirent sous sa veste, ignorant presque la présence même de Tyler alors que lui et l’enfant se jaugeaient l’un l’autre.

C’est vrai qu’il me ressemble, pensa le Chasseur, se faisant la réflexion qu’il devait avoir une ou deux vieilles photos chez sa belle-mère, sur le bureau du garage. Il ne se souvenait pas beaucoup de cette époque, mais c’était à la même époque que John était arrivé dans sa vie, qu’il avait commencé à se faire une place à grand coup de pompe dans les côtes, à grand coup de claque dans la gueule.

Est-ce qu’il serait ce genre de père sévère ? Il ne se sentait pas les épaules pour, et dans le même temps, il n’avait jamais eu la petite tribu de John Deschain. Peut-être qu’à force d’en avoir beaucoup, les petites têtes blondes devenaient remplaçables, interchangeables même. William avait longtemps été le préféré de John, mais après sa mort, l’attention du paternel s’était petit à petit fixée sur lui et uniquement sur lui. Il avait toujours eu l’impression que son père l’observait dans l’obscurité. L’adolescence avait été un désert lors des jours de chasse, à ne pas pouvoir se branler sous son duvet sans se demander si le vieux lui dardait la nuque avec un sourire moqueur, prêt à l’humilier au premier faux mouvement.

Quel genre de père serait-il ? Le visage de Jack se ferma. Peut-être aurait-il mieux fait de rester absent, plutôt que de cabosser ce qui ne le méritait pas. Plutôt que d’abîmer l’enfance que Tyler avait réservée à son petit garçon.

Un frisson désagréable remonta sur son échine à mesure que l’enfant s’approcha.

Plus il s’approchait, plus Jack le trouvait petit, ridiculement fragile. Des comme ça, il en avait tué un nombre incalculable. Des enfants pleins de vie, aux yeux pétillants, aux sourires mutins. Des connards comme lui, il n’y en avait tellement. Comment pouvait-il être à ce point hypocrite ?

Ses doigts se déplièrent lentement, avec douleur, alors qu’il prenait en silence l’ours en peluche.


Jack inspira profondément, ses yeux glissants avec lenteur vers l’ours en peluche qui était doux. Il ne se souvenait pas avoir eu à aucun âge un ours en peluche pareil. La seule chose que son père lui avait donné, régulièrement, c’était quelques pièces pour jouer avec ses frères et sœurs. L’argent, toujours l’argent. Ça n’avait pas sauvé John Deschain de sa maladie, de sa magie noire et de tous ses péchés. Le vieux con devait bien rôtir dans le fin fond des enfers, ça ne lui en touche qu’une sans faire bouger l’autre.

Des ours en peluche comme ça, il en avait déjà vu dans certaines chambres. Des doudous, des petits jouets, roulant sur le sol. Le petit train de noël maculé de sang. Les yeux qui le fixaient en retour, suppliants. Les gémissements, les pleurs, les supplications entêtantes. Les « maman », les « papa ». Est-ce que Jayson l’appellerait s’il se retrouvait face à un connard comme lui ?

La nausée le prit mais Jack tenta un pauvre sourire, un peu tordu, un peu forcé.

« C’est… gentil », parce qu’il n’avait guère d’autres mots à lui offrir.

J’ai un fils.

L’idée l’avait trotté depuis sa dernière rencontre avec Tyler, mais l’apothéose, là où il avait compris que ça ne pouvait pas continuer sans qu’il ne le voie, ce fut la mission avec  @Yara Morães De Carvalho . Le moment où il s’était enfoncé dans le terrier, la main tremblante, le visage pâle. Ce moment où il avait hésité, alors que Jack n’était pas exactement le genre à réfléchir. Ce moment-là, il s’était dit ça y est, j’suis cuit.

Et à voir ce petit garçon le fixait avec ce regard pétillant, avec cette attente, Jack sentit qu’il ne pourrait pas. Qu’il ne pourrait plus.

Mercy était morte devant lui, et ça lui avait littéralement grillé le cœur. Si elle avait eu un fils, et s’il était mort, qu’aurait-il été capable de faire alors ? L’idée ne l’avait traversé, puisqu’il s’était gentiment persuadé qu’il n’en aurait jamais. D’enfant. Et de cœur.

Mais c’était trop tard pour les regrets.

Après un long silence, Jack termina finalement par venir poser sa main sur le haut de la tête du gamin, le tapotant. Il n’avait jamais été très tactile, et les câlins ce n’était pas franchement sa came, mais ça, il se souvenait très bien que ça lui avait toujours tiré un sourire satisfait quand John daignait bien le lui faire. C’était tout ce qu’il avait à offrir pour le moment.

« J’essayerai de faire attention à pas mourir », souffla le Chasseur.

Une deuxième fois.

L’image de Mercy agonisant devant lui le submergea une nouvelle fois. Les larmes de Yara, le cris des enfants, le sang sur les murs. Son estomac se tordit, mais Jack s’ébroua, relevant le menton vers Tyler, l’air penaud.

« Est-ce que le voyage a été ? Je me suis dis qu’un transplanage sur cette distance, pour un gosse, c’était pas le top. J’ai prévu un portoloin retour si jamais tu as besoin, à n’importe quel moment, de repartir. »

Si jamais je pète un câble, pensa Jack, ou qu’il est trop fatigué.

« C’est le chalet où j’habite… environ, trois semaines dans l’année. C’est vieux mais c’est robuste, et surtout c’est bien protégé. Y a des sécurités de partout. Mon arrière grand-mère a perdu un de ses chiards dans le lac, alors depuis, c’est blindé de partout. »

Jack n’était pas bavard. Quand il l’était, c’était pour meubler, c’était pour se laisser le temps de réfléchir, de digérer. Et en parlant de digérer…

« J’ai prévu un goûter. Si jamais ça te tente, euh, ‘fin, si tu aimes ça, les pancakes… sinon je dois avoir des bonbons qui me restent… »

Et quand il disait bonbon, c’était cinq ou six exemplaires de tous les bonbons du magasin du Pré-au-Lard, parce que Deschain s’était retrouvé à ne pas savoir quoi acheter, et ce qu’un enfant de son âge pouvait avoir le droit ou non de manger. Ce genre de question ne s’était jamais posé avant, et en tant que gamin du milieu dans sa fratrie, il n’avait jamais été particulièrement aux petits soins avec les autres rejetons de son père.

Maintenant qu’il en avait un à lui, le fossé entre lui et son père se creusait encore davantage.

Pourquoi est-ce que John ne lui avait jamais acheté un putain de bonbon ?

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23 décembre, Wyoming, quelque part près de Yellowstone

Jack hocha la tête en écoutant Tyler, avant l’erreur fatale. Il esquisa une grimace dégoûtée, lui jetant un regard en coin :
« Canadien ? Est-ce que j’ai la tête d’un putain de canadien ? »
La phrase lui avait échappé plus vite qu’il n’avait réfléchi. Il n’y avait pas le drapeau des états-unis tatoué sur le dos juste pour le plaisir. Il leva les yeux au ciel, d’un air excédé, mais léger.
« On est dans le Wyoming, du côté de Yellowstone. C’est plutôt calme dans la région, si on s’abstient de s’approcher des Devils Tower, d’Old Faithful ou du Grand Prismatic Spring... »

Le Wyoming était du côté Ouest du territoire Américaine, bordé par l’Idaho et le Montana. Une région fortement boisée, avec ses déserts de sel, ses geysers et ses grandes montagnes. La Devils Tower s’érigeait comme une énorme proéminence au milieu des sapins.
Mais Jack connaissait les dangers de la zone, les créatures qui s’y terraient par coeur, pour l’avoir parcouru de long en large. Que ce fut les sirènes du lac Yellowstone, les crawlers de la Casper Mountain, ou les monstres aquatiques du lac Desmet ; il avait tout vu ou presque, sauf peut-être les mommies souvent citées des montagnes San Pedro, desquelles il s’était toujours éloigné sur son chemin. Pas par peur, mais parce qu’il se disait toujours que c’était une perte de temps, et qu’il trouvait bien plus de plaisir à chasser un jackalope ou un shonka warakin qu’une... mommie.

Devant le regard curieux de Jayson, le Chasseur lui proposa un goûter, se doutant qu’à cette heure de l’après-midi, il devait s’attendre à manger un petit quelque chose. Lui n’avait jamais été un grand décideur, alors il avait prit de tout, et avait laissé faire les cuivres enchantées de l’arrière grand-mère Deschain, qui avait eu pas moins d’une quinzaine de marmots, dont seulement cinq arrivèrent à l’âge adulte.

Face à l’excitation du petit, Jack eut un sourire pincé.

Ceux d’papa.

Papa, ça sonnait toujours étrange à ses oreilles, et en même temps, c’était presque une évidence. Il ne savait pas ce que ça faisait exactement sur lui, mais il ne se sentait pas aussi indifférent qu’il l’avait imaginé. Son regard tomba sur la manche que l’enfant tenait entre ses doigts, et il fut surpris de ne pas être agacé par cette intrusion dans son espace. D’ordinaire, il n’y avait bien que les femmes qui avaient le droit d’avaler cette distance et de rompre sa monotone solitude.

Un petit rire pouffa sur les lippes de l’américain.

« On lui laissera pas approcher la cuisine dans c’cas », et non pas parce qu’elle avait une grand-mère empoisonneuse et désormais de quoi réclamer un héritage conséquent pour son marmot.

Son regard remonta sur Tyler qui semblait ravaler son venin. Il n’était pas difficile de croire que la dame ne savait pas faire à manger. Elle comme lui n’avaient sans doute jamais eu vraiment le temps de se poser le cul derrière un fourneau, et lui-même, sans les cuivres enchantés n’auraient très probablement rien de présentables à proposer.
Ou alors un hamburger. Ce qui était tout de même le suprême de la gastronomie de son pays.

« Les méchants monstres... c’est ça ouais », sourit Jack.

Méchant ou pas, d’ailleurs.

L’image de la petite meute de loup de Caradigan lui revint, et le visage blême mais décidé de  @Yara Morães De Carvalho . Il ravala sa salive, alors que Jayson le fixait de ses petits yeux mutins et plein de vie. Son sourire espiègle se superposa aux visages livides et ravagés par la poudre. Les paupières couvertes des éclats d’os et de cervelle rose.

Sa gorge se serra un moment, avant que Tyler ne reprenne, le sortant du petit moment de flottement où il n’avait rien su dire de plus. Quoi dire de toute façon ? Il reprit doucement sa respiration, avant de montrer au porte-manteau enchanté de la maison le manteau que la sorcière était en train d’enlever.

« C’est pas trop mon truc d’offrir des fleurs aux mecs », et encore moins aux morts, pensa-t-il sans rien ajouter devant le petit.

Il fit quelques pas à la suite vers la cuisine, attrapant les plats alors que la gazinière s’éteignait doucement. Jayson ne l’avait pas quitté d’une semelle ou presque, aussi lorsqu’il revint, il fit surtout attention à ne pas lui marcher dessus, s’approchant de la table avec une assiette de pancakes d’une main et de quoi enrober de sucre et de gras ces derniers de l’autre.

Le garçon ne semblât pourtant pas intéressé par ça dans un premier temps, puisqu’il le fixait comme s’il allait lui demander quelque chose de plus important encore que s’il était possible de réduire en poussière des bonbons et de les enrouler dans un pancake - Jack faisait ça plus petit avec ses frères, malgré les hurlements stridents de leur père et tout ce que le vieux John pouvait penser des «bonbecks».

« Oh. »

La demande le désarçonna un petit instant, pendant lequel, penaud, Jack leva son regard vers Tyler. Il n’attendit cependant aucune réponse de la brune, baissant la tête vers le petit garçon qui semblait s’attacher à rester et passer du temps avec ce père nouvellement trouvé.

« Je... J’ai rien de prévu, jusqu’à noël, alors, c’est comme vous voulez... mais je suis pas certain que le père noël passe ici », Jack se gratta le menton d’un air cette fois joueur, « pour ça il faut avoir été un gentil, et je crois que Maman n’a pas été très sage cette année. »

Son regard fila sur Tyler, lui renvoyant gentiment la balle, alors qu’il repartait chercher des couverts et de quoi boire. La table était fin prête quand il tira une chaise pour Jayson, s’asseyant en face de la sorcière, laissant la mère faire, ne sachant pas trop ce que l’enfant désirerait.

« J'ai pas de sapin » pensa-t-il à voix haute, se remémorant dans le fond de ses souvenirs la rare fois où ils avaient été avec la mère Dalton dans la forêt, dans le Dakota du Nord, pour aller chercher un sapin d’au moins deux mètres de haut ! C’avait été son plus beau noël, et pourtant il n’avait eu aucun cadeau. « Enfin, j’imagine que ce n’est pas difficile d’aller en chercher un dehors. »

Et pour vrai, il y en avait une forêt toute entière entourant le chalet de bois.

« On pourrait faire ça après le goûter » commenta-t-il, laissant le temps à ses pensées de s’ordonner les uns après les autres, de faire le lent chemin de la paternité qu’il empruntait pour la première fois.

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23 décembre, Wyoming, quelque part près de Yellowstone

Des sapins, il n’y avait presque que ça dans la région. Un pancake plié en deux dans la main, Jack jeta un regard au petit garçon à qui il semblait vendre du rêve. Il ne comprenait pas exactement ce qu’il y avait d’autant excitant dans tout ça, il n’allait jamais que couper un arbre ce qu’il était de toute façon obligé de faire pour se chauffer, sauf que cette fois il ne le débiterait pas, mais l’euphorie palpable de l’enfant le blessait dans le fond sans que ça ne soit de la faute de personne ici. Jack eut un sourire pincé.

Ce n’était pas contre Jayson, mais Jack avait l’impression que rendre un enfant était finalement assez simple. Même facile, à vrai dire. Et plus il se disait que c’était simple, plus il se demandait pourquoi son propre père n’avait pas réussi. John Deschain était un gars intelligent, ça ne pouvait qu’être prémédité. Il n’avait jamais fait d’effort, mais il avait surtout choisi sciemment de briser ses enfants.

Plus il y pensait, plus il se demandait si ça n’avait pas fait partit de l’entraînement désiré par le vieux.

Un sourire termina d’ourler les lèvres du Chasseur alors que Jack posait un regard sur Tyler, relevant un sourcil mi-amusé, mi-moqueur.

« Un niffleur… Une riche idée ça » commenta simplement l’américain.

Des petites bêtes comme ça, il en avait fait son affaire. Sa mère vendait depuis des années de petits pièges faits d’or. Les niffleurs n’y résistaient pas. Les plus grandes banques du monde avaient fini par trouver que cette méthode était la plus douce et la plus rapide qui soit pour se débarrasser de ces vilaines bêtes. Autant dire que Coco n’allait pas faire long feu dans les environs, car le coffre de Mamie Deschain était à coup sûr piégé aussi.

« J’ai comme l’impression que tu cèdes beaucoup » souffla Jack, avant d’engouffrer le pancake qu’il tenait en main, après l’avoir plié en deux. En trois coups de crocs, c’était déjà descendu dans le gosier.

« Dès qu’on a fini le goûter, on ira dehors pour choisir notre sapin » reprit finalement Jack, en jetant un œil à Jayson qui avait bientôt plus de sucre sur le visage que dans la bouche. « Ça devrait te laisser le temps de faire l’aller-retour pour vos affaires. »

Le gamin avait l’air partagé entre l’envie d’enfourner encore un ou deux pancakes et de sortir découvrir les environs. Il faisait encore jour et tout était calme dans les environs, aussi Jack ne se faisait pas de souci. Il jeta un petit regard à Jayson, le regardant déguster avec délice la fin du goûter et finalement se leva pour débarrasser, le temps que Tyler ne lave le visage de l’enfant.

Après ça, Jack attrapa un de ses bonnets épais qu’il enquilla sur la tête du petit, puis un autre sur le sien, et ils sortirent après le départ de Tyler pour l’Angleterre.

Dehors, la neige s’étendait et les pas des deux silhouettes s’enfonçaient dans le duvet blanc, dans un bruit de neige qui craque. Assez pour alarmer le moindre prédateur sur des kilomètres à la ronde, mais cela faisait bien longtemps que le seul prédateur des environs c’était Jack Deschain. Armé d’une lourde hache à tête rouge, frappée d’un ours noir, il guida l’enfant à travers la forêt, tout en gardant toujours la maison en visibilité. « Au cas où ». La forêt était peut-être sécurisée depuis des années, Jack avait appris que dans la vie, tout ne se déroule pas toujours comme prévu.

Jayson désigna un arbre – et pas un petit, tant qu’à faire. Jack eut un petit ricanement, se demandant ce qu’ils avaient tous avec le besoin de prendre le plus arbre des environs. Il commença à attaquer l’écorce d’un côté, enfonçant puissamment la hache dans le tronc, et puis, voyant que le gamin le fixait avec intérêt, il l’invita à s’approcher, lui expliqua comment on coupe un arbre, quelle précaution il faut prendre, et il laissa même Jayson tenter de soulever la hache. Enfin, il accompagna le geste du garçon pour que Jayson ait l’impression de faire lui-même, et ils s’écartèrent non sans un rire quand le conifère s’écrasa mollement entre les sequoias pluri centenaires.

Il lui montra ensuite l’art des nœuds. Il délia le cordage qui était à sa ceinture, le fit glisser à de multiples reprises entre les branches épaisses, et enfin il prit l’enfant et le fit grimper sur l’arbre, comme on chevauche un dragon ou un cheval. Il lui promit, dans le feu du moment, de lui offrir pour ses dix ans un cheval, comme son père lui en avait offert un. Jayson demanda où était le cheval, et Jack dut choisir ses mots, car Buddy, c’était toute une histoire.

Jack attrapa la corde et tira l’arbre et le garçon jusqu’à la maison, la hache fichée profondément dans la base du tronc elle aussi était du voyage et offrait un guidon étrange que le gamin ne manqua pas de saisir pour mieux conduire le convoi.

Quand ils arrivèrent à la maison, Tyler était revenue et les attendait dans l’encadrement de la porte.

Jack sentit son estomac se tordre. Il avait soudainement l’impression d’avoir une famille, à savoir un enfant avec qui partager ses connaissances, un enfant à protéger, et une femme qui l’attendait sur le pas de la porte. La sensation était étrange, pas désagréable, mais étrange.

La fin de l’après-midi permit à Jack d’ériger l’arbre au milieu du salon et il dut grimper au grenier pour redescendre avec tout un tas de décorations enchantées qu’il tendait à Jayson dès qu’il avait fini de les dépoussiérer. L’idée d’avoir depuis le début ces petits trésors au grenier et un père n’ayant jamais fait l’effort de les descendre le rendait plus amer, mais il ne le fit sentir à personne.

Ils enchaînèrent sur des burgers le soir, à défaut de plus – Jack se nota d’aller chasser quelque chose demain, lorsqu’ils iraient rendre visite à la famille comme Tyler avait prévu de le faire – et Jayson, fatigué de sa journée, termina sa course dans une chambre d’enfant qui n’avait pas bougé. Ce n’était pas celle de Jack, mais celle du plus jeune des Deschain. On y trouvait tout un tas de babiole sur la mécamagie, et un nombre incalculable de petites voitures, avec des modèles datant d’avant la dernière guerre sorcière.

Jack ne le borda pas – au lieu de ça il resta dans le canapé et se servit un verre de whisky, dans un silence où il semblait contempler le tournant décisif que venait de prendre sa vie. En l’espace de deux semaines, c’est comme si tout s’était chamboulé. Comme si tout s’était écroulé.

Il releva le nez seulement en voyant Tyler revenir, seule.

« Il dort ? » souffla Jack, le verre encore plein dans la main, le dos enfoncé dans le moelleux du canapé.

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23 décembre, Wyoming, quelque part près de Yellowstone


Enfoncé dans le canapé, Jack eut un sourire amusé, mais amer.
Un héro.

Petit, son père aussi avait été son héro. Tous les parents sont des héros pour leurs enfants, toutes les mères des déesses dans le regard des petits garçons soucieux d’être aimés. Jack n’y trouvait aucun réconfort. Au lieu de ça, ça faisait peser sur lui un poids qu’il n’avait pas anticipé. Il se demandait des tas de choses, des tas de questions.
Des « pourquoi mon père n’a pas », mais il n’y aurait jamais de réponse car la vieille carne avait rendu l’âme et il n’avait jamais su que son « fils préféré » avait engendré. Quelque part, il était reconnaissant que la Mort ait entraîné le vieux Deschain avant. John, avec son caractère de merde, aurait tout gâché. Il aurait peut-être ruiné le gamin.
Et Jack, dans un moment de cynisme froid, se fit la réflexion qu’il l’aurait tué pour ça.

Il resta silencieux, longuement, après la dernière phrase de Tyler. Lui-même ne se sentait pas si bien dans ce rôle. Il l’endossait car il avait toujours eu un sens inné des responsabilités, et que d’une certaine façon, il n’avait jamais aimé fuir, mais il en aurait eu envie. Plusieurs fois dans la journée, il avait observé le gamin, les étoiles dans ses yeux, et combien de fois il s’était dit qu’il allait le décevoir ? Le gamin allait apprendre à le connaître, à le haïr - comme il avait haï son propre père avant, c’était certain.

Jack baissa les yeux sur son verre pour boire une gorgée, au lieu de ça il but cul sec ce dernier, et fit voleter le verre jusqu’à la table basse. La bouteille alla remplir de nouveau ce dernier.

La main plaquée sur son menton, tenant une tête trop lourde de pensées confuses et chaotiques, le Chasseur commença d’une voix grave et basse :

« J’ai pas grandi comme ça... J’ai pas l’habitude non plus. » Il marqua une pause où, même si ses yeux étaient sur Tyler, il ne la voyait pas vraiment. Juste le vague, les souvenirs lointains. « Mon père était pas ce genre d’homme, et... et tu peux pas te tromper sur moi Tyler - je pense pas que j’vaux mieux que mon connard de géniteur. »

La main, toujours posée sur son menton, glissa sur sa nuque alors qu’il avait l’air soudainement embarassé. Jack Deschain n’aimait pas parler de cette époque, avec personne, pas même avec ses frères, avec les survivants de cette enfance abominable. Il était le seul qui n’avait pas fuit, le seul qui avait persisté.

Une fois, sa belle-mère, Pat Deschain, lui avait demandé pardon. Il n’avait pas comprit sur le moment de quoi elle parlait, car elle avait été une des figures les plus douces qu’il ait connu, quand bien même il n’avait jamais été que le bâtard de son époux. Elle l’avait remercié ensuite. Remercié de s’être sacrifié à la place de ses chiards.

Si tu n’avais pas suivi ses pas, il serait aller en chercher un autre, qu’elle lui avait dit avec tout le sérieux du monde.
Un jour, tu feras autre chose. Quand John sera mort.

Pat Deschain s’était trompée sur toute la ligne.

John était mort, et lui était toujours là, dans sa spirale de misère, dans son monde de merde, avec des crevards, la fange éclectique du monde, les pires détritus de l'humanité.
Il n’était jamais qu’un énième John Deschain.

La main plantée à l’arrière du crâne, tenant sa tête alors qu’il s’enfonçait de plus en plus dans le moelleux du canapé, Jack reprit après avoir difficilement dégluti :

« J’adorerais être un héros, vraiment, mais tu sais aussi bien que moi que j’ai pas cette étoffe. J’ai rien de tout ça. Un jour, il va grandir et il va apprendre à mieux me connaître, et ce jour-là, il va se rendre compte que je suis qu’un fils de pute. Ce jour-là, il me détestera, tout comme j’ai détesté mon père. »

Il inspira profondément, avant de se redresser dans le canapé pour venir cueillir le verre plein resté sur la table basse. Il aurait pu faire voleter le verre à lui mais il sentait la tension dans ses jointures.

« J’ai... J’ai pas l’habitude, mais j’essaierais de faire le maximum, Tyler. »

Cette fois, Jack arborait un air étrange, d’une tristesse peu commune pour le chasseur. Il ne regardait pas la femme, seulement le verre entre ses doigts, qu’il n’avait plus envie de décoller de la table basse. Il lui semblait lourd de plusieurs tonnes.

« Je vais pas te mentir, ça s'voit que ce p’tit gars m’adore et je... je sens bien qu’il y a quelque chose, aussi, de mon côté. Comme si j'savais qu'il était de mon sang et que j'pouvais pas... le laisser. Je peux te jurer que j’en prendrais soin, que j’y veillerais jusqu’à ma mort, et que je ferais en sorte qu’il ne manque de rien, même si ça veut dire lui céder, mais y aura un moment où... c’est sûr, il se rendra compte de ce que je suis vraiment. »

Jack n’était pas bien vieux mais il se souvenait très bien le moment où il avait perdu tout l’amour qu’il avait pour son père. C’était juste après la mort de Billy. Et il avait dû supporter son vieux jusqu’à que Pat ne le foute enfin - et finalement - à la porte.

Combien de fois il avait prit des coups par son vieux ? Combien de fois est-ce qu’il avait servi de punching ball pour cet enculé, pour qu’il se vide ses nerfs quand ses putes ne voulaient pas le vider tout court ? Combien de fois avait-il dû choisir entre la ceinture et la crosse de son putain de Smith et Wesson ?

Un mec qui n’a pas eu de père - comment pourrait-il être un bon père ?

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