Closer To The Edge

Il se faisait tard même pour le Marché aux Trolls. Les talons claquant sur le pavé, la fine silhouette de Saskia Nibelungen suivait comme son ombre un homme bien plus imposant et vieux, dont le visage disparaissait dévorer par son large tricorne. C’est que même au Marché, des règles subsistaient et notamment on ne mordait pas la main qui cognait plus fort que soi.

Or les mains de Zarkho Romanez étaient affublées de plusieurs chevalières d’or véritable, une pour chaque pays où il avait fait l’amour qu’il disait toujours. Zarkho était gitan dans tout ce qu’il avait de bohème, d’âme brute et sensible à la fois. Ce n’était pas seulement la couleur de sa peau ou tous les cieux qui l’avaient vu voyager, c’était aussi sa philosophie, ses petites phrases et son rire communicatif.

Ils passèrent dans une petite ruelle avant de se pointer sous une pancarte à moitié arrachée, balançant mollement dans un grincement sinistre de son bras en fer forgé. On pouvait y lire, avec toute la difficulté du monde, « Mouk’Cave », jeu de mot étrange et bien insolent.

Zarkho passa une de ses chevalières sur la porte qui s’illumina, tombant comme un rideau. Saskia le suivit, se faufilant dans son dos.

A l’intérieur, un véritable capharnaüm se faisait entendre alors même que la porte fermée, aucun bruit ne se faisait entendre. Saskia se fit plus petite encore, mais même toute petite, ses longs cheveux blonds et son teint de porcelaine juré avec l’ambiance des lieux. Certains téméraires posèrent un regard sur la jeune femme, aussitôt repris de volée par le regard sombre de Zarkho qui n’aurait pas apprécié qu’on regarde avec cet air là en particulier sa fille.

Sans demander son reste, Zarkho traversa la salle des saoulards où on rigolait de plus en plus fort. Il tira un des rideaux de velours rouge et épais ; Saskia passa à sa droite, alors rejointe par le Romanez. Derrière le rideau se tenait la réplique parfaite de l’intérieur d’une roulotte. Saskia n’en sut rien, mais c’était pour peu de chose celle qui ressemblait à la roulotte qui avait vu grandir Zarkho, Russel et la Chovihani.

Des tentures colorées et lumineuses décoraient les murs tandis que des lampes à huiles voletées ici et là. Deux banquettes en demi-lune se faisaient face, entourant une table ronde d’un bois presque rouge, clair et brillant à la lumière des flammes.

Saskia s’installa en silence, finissant de retirer la longue cape noire qui avait couvert jusqu’à maintenant ses épaules jusqu’à ses pieds.

Zarkho ne lui avait pas encore dit pourtant elle avait été conviée à cette « rencontre » extraordinaire, mais la jeune femme imaginait que ça avait à voir avec la venue d’Aram en Angleterre. Ça faisait longtemps qu’elle ne l’avait pas vu ou n’avait tout simplement pas entendu parler de lui. Maintenant que son nom était sur la bouche de Zarkho, la curiosité la guettait. Qu’est-ce que diable le rom avait il pu encore trouver comme mauvais tour à jouer ?

« Dada » souffla Saskia, avec cet étrange accent nordique sur les relents pourtant chauds de la Bohème, « est-ce qu’Aram a des ennuis ? »

Zarkho eut un petit sourire qui se voulait rassurant et vint doucement caresser la tête de Saskia, d’une main toujours lourde de sens.

« Ne t’inquiète pas pour ce payo, même face à la mort, il chercherait encore un moyen de la chourave. »

Saskia eut un petit sourire amusé même si ça ne répondait pas exactement à sa question. Ou tout du moins, Zarkho n’avait pas répondu qu’@Aram Romanez n’avait pas d’ennuis – c’était donc bien qu’il devait en avoir. La petite blonde releva la tête quand le rideau s’ouvrit, mais ce ne fut qu’un serveur qui vint prendre une commande.

Zarkho commanda du thé seulement, parce que ce soir n’était pas aux festivités. Le serveur le vit à la gueule que tirait le tzigane et s’éclipsa aussitôt que Saskia refusa poliment le digestif qui était toujours offert.

Du coin de l’œil, elle observa le profil du sorcier dont les sourcils broussailleux s’étaient froncés en attendant que le Romanez n’arrive. Là comme ça, celui qu’on surnommait avec un peu d’humour le Boìadjis, à savoir le Teinturier, avait perdu ses couleurs. Ce visage tendu et sombre faisait ressortir un démon qu’il avait pourtant oublié, rattrapant ce vieux surnom qu’il avait enterré une bonne fois pour toute quand il avait quitté Tortuga et ses environs, à savoir le Kokkalaros (le Fossoyeur).

Ce n’était pas seulement une impression – Zarkho, perdu dans ses pensées, prenait cet air terrible qui rappelait à la Nibelungen certains mauvais souvenirs. Elle baissa les yeux d’un air fatigué.

Saskia n’avait pas hérité de la science du marc de café ou de la lecture des lignes de la main. Zarkho n’avait pas voulu leur enseigner. Selon lui, c’était un grand privilège mais aussi un immense fardeau, et puis de toute façon, si les gitans avaient des poings, c’était surtout pour les bagarres à quatre mains. Pas question de se laisser dicter sa vie ou sa conduite par quelques grains au fond d’une tasse ou d’une soupière.

Zarkho se leva sans mal malgré ses vieux os et les nombreux maux que la vieillesse lui avait offert avec sa retraite. A bien y réfléchir certains matins, peut-être n’aurait-il jamais dû descendre de son vieux bateau car depuis qu’il vivait dans la boutique avec ses marmots, il avait l’impression d’avoir au moins dix fois plus mal au dos. Il attrapa pour autant Aram comme un ours, franc et sincère dans sa façon de lui claquer le dos, prêt à lui décrocher les poumons.
Saskia eut un petit sourire désolé pour lui, clignotant de ses grands yeux vairons juste à côté.

« Comment ça trop nombreuse ? » maugréa Zarkho, d’un air presque sévère d’un coup, renfrogné : « y a que les narvalo qui savent pas qu’une maison sans tchavés c’est qu’une tombe en bois. »

Zarkho reprit sa place dans un petit aah agréable. Les coussins avaient au moins le mérite d’être de qualité. Il ajouta dans sa barbe : « à ton âge j’en avais déjà un ou deux dans les pattes. Pense à kénave dans la vie mais surtout à te dégourdir la goy, ça te rendra moins nar’. »

De son côté de la table, Saskia jetait un regard curieux au sac qu’elle avait récupéré en l’air, préférant ne pas écouter les conseils libidineux de son père. Elle le défit calmement quoi qu’elle fût toujours pressée. Aram avait en général du goût et elle, toujours la primeur de ses dons généreux. Elle eut un petit rire en voyant en effet que le bijou était assorti à ses yeux vairons.
Alors que la voix d’Aram sombra doucement, tant en intensité qu’en ton, Saskia releva les yeux sur lui. Elle eut un sourire qui se voulait rassurant, murmurant du bout des lèvres pour que le vieux Zarkho ne l’entende pas un tout petit « merci » suivi d’un clin d’œil. Du bleu. Parce qu’Aram était libre comme les oiseaux, alors qu’elle appartenait à la douce caste du terrestre, dragon privé à jamais de ses ailes.

Le vieux gitan servit calmement le thé dans les trois tasses qui étaient autour de la table, maugréant à la remarque du Romanez.

« Pas bon, pas bon… Ça dépend pourquoi t’es ici, Aram » reprit Zarkho, reposant calmement la théière.
« Thanatos, mh ? » Le regard sombre du vieux se posa sur le visage assombri de celui qui n’était encore, hier, qu’un gamin. « Mauvaise idée, Aram »
Zarkho secoua sa tête puis sa main sur laquelle on pouvait voir un nombre incalculable de petits tatouages et de bagues d’or : « ils sont partout ces dernier temps… »

« Ils ont réussi à mettre la main sur l’Allée des Embrumes » reprit Saskia, ses doigts effleurant le collier, « certains sur le Marché disent qu’ils ont des oreilles partout et qu’ils sont intouchables. »
La petite blonde eut une petite moue désagréable, agacée par la situation.
« Les hauts gradés sont tous des jobards. Ils en ont même une qui parlent le fourchelangue » persifla la Nibelungen.

Son air était sinistre. Elle comprenait pourquoi Zarkho l’avait invité finalement. Elle lui jeta un petit regard en coin, avant de reprendre :

« Elle est venue commander il y a deux semaines à la boutique. Elle a rien laissé, juste un nom : Snakebark. » Saskia apporta le thé à ses lèvres, seulement pour le regretter. Elle siffla quelque chose, un juron sans doute. Zarkho reprit :
« Je sais pas ce que la Congrégation veut exactement, mais c’est pas le bon moment pour pointer son nez. Le Marché est sous tension. »
« Elio, le demi-vélane qui passe souvent à la maison, dit qu’il a vu Snakebark allait chez Carmilla. » La blonde haussa les épaules, grimaçant : « Mais il a pas le droit de s’y rendre, alors… »

« Alors vaut mieux que tu gardes ta mouille loin de toute cette mieldech » coupa Zarkho qui ne voulait pas donner davantage d'informations au petit protégé de Mihaela.

Zarkho eut un petit « humpfr » agacé par l’attitude légère du gitan, mais c’était ce genre d’agacement tendre qui soufflait la chanson de la nostalgie. Il y avait chez Aram quelque chose de Romanez que les vieux avait oublié, ou peut-être avaient-ils appris, Russel et lui, à se montrer moins esclave de l’endaja ? Le vieux Zarkho passa une main dans sa barbe, alors que Saskia baissait les yeux à ses côtés, si petite, si blonde, ses deux billes différentes sentant la tension dans la pièce ne pas redescendre. Ce n’était pas contre Aram, non, c’était un peu contre Mihaela. Juste un peu.

« Quel Romanez ? » souffla Zarkho, avant de boire une gorgée de son thé.

Saskia releva les yeux sur son père alors qu’Aram continuait. Le prénom Russel lui disait quelque chose, vaguement, malgré que Zarkho ne parlait pas souvent du Congrès avec eux. Avec les garçons, plus librement, parce qu’il finirait bien par disparaître et il faudrait alors reprendre un peu cette drôle de place qu’était d’être les oreilles de l’endaja au Marché aux Trolls en échange de sa protection mais aussi de ses largesses.

Zarkho se frotta de nouveau la barbe, d’un air cette fois irrité. Par le choix qui s’imposait à lui désormais. Entre rester neutre et tenir à l’abri sa famille ou prendre parti et... et quoi alors ? Est-ce que Russel méritait leur aide après sa disparition - plus abrupte encore que la sienne ? Il croisa doucement les bras sur son torse, ce qui lui donnait plus l’air d’un molosse des mers que d’un vieillard.

La petite Saskia pencha la tête, guettant sa réaction, avant de reposer ses iris sur Aram.

« La famille... » commença lentement Zarkho, le regard plissé, donnant à ses yeux noirs des airs de meurtrières, « est ce qu’il y a de plus sacré. Russel est ce qu’il est mais c’est mon frère. Mon petit frère. »

Le vieux s’était souvent demandé si c’était de sa faute si Russel avait quitté l’Endaja, s’il avait fait sa vie avec une gadji qu’il avait trouvé à son goût. Il s’était demandé comment il faisait pour ne jamais changer le ciel au dessus de sa tête - tandis que lui, avec son boulot à Tortuga, il pouvait encore profiter de la mer et des horizons toujours changeants.

Il avait fini par répondre à sa question. Prendre un bateau, s’échouer sur une mer silencieuse. Voir Russel après toutes ses années, ç’avait réveillé des souvenirs de gosse ce qui était bon pour le coeur et le moral.

« Si tu as des questions, il vaut mieux que tu les lui pose directement. S’il ne t’a pas donné de quoi le retrouver, qu’est-ce que je serais si je te le vendais ? Une putain. Un fils de putain, oui... »

Zarkho avait eu la chance de savoir que sa mère n’en était pas une, pour ce qu’elle était la plus belle des gitanes de son époque, au coeur souffrant des cages et à la jupe lourde des pièces qu’on y brodait. Elle était morte depuis longtemps maintenant, mais il se souvenait de ses robes volantes, de ses jambes extraordinairement longues contre lesquelles il se serrait tout petit.

Il baissa les yeux et termina sa tisane.

« Si Russel veut être trouvé, il le sera. Mais moi... »

Il pinça son pouce et son index avant de les faire glisser sur ses lèvres, comme pour dire silence.

Le vieillard se redressa, jetant un regard à Saskia qui lui lança un petit sourire désolé, montrant la tasse pas finie. Zarkho lui caressa la tête - elle sentit la morsure des bagues d’or contre le haut de son crâne - avant d’emboîter le pas vers la sortie, agitant ensuite sa main dans un au revoir nonchalant.

« Latchira Aram »

Saskia but une gorgée de son thé en jetant un oeil au vieux qui laissait retomber derrière lui le rideau pour aller régler la note au comptoir. Les iris impairs passèrent sur le visage d’Aram, d’un air désolé pour lui et sa fameuse enquête.

« Ce n’est pas contre toi » souffla doucement Saskia, « je pense que ça le travaille... ça fait longtemps qu’on avait pas entendu parler de Russel et là soudainement, il a des ennuis et Dada a pas l’air au courant... »

Pourquoi n’était-il pas au courant d’ailleurs ? La petite blonde reposa sa tisane vide, avant de soupirer doucement.

« Et si le Congrès décide que Russel est... nuisible », la petite blonde glissa son index sur le rebord de la tasse de thé, « Zarkho devra faire un choix... Pour qu’il parte aussi vite, c’est que le choix n’est pas aussi simple que ce qu’il croyait... »

Les deux billes passèrent sur les rideaux épais, encore fermés. Le Teinturier était parti ? Ou peut-être qu’il était en train de l’attendre. Saskia eut un petit moment d’hésitation, mais après tout, elle était la Mère du Nid, bien qu’encore guidée par Svea. Elle reposa son attention sur Aram :

« Tu sais... la Snakebark... »
Elle eut une petite moue inquiète, mais ce n’était pas vraiment la pire chose qui était sortie des ateliers du Crochet d’Or, alors... :
« Elle nous a commandé trois menottes. Des anciens modèles... Je sais pas pourquoi trois spécifiquement, mais il lui en fallait trois, pour la première semaine de juillet. Une commande qui vaut très chère. »
La petite blonde pianota du bout des ongles sur la table :
« Des menottes comme ça, elles cachent la signature magique, comme de l’indésirable, mais elles ont ça de particulier qu’elles sont forgées avec du sang de vampyr. Ça leur donne un aspect plus brillant tu sais » s’amusa un instant la serpente avant de perdre son sourire : « mais surtout, elles aspirent la magie en continue, s’en nourrisse comme des parasites... »

Saskia soupira doucement :
« Je sais pas pourquoi elle les voulait, mais j’aime mieux ignorer ce qu’il arrivera à ceux et celles qui les porteront aux poignets... C’est comme de la torture. Pas au niveau d’une Cage d’Iorffe bien sûr, mais imagine-toi sans la magie, avec quelque chose accroché à toi qui se nourrirait en continue de toi... C’est de la torture oui. Ni plus ni moins. »

Saskia baissa un instant les yeux, comme il lui semblait que tout le malheur du monde était tombé sur Aram en l’espace de quelques mois. Elle pianota quelques secondes, du bout de ses griffes, sur la table, avant de relever sur lui ses iris vairons, un sourire plein de compassion et de courage. Elle voulut glisser sa main jusqu’à la sienne, mais au delà de ça, c’est lui qui reprit, posant à son tour sa main sur la sienne. La Nibelungen eut un petit sourire, penchant la tête. Sa cascade de cheveux blonds glissants sur son épaule.

« Tout va bien pour moi », elle posa sa seconde main sur celle d’Aram, les lui serrant avec tendresse. Elle haussa doucement les épaules : « On lézarde, on prépare l’hiver. Je... Je pense qu’on doit s’attendre au départ de Svea, pour cet hiver. Elle devient dangereuse alors on commence les préparatifs pour la fête de départ pour le Jardin. Ça prend beaucoup de temps parce que, c’est toujours l’occasion de rediscuter des positions, des chambres... »

Il n’y avait pas de peine dans la voix de Saskia. Les Malédictus étaient habituées à la tragédie que portait leur sang. Tôt ou tard, elles rejoindraient toutes le Jardin, lieu secret dans lequel elles finiraient de se reposer, garder par leurs frères. Elle aussi, un jour, elle irait reposer auprès de ses mères.

« Je suis un programme avec un professeur de Poudlard en ce moment. On analyse mon sang, on fait des recherches sur le Vieux Sang, on tente des approches, pour... nous guérir, si c’est le terme », ses sourcils se froncèrent légèrement. Le mot lui écorchait les lèvres, mais c’était bien d’une malédiction dont on parlait et c’était bien la guérison qu’ils recherchaient. « Ca n’avance pas. Svea ne voudrait pas en entendre parler de toute façon. Alors je crois que l’un dans l’autre, ce n’est très grave. »

D’un petit geste, Saskia haussa les épaules avant de retirer lentement ses mains de celles d’Aram. Elle remit en place la bretelle de sa robe ainsi qu’une mèche de cheveux, passant dans sa crinière blonde ses longues mèches d’or.

« Et sinon à part que j’ai aussi le droit au couplet sur les mômes... » elle grimaça d’un air comique, dodelinant de la tête comme si elle n’était pas intéressée par l’idée de fonder une famille, « mais qu’il oublie quand même qu’il me manque un mâle reproducteur dans l’équation » ricana la femme-serpent, avant de se remettre dans le fond de son siège.

Ses yeux parcoururent un instant Aram, avant d’avoir un sourire sincère.

« Mais ce n’est jamais que le quotidien ici, au Marché. On vend des trucs louches, on entend des rumeurs grandiloquentes et puis on finit par ne plus voir qu’on est déjà en juin, que la moitié de l’année s’est déjà écoulée. »

Elle jeta un oeil à sa tasse de thé, avant de relever ses iris vairons sur Aram, les sourcils froncés, non pas agacée mais soudainement curieuse :

« Tu pense que tu vas rester longtemps ? Tu as besoin d’une planque ? On a toujours une chambre au Crochet. La famille est toujours bienvenue. »

Cette fois, son sourire se fit plus chaud, ce qui était un exploit pour des bêtes à sang-froid comme eux. Aram serait toujours le bienvenue, avec ou sans le Congrès au cul. C’est que leur trou de vipère n’était pas si facilement pénétrable, et ce malgré une devanture modeste mais propre sur le Marché.