Take On Me

Finalement il s’était marié avec Ana Souvorov, dans une petite église minuscule qui avait eu bien de la peine à contenir tout l’amour qu’ils avaient l’un pour l’autre. Fort heureusement, dans ce petit hameau tranquille, personne n’avait soulevé un sourcil, et la bague d’Ana Souvorov s’était retrouvée pendant deux longues journées à son doigt. L’enlever avait été une douleur sincère, mais elle reposait désormais au bout d’une chaîne, tout contre son coeur. Ça avait été son seul caprice, alors même qu’il lui avait dit qu’il n’en avait pas besoin. Il s’était gentiment caché derrière la tradition - le décorum de l’église, de la foi - et Ana avait eu la tendresse de ne pas relever.

Sur le chemin du retour, James s’imaginait une vie dont ils ne parlaient pas. Est-ce que désormais il aurait le droit de dormir avec elle tous les soirs où il n’aurait pas à crapahuter pour le Ministère ? Il l’espérait. De la même façon qu’il espérait qu’elle le désire encore, qu’elle le mène par le bout du nez encore, comme elle l’avait fait ces trois derniers jours où il n’avait rien pu faire de plus que de céder à son charme, à sa grâce.

Il lui jeta un dernier regard amoureux, un sourire en coin, avant de finalement attraper le portoloin qui avait été préparé spécialement pour le retour. Ils rentreraient de nuit, afin de n’inquiéter personne, et dans le plus grand des silences ils se trouveraient à Mayfair Lane.

Aussi c’est ce qu’il se passe ; ils se trouvèrent bientôt dans la roseraie sur le flanc de la bâtisse, leur arrivée discrète cachée par les haies de feuilles persistantes. Il déposa le premier le pied au sol, guidant d’une main Ana Souvorov à atterrir en douceur, alors qu’il tenait de l’autre main une petite valise havre-sac.

Il n’eut qu’à peine le temps de lever le nez sur la bâtisse qu’un cygne sous la forme d’un patronus atterrissait mollement devant eux. James fronça aussitôt les sourcils, une vague d’anxiété le prenant à la gorge. Symphony ne l’appelait jamais pour quelque chose de trivial, et surtout pas lui en premier, à moins que ça ne soit assez grave pour le cacher à Brivael et leur père.

Instinctivement il serra la main d’Ana dans la sienne, mais ne la lâcha pas.

« James » pleurnichait doucement le patronus, imitant la voix de la jolie Symphony.
« c’est Alice... Elle... Elle est morte, et on sait pas où tu es... James... Maman te cherche partout... faut que tu viennes à Sainte Mangouste, Briv’... Briv’ va pas bien du tout, et les petites... je sais pas quoi faire, James... »

Sentir la détresse dans la voix de Symphony le propulsa à une époque plus sombre, à une époque où Lester avait attendu sa fille jusqu’au petit matin et où elle était revenue, une robe un peu déchirée et un œil marqué. C’était il y a longtemps, mais James s’en souvenait encore. Quand il lui avait demandé ce qui s’était passé, elle avait balayé sa demande. Ce n’était qu’après qu’il avait compris, et lui et Symphony n’en avaient jamais reparlé, par pudeur sans doute.

La mort d’Alice frappa James de plein fouet, alors qu’il relevait un visage déconfit vers Ana. Son regard n’était pas mouillé mais on pouvait sentir toute l’émotion qui l’ébranlait à ce moment. Il en fit tomber la valise sur l’herbe fraîche du soir. Il ignorait depuis combien de temps le patronus tournait, mais ce ne devait pas être le premier.

Alors qu’il allait dire quelque chose, un autre patronus arrivait, mais cette fois en direction d’Ana...

cw : deuil, défection parental, violence

Il y avait quelque chose de changé chez Ana Souvorov. Quelque chose de plus vivant que d'ordinaire. Les stigmates qui avaient marqué son visage ces derniers moi s'étaient comme estompé sous l'effet d'un petit miracle qui n'avait pas de nom ni de visage. Elle avait le teint frais. Un pli ourlait sa bouche d'une grâce charmante et le bleu éteint de ses yeux s'était rallumé d'un éclat inaccoutumé. Sur les dernières heures de leur séjour autrichien, elle avait tenu à faire couper ses cheveux , sacrifiant la longue rivière d'ébène au souvenir d'une tradition païenne trop oubliée. Elle arborait donc un surprenant carré long qui parachevait le portrait de la jeune sorcière, sous un trait encore inexploré.

Son pas léger s'était à peine posé sur le gazon bien entretenu de sa roseraie, qu'un fantôme aux allures de cygne vint interrompre le geste d'affection qu'elle s'apprêtait à donner à James. A la faveur de la nuit, elle aurait dû être libre de donner un baiser, long et profond comme le velours qui les enveloppait, mais on en avait décidé autrement. Contre son sein, l'anneau de leurs noces lui glaçait la peau. Un bref instant, il lui sembla qu'il portait tout le poids du monde.

La voix de Symphony les faucha d'une même note cruelle.

Ils se tournèrent l'un vers l'autre, partageant la même détresse, bleu contre acier. La condition d'Alice avait-elle pu se détériorer à ce point en quatre malheureux jours ? Ana ne pouvait accepter une telle nouvelle. Elle en était encore à lutter contre qu'une seconde emprunte, un grand corbeau aux ailes nébuleuses qui ne portaient guère de meilleures nouvelles si ce n'était que le ton de Lady Lilith Grey était nettement plus acrimonieux.

Ana ne baissa pourtant pas les yeux devant les lourds reproches de sa mère. L'heure n'était pas à la culpabilité mais à l'urgence si tant était qu'on pouvait encore parler en ces termes. D'une main preste, quoique toujours faite de porcelaine, la jeune femme adressa sa réponse, résignée tout de même à mentir plutôt que d'exposer la réelle raison de leur absence.

D'un signe de tête entendu, ils transplanèrent à quelques distances de l'entrée de Sainte Mangouste, ensemble, mais d'une certaine façon séparément. Le pas vif, ils se dirigèrent comme un seul homme vers l'hôtesse d'accueil. Le visage de la pauvre femme blêmit en voyant Lady Lilith Grey qui arrivait justement sur ces entrefaites. L'horrible femme lui avait de toute évidence fait subir suffisamment pour qu'elle ne rentre les épaules dans la tête.

« Je suis venue dès que j'ai su. », anticipa Ana, sincèrement inquiète.
« Bien trop tard. », répliqua sévèrement la matriarche à l'attention des deux jeunes gens, « Brivael est incontrôlable et les enfants sont au milieu de tout cela. Symphony et Calixte sont dépassés. »

Elle ne leur fit pas l'affront de leur demander d'où ils arrivaient tous les deux ni s'ils étaient venus ensemble. Elle ne sembla même pas relever l'étrange timing qui les réunissait alors qu'ils s'étaient trouvé l'un et l'autre - eut-on dû dire "tous les deux" - introuvables aux heures les plus sombres. D'un pas court et sec, elle se chargea de les introduire dans cette chambre où l'air même semblait néfaste.

La frêle silhouette d'Alice Grey se fondaient dans le drap grossier mais immaculé de l'hôpital, ses cheveux blonds épars sur l'oreiller. Dans un petit coin de la pièce, Æthelflæd serrait dans ses petits bras tremblant le poupon qu'était encore Siegelinde. Ana interrogea Symphony d'un regard alarmé. Que c'était-il passé ici, et...

« Où est... », elle n'osait pas prononcer son nom tant elle ressentait autour d'elle la présence presque maléfique de celui qui était étrangement absent de la pièce. Lord Lester, son oncle, était également absent.

Malgré l'ordre apparent autour d'eux, l'air fleurait les maléfices et on aurait pu presque se croire déjà dans un repaire de mage noir, décoré dans un goût étrange, s'il en était. Brivael avait-il pu perdre à ce point le contrôle ? S'en prendre à ses propres enfants ? « Mais que s'est-il passé ici ? », finit-elle par demander en s'accroupissant prudemment auprès des enfants en larmes...

Jamais James n’aurait imaginé être absent pour sa famille au moment où celle-ci aurait eu le plus besoin de lui. Il n’avait guère de relations avec ses deux parents, et encore moins depuis toute l’affaire Joleene, mais il avait une sincère tendresse pour Symphony et Brivael. Tendresse qu’il n’exprimait pas, mais qui pouvait se ressentir, dans sa façon de se trouver toujours disponible pour eux, et d’aimer ses nièces comme si elles étaient siennes.

Pourtant, c’était bien ce qui s’était passé. Il n’avait fallu que quelques minutes pour faire en sorte que trois jours d’un Eden succulent ne se transforme en enfer épineux. James salua rapidement Lady Grey d’un signe de la tête mais il laissa à Ana le soin de lui répondre. Son regard déjà courrait sur les boyaux blancs de Ste Mangouste, en se demandant si Symphony l’avait bien informé. Peut-être qu’elle avait exagéré ? Ou peut-être avait-elle paniqué ? Il n’y croyait pas vraiment, mais il trouvait en lui une once d’espoir qu’il verrait déçu.

D’un pas sec et rapide, il avala les distances, oubliant un court instant que sa cousine était à ses talons. Quelque chose d’urgent lui faisait oublier la présence même d’Ana, alors que d’ordinaire, elle était pour lui un guide – oh, plus qu’un guide – mais ce jour était de ces nuits noires qui s’affrontent seules, malheureusement.

Entrant dans la pièce, son regard se darda sur la silhouette immobile. Il ne fallut pas longtemps à James pour voir et comprendre que le drap ne se soulevait pas, et que sa complexion était trop livide, trop fanée, pour être vivante.

Symphony était un peu plus loin, et elle hoquetait déjà à voir James, tant est si bien qu’elle fut bien incapable de prononcer un mot cohérent et complet. Tout était entrecoupé, et c’est les mains douces de Calixte qui la soutenait pour ne pas qu’elle s’effondre. Le McSwann ne la lâcha qu’au moment où il jugea que la benjamine Grey était assez proche pour que James ne la rattrape si elle fléchissait.

Il le fit ; il cueillit doucement sa silhouette, attrapant dans ses mains les phalanges tendues de Symphony qui serra ses doigts dans les siens, sans oser venir chercher une accolade. Elle renifla, sans se retenir. Elle devait être laide, mais c’était bien la première fois qu’elle ne pensait à rien, et surtout pas à paraître.

« James, Brivael... »

La gorge de Symphony se serra si douloureusement qu’elle en eut une grimace affreuse. James l’attrapa doucement dans ses bras, la serrant contre lui, passant un instant sa main contre ses cheveux. Son regard glissa jusqu’à Ana qui avait déjà pris soin de récupérer le poupon abandonné à l’aînée de Brivael – sa filleule. Il serra les dents, pris dans un mélange étrange de colère et de peine. Mais tout ceci n’était pas contre son frère, plutôt contre cette drôle de mascarade qu’était la vie.

« Tu as été très forte, Symph'. Maintenant, il faut rentrer, pour te reposer » commença doucement James, jetant un regard vers Calixte, pour qu’il emmène Symphony loin de tout ça. « Je me charge des filles et de Brivael. Nous nous verrons demain, mais ce soir, il est trop tard pour faire quoi que ce soit. »

La voix de James se voulait douce et rassurante, assez pour que Symphony du moins ne s’emporte pas après lui, ni ne refuse.

Il se tourna juste après vers les deux petites, dont l’une avait trouvé le chemin vers le sein d’Ana, blottie tout contre sa chaleur. Il approcha, venant s’accroupir devant Æthelflæd, dévisageant en silence son visage si mature pour son âge. Il eut une grimace, et vint doucement prendre les mains de la fillette, avec une certaine retenue.

« Tu vas aller avec Ana, le temps que je trouve et parle avec ton père. Je verrais avec lui ce qui est le mieux pour vous, mais vous ne serez pas seules, je te le promets. Nous reviendrons autant de fois que tu le veux pour que tu puisses faire tes adieux à ta mère comme tu le souhaites, et de la façon que tu le désires. » Les yeux de James couvèrent un long moment le visage livide de l’enfant. « Je vous retrouverais au Manoir de Mayfair Lane, aussitôt que j’en aurai fini. »

Il se pencha doucement, embrassa le front d’Æthelflæd, avant de jeter un regard vers Ana. Il se retint de venir chercher la chaleur d’une main ou la froideur de sa porcelaine, d’autant que Lady Lilith était toujours dans les parages.

« Ne m’attends pas, et couche les filles. Je viendrais dès que possible pour rapporter ce que Brivael veut que l’on fasse. »

A voir les yeux larmoyants d’Ana, James n’avait qu’une seule envie, c’est de se perdre lui-même dans ses bras, mais il n’aurait guère de répit sous les regards des uns et des autres. Aussi il eut simplement un hochement de la tête pour elle, avant de jeter un regard à Alice Grey, sinistre poupée blonde allongée dans son grand lit d’hôpital.

James baissa les yeux et sortit de la pièce le dernier, refermant derrière lui la porte. Il attendit en silence que tout le monde s’en allât pour faire également un pas vers la sortie, avant de voir, surpris, sa mère apparaître au bout du couloir. Lady Joleene était seule et apprétée d’un voile noire, qu’elle portait légèrement court. James s’arrêta et attendit qu’elle n’arrive à sa hauteur pour lui jeter un regard intrigué.

« Brivael est à Dean » trancha-t-elle simplement, « quant à Alice, je pense qu’il vaut mieux pour elle qu’elle ne soit pas seule – le temps de la traversée. »

Le cadet des Grey resta silencieux, observant alors Joleene rentrer dans la pièce, sans un mot ni un regard de plus. Elle s’installa dans un petit coin de la pièce, sortant de son sac un livre. Elle qui n’avait jamais eu d’amour pour Brivael, lui faisait là une démonstration d’une tendresse et d’une attention toute particulière. C’était à la fois étonnant et stupide – du moins au regard de James, qui refermit la porte par respect sur les deux femmes – la vieille vivante contemplant la jeune morte.

Finalement, il transplana, et prenant un indice quant aux mots de sa mère, il se trouva bientôt devant la grille flanquée d’une tête de dragon et pénétra chez lui, sur la terre qui le vit naître, sans un mot.

Il entra en silence, sur la pointe des pieds comme maintes fois auparavant, et fut presque surpris de ne pas trouver le vieux Lester Grey au bout de sa table à attendre, comme il le faisait si bien. C’était presque une bénédiction, mais James ne pouvait s’empêcher de trouver bizarre qu’il ait laissé sa chaise à son étude, d’autant qu’il devait se douter que son cadet viendrait…

Qu’importe, pensa James, ne perdant pas de temps. Il grimpa les marches une à une, avalant la distance comme un forcené, et sans surprise, c’est dans la pénombre de la poivrière qu’il trouvât Brivael. L’immense vitrail laissait entrer une lumière irréelle et lunaire, pâle, alors que la silhouette grande et épaisse de l’aîné des Grey était là, forte et pourtant morcelée dans la nuit. Éparpillée, comme son aura. Foulée au pieds par la mort et la morgue.

James s’arrêta à l’entrée, le regard sur cet homme qu’il avait voulu, adolescent, cent fois voir brisé et vulnérable. Par égo, par souci de comparaison, par envie ultime de le dépasser et de briller plus fort que jamais Brivael Grey n’avait brillé. Ce ne fut qu’à l’âge adulte qu’il comprit petit à petit l’étrange jeu de pouvoir qui régnait entre ses murs. Le regard dédaigneux de sa mère. L’absence de réaction qu’elle pouvait avoir vis à vis de Brivael, alors même qu’elle se montrait agréable avec les deux filettes ou même avec Alice. L’amour cruel de Lester vis à vis de son héritier.

L’homme en face de lui était défait, dans ce que la guerre laisse derrière. Les plaies n’étaient peut être pas visibles, et les occlumens n’étaient pas sensés capter les pensées, mais James voyait dans le regard bleu de Brivael, quand ce dernier croisa ses propres yeux, aussi clair que dans l’eau d’un lac clair, un midi d’été.

Il y vit les remous, les naufrages, l’écume, les larmes.

Il comprit que Joleene n'avait pas choisi la compagnie de la défunte pour rien. Il lui était sans doute plus facile de faire face au spectacle de la mort, froid et silencieux, qu'à celui de la colère et de l'émotion. Pour une vipère au sang-froid, cela ne faisait aucun doute.

La gorge de James se serra, se remémorant avec douleur les mots sévères mais justes de Lilith.

Lentement, avec retenue et tremblant un peu, James tendit les mains en avant, comme implorant, comme venant en paix, ouvert et nouveau. Le mariage secret avec Ana ne l’avait pas changé, mais c’était l’aboutissement d’un cheminement intérieur. D’une maturité nouvelle.

La mort d’Alice et la position fragile de Brivael parachevait son ascension, quand bien même il aurait préféré affronter sa propre mort que celle d’une mère et d’une femme qui était autant aimée.

« Je suis… vraiment... navré », commença-t-il tout bas, sans savoir qu’il trébucherait sur la suite et se retrouverait muet face à son aîné. Le langue-de-plomb n’avait jamais senti sa bouche aussi pâteuse et sèche.

cw : deuil, défection parental, violence

D'instinct, la petite main potelée de Siggy chercha une mèche de cheveux qu'elle aurait pu tirer et entortiller pour se rassurer. Elle n'en trouva point. Alors l'enfant continua de s'époumoner contre son sein, tandis qu'Ana berçait, encore et encore, le visage soucieux, accueillant d'une main la petite tête blonde de la trop réservée Æthelflæd. Elle aussi enfouit son visage contre le drap trop austère de sa cape de voyage, comme si elle avait voulu faire dire paraître à ses yeux la cruelle réalité de leur veillée improvisée. Comme une évidence, tandis que Calixte remerciait James d'un regard entendu, la sorcière était bien décidée à ne pas s'attarder ici.

« Æthy, regarde moi. Il est très tard. Nous allons rentrer et demander à Ambroise de nous préparer quelque chose de bien chaud. Ensuite nous irons nous coucher, entendu. »

La petite fille ne protesta pas, serrant de plus belle les pans lourd de la cape d'Ana, comme pour lui dire que quoi qu'il arrive, elle ne voulait plus la quitter. Il n'y eut guère que l'ombre gigantesque de son oncle et parrain, pour lui faire tourner à nouveau son attention vers le reste du monde. Dans ses grands yeux gris des Grey, il y avait un grand vide, une tension extrême et dévorante qui lui interdisait le moindre mot. Pas un instant son regard ne se risqua à s'égarer au-delà de James. Finalement, à une légère pression sur l'épaule, Ana lui fit comprendre qu'il était temps.

L'instant d'après, les joues roses et rebondies d'Anneliese les accueillaient. Lofn s'enroulait entre les jambes maigrelettes d'Æthelflæd tandis qu'un chocolat chaud et épais était servi dans le grand salon, devant la cheminée qui crépitait chaleureusement. Dans la petite méridienne aux velours capitonnés, les deux petites finirent par s'endormir, lovées contre la maîtresse de maison qui caressait pensivement leurs cheveux blonds. L'image d'Alice la hantait. L'aura maléfique de sa chambre d'hôpital aussi. Quelle genre de punition divine était-ce là ?


Dans le huis clos de la poivrière, on entendait encore les fantômes de leurs heures passées ici, hurlant dans le silence, indélébiles malgré les années. Pourtant, ils n'avaient pipé mot, endurant comme de braves petits soldats, malgré les mauvais traitements. La poivrière maudite où était née toute la mauvaise réputation de leur lignée. La poivrière où on laissait naître les enfants indésirables et mourir les maîtresses récalcitrantes. La poivrière que même les fantômes avaient toujours évitée, comme de peur qu'elle ne leur rappelle le martyr de leur existence. Il n'y avait guère que dans un enfer si familier que la colère de Brivael avait pu être contenue. Il l'avait lu dans le regard de leur père, lui qui était venu jusque là, fuyant Alice la Macchabée, Alice la Poupée de Chiffon, cette marionnette de théâtre dont la peinture flétrie s'écaillait déjà. Si vite. Il était venu comme pour réclamer justice. N'avait-il pas été l'héritier le plus parfait qu'on eut pu rêver ? Celui qui portait sur ses épaules solides la réputation renouvelée de leur illustre famille ? N'avait-il pas droit, lui aussi de réclamer une faveur, une seule. C'était faire leur tante Lilith qu'il s'était tourné, comme une évidence. Mais ne pouvant souffrir le refus qu'elle ne s'était même pas donné la peine de formuler, se sentant près d'entraîner tout ce petit monde avec elle, Alice, dans la tombe, il avait préféré fuir, emportant avec lui sa colère de démon. Ou plutôt non. Il n'avait rien préféré du tout. Mais le regard dur d'Æthelflæd braqué contre le sien comme pour le mettre au défi d'aller jusqu'au bout lui avait renvoyé une image de lui-même qui lui avait fait peur. Dans un instant de lucidité, il avait fui, conscient de son propre désespoir.

Ici non plus on n'avait rien laissé faire. Lord Lester implacable aurait eu tôt fait de l'exaucer si Brivael n'avait pas été en d'autres jours si parfait en tous points. Il s'était contenté de le bannir là-haut. Sans le moindre effort. Comme si dans son Domaine de Dean, le père Grey avait pu jouir d'une forme de toute puissance.

Le démon s'était rebellé contre les murs décatis, contre le ciel qui menaçait par les ajours du toit de lui tomber sur la tête à tout instant. Alors la poivrière avait tremblé de rage, vibré de cette sombre magie que seule portait la colère d'un Grey et puis elle s'était tut. Il s'était mis à pleuvoir. Des petits gouttes mordantes et cruelles sur ses épaules rompues. Brivael était tombé à genoux, trop épuisé physiquement pour finalement tout détruire.

Il n'entendit même pas son frère entrer. Ce fut la voix de James qui le tira de sa morne introspection, mais il échoua à mettre le moindre sens sur les mots de son cadet. Dans ses yeux bleus étranges, il n'y avait que pure folie. Une folie du désespoir, sans doute des plus mauvaises, qui lui donnait presque la noirceur d'un Lester Grey au sommet de sa gloire.

« Va-t-en. », gronda le fou entre ses mâchoires serrées.

Les jointures blanchies de ses doigts disait qu'il se retenait de frapper. Mais il se retenait depuis si longtemps, bien avant que James n'entre. Ses cheveux blonds détrempés lui collaient au visage trahissant par endroit un tremblement qui n'augurait rien de bon. Venait-il des températures extérieures ou de l'intérieur de lui-même...

« Va-t-en ! », rugit-il cette fois, l'écho violent de sa voix ricochant sur les murs et la poésie du vitrail...

Brivael, d’ordinaire si composé, si lisse, n’était plus que l’ombre de lui-même.

A une autre époque, pas si lointaine, James n’aurait sans doute pas protesté et se serait éclipsé, comme on savait si bien le faire dans cette famille. Il aurait fermé les yeux sur la défaite évidente de Lester Grey qui avait tant misé sur son bel héritier, il en aurait souri peut-être en imaginant le vieillard ravaler sa bile aigre, et il aurait continué sa petite journée, non sans une pensée pour Alice, mais sans autre émotion.

A une autre époque, moins lointaine encore, James aurait fermé la porte, avec un regard blessé, incapable de franchir l’incroyable distance que Joleene avait creusé entre eux. Il lui en aurait voulu, mais il aurait respecté son souhait, comme on respecte la parole d’un aîné que l’on aime et que l’on chérit. Il aurait attendu que la colère ne s’éteigne, ou que Brivael lui même ne vienne le voir pour lui offrir son oreille, mais il n’aurait pas forcé le destin – surtout pas.

Là où James se rendit compte que ces époques étaient révolues, c’est au moment où même sous l’éclat de voix de Brivael, alors même qu’il sentit un petit sursaut le traversait, l’assurant qu’il valait mieux déguerpir que de tenter le diable, il ne bougea pas. Pas d’un pouce. Il resta là, le visage lui aussi défait, mais pas blessé, pas vexé, pas piqué.

En réalité, et si le cadet était bien incapable de trouver les mots pour répondre à son frère sur le moment, il n’avait pas même effleuré l’idée de l’écouter et de l’abandonner à sa morgue. La peur latente de le voir faire une bêtise peut-être – sachant mieux que lui ce qu’un Grey aurait pu faire pour rejoindre le seul amour de sa vie dans la mort. L’affection fraternelle, qu’il avait commencé à entrevoir à chaque fois qu’il avait ouvert les yeux sur les agissements plus ou moins pernicieux de leur mère. Un exemple, enfin, dans l’amour infini et pourtant amer de @Jameson Clearwater vis à vis de son frère. Est-ce que ce dernier aurait abandonné Braxton, même dans le fin fond des enfers ? Sans doute pas.

James ravala doucement sa salive, et voyant que Brivael n’avait pas arraché à sa silhouette son attention toute entière, il approcha d’un pas, sans trembler cette fois :

« Je ne partirais pas, Briv’. »

Le cœur du cadet accéléra jusqu’à être douloureux dans sa poitrine. L’exercice était plus compliqué qu’il ne le croyait, pour ce qu’il ne l’avait pas préparé ou n’y avait jamais songé. Il savait combien Brivael aimait Alice, mais ce qu’il avait imaginé, c’est un homme éploré et lasse de la vie, pas éclatant d’une colère de dragon, jusqu’à effleurer des idées interdites…

Il avança d’un pas encore, les mains toujours tendues devant lui, ouvertes.

« Tu peux me frapper si tu veux, ça ne changera rien. »

Un nouveau pas – il se trouvait bientôt à portée d’un coup, mais James persista.

« Je ne te laisserai pas, mon frère. »

Ni faire d’erreur, ni être seul au milieu de la tempête.

Comme il aurait aimé tant de fois ne pas être seul, lui-même, au milieu de l’orage. Ce qu’il avait compris de sa relation – de travail – avec @Jameson Clearwater, c’est que dans une famille, on ne peut pas toujours tourner le dos aux problèmes et aux conflits. Quitte à s’en prendre une.

Serrant la mâchoire, s’attendant au pire, James persista et avala finalement la distance, venant empoigner Brivael contre lui, non sans redouter qu’il ne lui laboure les flancs, mais sans aucune intention de le lâcher pour autant.

cw : deuil, défection parental, violence La voix de James l'effleura d'abord sans l'atteindre. Drapé dans cette rage destructrice, qui n'appelait que l'absolu solitude, peut-être même la mort, Brivael était en quelque sorte hors d'atteinte. Le même que quelques heures plus tôt à l'hôpital, quand, incapable de retenir son Alice, il avait voulu réfuter ce dernier souffle dans quelques efforts désespérés. Mais son âme lui avait échappé. Elle avait filé, indifférente et déjà refroidie vers des limbes inaccessibles, coupant du même coup le fil ténu de leur vie de famille. Le fil de sa vie à lui. A quelle Moire cruelle avait-il craché son venin, prêt à tout sacrifié dans un accès de folie, jusqu'aux chères têtes blondes arrachées un peu plus tôt des entrailles de leur mère. C'était il y a quelques heures. Un battement de cils. Trop peu de temps. Et pour quoi ? Quel gâchis.

Alors quand James le prit dans ses bras, Brivael se sentit arraché des ténèbres qui le dévoraient. Dépourvu de lui-même, il n'était plus personne mais, pendant une fraction de seconde, il n'était plus seul. Quelqu'un le serrait contre lui. Ce quelqu'un c'était celui qu'on avait fait en sorte de toujours rendre jaloux et étranger bien malgré lui. Son frère. Le geste lui apporta comme un coup de grâce salvateur. Brivael vacilla, ébranlé intérieurement par par ce geste qu'on leur avait toujours tacitement interdit.

« Va-t-en. », réintéra-t-il sans volonté cette fois alors que les larmes s'échappaient à flot, sans heurt ni son.

D'un bras fort, il le retenait pourtant. Il le retenait, ce frère que Lady Joleene lui avait arraché avant même la naissance. Le seul, semblait-il, qui pouvait entendre la violence de son mal et la prendre telle qu'elle était.

« Je l'aimais James... je l'aimais plus qu'on aime la vie. »

Sombre confession. Sombre sentiment, de cette espèce que les Grey avaient pour habitude d'étouffer dans l’œuf. Mais peut-être, comme on se plaisait à le dire parfois, cette génération de Grey-ci, échapperait-elle à sa navrante condition...