Parfois, on échoue aux portes. * MAEVE *

Elle avait laissé derrière elle les draps froissés. Cadwgan, le corps rompu, avait vainement tenté de la retenir mais à la seconde où son pied avait touché le parquet, sa robe de sorcière avait claqué dans l'air pour venir l'envelopper, dérobant à sa vue, la croupe aux galbes fermes qu'un instant avant il avait baisés amoureusement. Comme à son habitude, elle avait quitté Les Quatre Wyvern avant lui, jetant quelques gallions à l'aubergiste qui somnolait près de l'âtre, satisfaite. Elle y reviendrait. Lui aussi. Mais un jour, il se le promettait, ils sortiraient de ce bouge sordide pour aller s'allonger sous un ciel piqué d'étoiles, près du front de mer enragé. Là, il maîtriserait le sujet. Il toucherait à un peu plus que ces parties de jambes en l'air brutales qu'elle lui extorquait de temps en temps sans jamais avoir plus à faire que débarquer à Pen Harbwr et prendre une chambre. Lui, rêvait d'autre chose. Un jour peut-être, ils froisseraient ses draps de soie à Caer Cynfeirdd, la forteresse qui dominait le paysage et défiait l'océan en furie depuis aussi loin que la mémoire des hommes. L'avantage c'était qu'avec la coquette somme qu'elle lâchait à chaque fois - à croire qu'elle n'avait vraiment aucune notion de l'argent - les draps étaient toujours posés de frais et on le laissait en profiter jusqu'au lendemain midi sans faire d'histoire.

***

Il ne fallut guère de temps à Maeve pour se retrouver devant l'immense double battants cloutés qui s'ouvrit devant elle, comme devant toute personne qui était bienvenue ici, à Caer Cynfeirdd. Les autres, habitués à ses sorties nocturnes, n'avaient pas fait grand cas de son absence. Seul Geraint, vieux loup de mer à l'esprit toujours vif, avait glissé un regard par la meurtrière de la tour en entendant la grande porte s'ouvrir. Il l'attendait en silence dans le grand salon, feuilletant l'édition du Chicaneur de la veille sans trop espérer la duper. Sa fille. Elle avait tout de même la grâce de faire semblant d'y croire et d'embrasser son vieux père avec tendresse en lui faisant remarquer qu'il avait passé l'âge de jouer les oiseaux de nuit. Et pourtant, comme ils se ressemblaient l'un et l'autre... Elle était tout ce qu'il avait été plus jeune et un peu plus. Sa grande fierté.

« Tu es retournée chez l'aubergiste mh ? », s'enquit-il plus pour faire la conversation qu'autre chose. A sa confirmation silencieuse, il hocha la tête avec une moue marquée mais approbatrice. Il s'apprêtait à tourner les talons quand à nouveau le grincement de la grande porte attira leur attention.

Maeve et Geraint échangèrent un regard entendu. On n'attendait plus personne cette nuit à Caer Cynfeirdd et personne n'aurait su pénétrer la forteresse séculaire sans avoir les faveurs de sa maîtresse. Maeve fronça les sourcils, percevant l'appel rauque lancé à tord et à travers entre ses murs. Son nom. Cette voix elle la reconnaissait parfaitement et elle n'aimait guère l'urgence qu'elle charriait. Se portant au devant de leur visiteur nocturne, elle fit signe à son père. Elle en aurait probablement pour un petit moment mais elle ne ressortirait pas cette nuit.

C'était bien Luke, dans un état lamentable mais au moins, il avait encore assez de souffle pour rentrer au bercail. Maeve lui avait souvent fait comprendre qu'il avait ses quartiers à Caer Cynfeirdd s'il le souhaitait mais le bougre s'entêtait à traîner tout l'été dans les couloirs vides de Poudlard, soucieux sans doute, de ne pas tomber sous sa coupe. Elle pouvait le comprendre à certains égards.

Avisant les ravages caractéristiques qu'on lui avait portés, la maîtresse de maison fronça sévèrement les sourcils, une mauvaise ride du lion se creusant entre ses sourcils blonds. Elle exigeait une explication sans même avoir eu à ouvrir la bouche et il la lui donna spontanément, presque soulagé d'entendre encore le son de sa propre voix.

Et il se permettait d'exiger un whisky de son cru.

En lieu et place, elle le poussa rugueusement sur une marquise profonde près de l'âtre. Une autre silhouette apparut sans trop oser s'aventurer dans la lumière.

« Tu pourrais m'apporter ma trousse en cuir et tout le reste s'il te plait ? », demanda-t-elle sans même avoir montré qu'elle avait pris conscience de cette nouvelle présence.

La silhouette s'esquiva, juste quand Maeve ajoutait le whisky irlandais à sa commande. La blonde braqua finalement son regard sur celui de son beau frère. Un regard intense et draconien. Si elle avait pu le rôtir sur place rien qu'avec ses prunelles glacées - et il n'était pas dit qu'elle n'en soit pas capable - elle l'aurait fait. Quelque chose la retenait tout de même. Plutôt que de le crucifier tout de suite, elle déchira ce qu'il restait de sa chemise d'un coup franc et sec, se débarrassant avec un brin de magie du chiffon imbibé de sang au pied de la cheminée.

Les entailles étaient profondes bien sûr, très irrégulières comme elles tenaient plus de la déchirure que de la coupure nette.

La silhouette réapparut. C'était une petite bonne femme grise, les cheveux couverts d'un bonnet de nuit et le regard bon derrière de tout petits yeux ronds. Elle déposa ce que Maeve avait demandé près d'eux, sur le guéridon, avec une bassine de cuivre et quelques linges tièdes.

« Je peux rester si tu veux. »
« Non c'est bon maman. Tu en as assez fait merci. », évinça-t-elle, un peu sèche avant d'ajouter, « Tu es un amour. »

Maeve gratifia Aderyn d'un sourire vrai quoique pale. Elle était contrariée et quiconque la connaissait un tant soit peu savait qu'elle faisait tous les efforts du monde pour ne pas laisser libre cours à sa colère. Luke le premier, comme elle éviter soigneusement de croiser son regard, le tout premier échange de ce genre ayant probablement suffi à lui donner le ton. Faisant fi de ce qu'il avait bien pu faire du verre et de la bouteille laissés à porté de sa main, elle commença par passer le linge humide et tiède une première fois sur son torse pour se faire une idée mais il y avait beaucoup trop de sang... Ca ne semblait pas l'inquiéter plus que cela. Méthodique, elle savait parfaitement ce qu'elle avait à faire.

Elle semblait bien partie pour ne pas lui adresser du tout la parole, peut-être jusqu'au lendemain. Enfin, c'était mal connaître ces deux-là que de penser que les choses en resteraient là...

On entendait l'océan sourdre dans la roche sous la forteresse. Ce grondement, qui avait le don d'épouvanter les étrangers, était à ses oreilles comme un ronronnement familier. Le grand salon était une pièce magnifique et très simple à la fois. Son architecture portée par un plafond voûté d'une hauteur vertigineuse était presque sans fioriture. Seul le grand vitrail qui racontait les aventures de Deryn à l'infini, apportait un contraste superbe au gris dénudé de la pierre presque brute. A cette heure de la nuit, la lumière vacillante du feu de cheminée ajoutait une touche mi chaleureuse mi fantasmagorique à ce cadre pourtant douillet. Du moins c'était ainsi que l'avait toujours vu Maeve. Assise face à Luke, murée dans son silence, elle ne voyait plus la peau du bison de lune à leurs pieds cotonneuse et chatoyante, non plus que le détail des tapisseries brodées main qui couvraient les murs par endroit.

Voilà qu'il ruait dans les brancards. Il avait toujours eu horreur de ses silences et c'était presque drôle d'ailleurs. Ils étaient, à bien des égards, comme un vieux couple qui se connaissait trop bien pour ne pas se faire se genre de coup bas. A ceci près que ce qui les avait surtout liés au départ, c'était Eochaid. Lui en vouloir pour des petites visites. Tsss, tu ne comprends vraiment rien mon pauvre Luke, siffla la blonde intérieurement. Comme si cela avait pu être le motif de sa fureur.

« Elle a préféré rester à Poudlard. », grogna Maeve entre ses dents tout en tirant sa baguette d’aubépine. D'ailleurs, ce sujet-là ne ferait rien pour apaiser la conversation. Que sa fille préfère passer l'été à Poudlard plutôt qu'en sa présence était un revers qu'elle avait encore du mal à avaler. Elle s'étonnait tout de même que Freya n'ait pas juger bon d'en parler à son parrain et oncle. Celui-là même qui se transformait en moulin à paroles dès qu'elle, jugeait bon d'amener un peu de silence dans la conversation.

A sa décharge, elle avait opter pour un jeu de Roi du Silence. C'était sans doute beaucoup trop pour lui, sans compter qu'Eochaid ne l'avait pas loupé.

« Ma délicatesse ?! », lâcha-t-elle finalement, poussé à bout par son incessant babillage. Du même coup, elle tira peut-être un peu trop fort sur les bords de la plaie qu'elle était justement en train de rapprocher à l'aide d'un sortilège maintes et maintes fois éprouvé. « Tu n'aurais pas à souffrir de ma délicatesse si tu m'avais informée de ce que tu voulais faire vraiment. Et me dis pas que c'était pressé à la minute. Tu aurais pu si tu avais vraiment voulu. Mais à en juger par le retour de bâton, je parierai que tu as préféré t'abstenir, considérant qu'après tout, c'était ton frère et que tu n'avais pas de compte à me rendre. », jeta-t-elle froidement en poursuivant son ouvrage.

La messe était dite. Il ne s'agissait pas de ses petites visites comme il disait. Il s'agissait de la teneur de ses expériences. Oui c'était son frère avant d'être son mari à elle et le père de leur fille. Il le lui agitait bien assez souvent sous le nez pour qu'elle l'eût oublié.

« Uffern Luke ! Mais à quoi tu pensais ?! Tes petites expériences, ma responsabilité ! Qui crois tu qu'on aurait accusé si on t'avait retrouvé coupé en deux aux abords du floi demain matin ?! C'est bien le moment de t'inquiéter de ce que pense Freya tiens... et de toute façon tu crois que ça m'aurait fait plaisir ? Parfois je te jure je ne sais pas ce qui me retient de.... »

Elle eut un profond soupir. Bien sûr que ça ne lui faisait pas plaisir de le voir débarquer en plein milieu de la nuit dans un état pareil. Et à vrai dire, elle n'en avait rien à faire d'endosser les responsabilités. Elle était née pour ça ou presque. Mais elle tenait à ce petit con de Luke Korrigan, qui, de trois ans son aîné, n'avait pas la jugeote de prendre en considération une chose aussi simple et naturelle que le rapport de force en un ours d'une toise et demi ensorcelé et sa petite personne, 90kg grand max en armure.  #caer_cynfeirdd

« Mais quelle chochotte... », se moqua la chasseresse en entendant l'aiglon piailler de douleur dans son nid. « Tu te conduis comme un gosse Luke. », gourmanda-t-elle comme il se renfrognait, jetant son dévolu sur l'alcool plutôt que d'essayer d'entendre son point de vue à elle, si rugueux soit-il.

« De t'étriper ! », corrigea-t-elle comme il fuyait littéralement, faisant les cent pas aussi pour exorciser ce sentiment amer que lui avait laissé l'échec. Pendant un court instant, ils ne s'écoutaient même plus, parlant l'un contre l'autre, dans une cacophonie digne d'un combat de vipères, « Oh et arrête de te regarder le nombril s'il te plait. Tu crois vraiment que tu es le seul à manger échec sur échec dans cette histoire ? Tu crois qu'on s'y est pas tous cassé les dents, moi la première ? Qu'est-ce que tu crois que ça me fait à moi ? »

Elle finit par jeter littéralement l'éponge, c'est à dire le linge humide maculé du sang de Luke, à travers la pièce. Elle souffla lourdement, détournant le regard pendant que lui s'amusait avec les éclairages sans envisager une seconde les tapisseries aussi précieuses qu'antiques qui les entouraient. Encore une de ces disputes qui les prenaient aux tripes sans les mener nulle part. Eochaid avait toujours été celui qui les ramenait à l'équilibre. Mais Eochaid n'était plus là.

Finalement, il avisait de prendre la porte, emportant avec lui les lambeaux de son t-shirt ravagé. Bien sûr que sa belle-soeur n'était pas du genre à le laisser vider les lieux comme bon lui semblait. C'était elle la maîtresse des lieux. Et on ne faisait pas ce qu'on voulait en sa présence à Caer Cynfeirdd, surtout pas après lui avoir cherché des noises. Aussi prompte que lui, elle jeta un mauvais regard à la double porte qui claqua au nez de Luke Korrigan, puis d'un tour de baguette, elle le ramena sans ménagement dans le fauteuil comme une vulgaire poupée de chiffon.

Ils s'affrontèrent un moment du regard, ne cédant pas d'un pouce ni l'un ni l'autre puis elle reprit son ouvrage, presque en bonne épouse. La suture terminée, elle appliqua un onguent tout droit sorti des cuisines d'Aderyn. D'ordinaire, elle le réservait aux cas qu'on ne pouvait pas soigner sur le terrain, pour au moins soulager le blessé de sa souffrance, mais elle lui fit cette fleur en silence, appliquant l'onguent consciencieusement et, ô surprise, avec douceur. Cela faisait partie de la posologie de cette crème. Appliquer en massage circulaire jusqu'à absorption complète. Quand elle eut terminé, la sensation de tiraillement avait disparu. Maeve se surpris à laisser sa main s'attarder sur son oeuvre, le bout de ses doigts se superposant exactement aux longues éraillures sur le torse de Luke. Elle baissa les yeux, réservant le fond de ses sentiments pour elle. Les marques de griffes finiraient par disparaître s'il ne faisait pas n'importe quoi.

« Maintenant, tu peux partir Luke Korrigan. », fit-elle, ravalant du mieux le trouble qu'avait laissé cette caresse échangée entre elle et l'ours, par l'intermédiaire curieux de celui qui était encore son frère.

Enfin, il revenait à la raison. Un soudain revirement dans l'air, quelque chose de presque tangible, indiquait que l'orage était en train de retomber. Maeve soupira, glissant sa main sur son visage avant de la refermer sur son menton, signe qu'elle avait usé de toute sa patience.

« Je fais ce qu'il faut pour que tout le monde revienne entier. », répondit-elle, un brin de lassitude dans la voix, en réponse au compliment sur ses talents de guérisseuse. Elle ne valait pas Aderyn, loin de là, mais c'était amplement suffisant pour ne jamais laisser derrière elle quelqu'un qui était attendu à la maison. Un talent indispensable à la chasse. Simplement il fallait toujours que Luke se plaigne de son manque de douceur. Ce n'était pas pour rien que Geraint se plaisait à l'appeler affectueusement Mimi Geignarde. Pour tes beaux yeux..., avait raillé le patriarche, un jour que Luke s'était offusqué de ce surnom. Il fallait dire que Geraint n'était pas plus dans la douceur que sa fille. Le vieux loup était le plus rugueux de tous et avait une façon bien à lui de montrer son affection. Pourtant, il n'avait eu aucun mal à accepter que sa fille lui ramène deux hommes à la maison. Là encore, des mots qui avaient mis les petits Korrigans à l'aise dès le départ. Geraint avait lourdement regretté la perte de son fils, comme il l'appelait. Eochaid et sa fougue presque juvénile. Il manquait à tous.

« Je te laisserai expliquer à Geraint comment tu as décidé de te faire un t-shirt avec les housses cousues mains du trousseau de mariage d'Aderyn... », souligna Maeve, amusée par avance de la crise d'angoisse dont allait être victime son beau-frère.

En même temps, quand réaliserait-il que quasiment rien de ce qui se trouvait ici, à Caer Cynfeirdd, n'était objet de peu de valeur ? De la vaisselle d'or à l'argenterie des gobelets, en passant par le linge de maison, absolument tout avait son prix, qu'il fut sonnant et trébuchant ou simplement sentimental. Le plus souvent, c'était les deux à la fois. Si les Cynfeirdd faisaient partie des plus grandes fortunes des Îles Britanniques, cela ne venait pas seulement des trésors amassés au fil des siècles sous le château.

Elle tira un des fauteuils pour elle, s'asseyant finalement face à la cheminée qui crépitait encore, justement comme il arrivait à ce moment qu'elle aurait appelé le début de l'acceptation si elle avait été en séance. Il était vrai que l'amorce avait tout pour la ramener à ses vieux réflexes de psy. Elle savait bien ce que Luke était en train d'essayer de faire, pour trop bien le connaître.

« Un jour tu te rentreras dans le crâne que c'est à moi qu'on rend des comptes ici. », taquina-t-elle avec un fin sourire de renarde comme il lui suggérait de prévenir ses parents.

Cela faisait des années que Geraint avait passé la main et, même si au départ il y avait eu quelques ingérences, aujourd'hui plus personne ne se posait de questions. Sauf Luke. Il fallait bien qu'il se démarque un peu l'irlandais. Eochaid avait sa crinière rousse et sa cicatrice qui lui barrait la bouche et le menton. Luke avait... Luke.

Maeve n'en dit pas plus mais dans son silence, elle le remerciait. Les choses n'étaient pas toujours faciles entre Freya et elle et, maintenant qu'elle était à l'âge de prendre son envol, les prises de bec gagnaient en intensité. Cette décision de ne pas rentrer était clairement un avertissement que Maeve s'efforcerait d'ignorer, toujours convaincue qu'elle n'avait pas à se justifier devant qui que ce fût de la vie qu'elle avait choisi de continuer de vivre maintenant qu'Eochaid était parti. Pour autant, elle appréciait que Luke lui fasse cette faveur, lui qui pouvait montrer plus d'indulgence et de douceur qu'elle.

« Ta chambre est prête. Tu peux rester autant que tu veux. », elle l'était toujours, comme s'il avait été un résident permanent de la forteresse. Il y trouverait des draps repassés de frais, un plaid douillet pour parer au froid glacial des petites heures du matin. Tout ce dont il avait l'habitude en fait.

« Je doute que tu te réjouisses tant que ça de m'entendre parler de ce qui me fait du bien à moi. », blague à part, elle savait que lui aussi voyait d'un assez mauvais oeil les libertés qu'elle prenait avec le sacrement du mariage. En même temps, Maeve Cynfeirdd n'était pas le genre de femme à prendre le voile ni à pleurer jusqu'à la fin de ses jours. Si elle aimait toujours aussi sincèrement son mari, tout ours soit-il devenu, elle appréciait qu'on l'étreigne de temps en temps, qu'on la nourrisse de caresses et de baisers le plus souvent vides de sens mais parfaitement grisant. C'était une catharsis saine à ses yeux, quoi qu'en disent certains mêle-tout... « Mais tu as raison. Tu te fais du mal pour rien à refuser l'évidence. Je ne dis pas qu'il faut tout laisser tomber, mais il faut que tu avances. », elle ne poursuivit pas plus loin, soucieuse de ne pas pousser la chose à la psychanalyse, « Tu sais, la dernière année c'était très bizarre nous deux. On n'a jamais autant discuté. Je pense qu'on savait très bien que ce serait nos dernières discussions même si on ne l'a jamais franchement dit. Eochaid... on a beaucoup parlé de ce qu'il voulait, de ce qu'il ne voulait pas. Il voulait qu'on vive nos vies tu sais... »

C'était une conversation qu'elle n'avait jamais vraiment eu. Parler de ce matin-là. C'était trop douloureux. Toujours trop frais, même après quatre ans. Même après tous les amants que Freya pouvait lui reprocher (si elle en avait seulement soupçonné le quart).

« Quand j'ai compris qu'il ne rentrait pas avec moi - »

Sa voix s'étrangla dans sa gorge d'une drôle de façon. A ses lèvres pincées et sa façon de détourner le visage, deux doigts posés sur sa bouche comme pour s'empêcher d'aller plus loin, on pouvait deviner les larmes silencieuses qui rouleraient bientôt sur son visage.

Elle n'en était pas capable.

Toujours pas.

Même après quatre ans.

Elle opina du chef, visiblement sceptique. Maeve doutait que son père ne se prenne de goût pour la nouvelle mode qu'essayait de lancer Luke. Mais en revanche, elle ne doutait pas que le dénouement serait hilarant et aurait son lot de spectateurs si seulement cela pouvait attendre le lendemain.

Elle leva les yeux au ciel. Libre comme l'air ? La seule chose qui lui venait à l'esprit était ben voyons. En tant que chef de famille, elle donnait toujours cette impression d'imposer aux autres sa volonté, de ne faire que ce que bon lui chantait. Et c'était vrai : elle avait un caractère qui souffrait rarement qu'on la contredise. Mais au-delà de ça, ce que les autres ne voyaient pas c'était le poids écrasant des responsabilités, l'inquiétude, la vigilance constante. Ces choses pour lesquelles Eochaid avait toujours eu une oreille, un sourire ou une caresse. Un moyen d'alléger le poids sur ses épaules sans jamais remettre en question son autorité. Il était d'ailleurs le premier à lui dire qu'il adorait recevoir des ordres de sa femme. Chose qu'elle accueillait toujours avec un sourire canaille. Pensive, elle n'était plus vraiment là avec Luke pendant un petit instant. Quand elle revint à leur discussion, les meubles valsaient avec élégance autour d'eux. Maeve eut un petit rictus amusé, c'était sa manière à lui de leur éviter de se tirer vers le bas l'un l'autre.

« C'est simplement trop douloureux de repenser à ça. Et je ne veux pas pleurer. »

Sans doute une déformation de son éducation à la dure. Elle avait du mal avec les larmes, chose étonnante pour quelqu'un qui en tirait régulièrement à ses patients. Cela la mettait toujours mal à l'aise quelque effort qu'elle fît pour n'en rien montrer.

« C'est adorable Luke mais à moins que tu ne comptes me demander ma main prochainement je ne pense pas que ce soit une bonne idée d'endosser ce genre de responsabilités. », fit-elle avec une douceur sincère comme il assumait l'idée de veiller à leur prodiguer le meilleur à sa fille et elle, comme l'aurait naturellement fait son frère. Elle posa la main sur la sienne, cherchant à capter son regard, « Tu es déjà le meilleur parrain que je pouvais souhaiter pour ma fille et probablement aussi le meilleur ami que j'aurais jamais. Avec Freya, nous aurons beaucoup à faire et je sais que tu seras là. C'est déjà beaucoup plus que je ne pourrais demander à n'importe qui d'autre. »

Elle serra plus fermement sa main avant de la lâcher. Parfois il n'y avait pas besoin de mot. Au même titre qu'Eochaid, Luke faisait partie de sa famille, quand bien même ils ne portaient pas le même nom.

La perspective de ce qui se préparer pour Freya porta une ombre à ses yeux perçants. Là aussi, il y avait une culpabilité écrasante mais surtout l'inquiétude d'une mère, la méfiance. Ce sentiment de ne pouvoir faire confiance à personne. Pas même à sa propre famille. Mais elle s'avait qu'elle pouvait s'en remettre à Luke pour cela.

Il poursuivit, laissant la porte ouverte à une lueur d'espoir déjà mourante chez sa belle-soeur. Un instant elle se demanda s'il parlait du rire de Freya ou de celui d'Eochaid. Mais le rire de Freya n'était devenu chose rare qu'à ses oreilles de maman, ce qui rendait la chose peut-être plus blessante encore.

« Je ne sais pas Luke. Mais je ne peux pas me permettre de compter là-dessus. »

Franche et sans détour, comme toujours. Elle se leva finalement, prête à sonner l'extinction des feux.