How Nice It Feels

How Nice It Feels...

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22 juillet 2022

La douceur des nuits d'été invitait les londoniens à s'attarder dans les rues. Elle ne dérogeait pas à la règle. Un avantage à la vie de célibataire qu'elle menait, était qu'Iris Faux-Orpin était seule maîtresse de ce qu'elle faisait de son temps libre. N'étant ni mariée ni responsable d'un enfant qui aurait eu besoin d'elle à cette heure, elle avait pris l'habitude de se trouver une table en terrasse et d'y passer une partie de sa soirée. Parfois, elle se baignait de la présence de la manne qui allait et venait sur le Chemin de Traverse. D'autres fois elle ouvrait un livre et oubliait que le monde s'agitait autour d'elle. Plus rarement, elle invitait un ami ou sa petite  @Yeleen Sô dont elle était si fière. Ces soirs de Juillet, entre chien et loup, elle les savourait comme d'autres prenaient plaisir à retrouver des amis en ville pour aller faire la fête. Iris, elle, était d'une nature plus calme, plus observatrice.

Elle avait quitté l'IDEM un peu plus tard que l'heure où elle aurait dû terminer. Ça ne lui réussissait jamais de faire des heures supplémentaires en fin de journée, la moitié du bâtiment s'arrêtant à l'accueil pour lui faire un brin de conversation, mais c'était tout de même plaisant. Sauf peut-être quand, comme ce soir-là, elle tirait le gros lot et qu'Irvin Vorpe se fendait d'un arrêt à son bureau. Généralement, elle savait qu'elle en avait pour un quart d'heure vingt minutes à l'écouter se gargariser de ses derniers exploits ou lui vanter son dernier roman, qu'il lui offrait avec sa petite dédicace lourdingue évidemment. A force elle finirait par avoir la collection complète des Irvin Vorpe sans n'avoir jamais été plus loin que le tome 1 et cinq pages.

« Iris ! », elle poussa un sourire un peu pincé sur ses lèvres, se demandant ce qu'il avait en réserve cette fois-ci, « Mon rendez-vous de 20h a annulé à la dernière minute ! Donc tu sais ce qu'il te reste à faire ... »

Elle lui adressa un long regard incrédule.

« Pas vraiment non. Je ne suis toujours pas ta secrétaire Irvin... »
« Si tu veux mon avis, tu es beaucoup trop susceptible. », pointa-t-il. Il allait sans dire qu'elle ne voulait pas de son avis, « J'allais te proposer de prendre un café avec moi. »

Il sourit sans qu'elle sache vraiment s'il essayait de la charmer ou si c'était simplement sa nature profonde et spontanée d'être si enjôleur. Ce regard sceptique s'attarda encore un petit peu, le temps de trouver une issue de secours. L'allergie au café n'était pas crédible dans sa position.

« Oh...euh... c'est dommage, je sors justement avec un ami. Ce soir. »

Elle ne pensait pas lui faire avaler une telle couleuvre mais, assise seule à l'une des tables rondes de l'Intenso, un des cafés les plus prisés de la rue, ses lèvres prirent un ourlet goguenard et satisfait en quittant le rebord d'une large tasse de chocolat avec supplément de chantilly et topping féérique. La note de cannelle était juste ce qu'il fallait pour accrocher ce sourire plus durablement. Autour d'elle, les tables étaient plutôt occupées par des couples ou des petits groupes d'amis avoisinant la trentaine. Le genre jeunes cadres de la fonction magique publique, soucieux de ne pas s'enfermer tout de suite dans une vie d'adulte. Elle avait tout de même remarqué un homme seul à sa table. Arrivé un peu après elle, il avait attiré son attention sans qu'elle sache trop pourquoi mais elle n'avait pas poussé plus loin l'analyse. Peut-être simplement sa peau d'ébène. Elle était un peu trop parano dès qu'il s'agissait d'interagir avec de potentiels compatriotes.

Elle n'y aurait peut-être plus prêté attention si, en revenant du comptoir, elle n'avait avisé la silhouette fringante d'Irvin Vorpe, justement en charmante compagnie. Leur regard se croisa, lui intimant de donner un peu plus de corps à cette couleuvre qui était censée lui servir d'alibi. Elle était sur le point de rester figée au milieu du café, voyant qu'il se dirigeait vers elle après avoir posé un baiser presque amical sur la joue de son amie qui le quittait déjà. C'est alors que cela lui vint, presque comme une évidence. Il y avait un homme seul à cette table. On n'allait pas se mentir, niveau charisme il valait facilement un Irvin Vorpe sans ce petit côté exaspérant (probablement parce qu'elle ne le connaissait pas encore). Alors, elle s'assit, extrêmement gênée mais moins que si elle avait dû gérer le dragueur invétéré à qui elle avait menti quelques heures plus tôt, préférant son chocolat solitaire à n'importe quel café avec lui.

« J'espère que vous pourrez me pardonner mes manières un peu... », il lui fallut quelques secondes pour trouver le bon mot, « ... cavalière mais si vous vouliez bien me toléré à vo- »

Déjà on entendait ce Iris ! presque tonitruant qu'Irvin Vorpe avait l'habitude de lui réserver. Une expression qui aurait pu personnifier le désastre se peint sur le visage de la femme qui venait de s'asseoir à la table d'Ima Soninké.

Une très jolie femme au demeurant. Les cheveux courts, une touche de rouge mat sur les lèvres et un style un peu rétro très étudié...

« Voilà donc le petit veinard avec qui tu me fais des infidélités. »

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Dans sa vie, Nyéléni Sô avait eu affaire à des hommes et des choses bien pires qu'Irvin Vorpe qui, comme il lui arrivait de même de le faire remarquer, n'avait pas que des défauts. Mais s'il en avait bien un, c'était cette façon de se comporter avec les femmes, sous prétexte que sa trop haute opinion de lui-même lui interdisait d'imaginer qu'on puisse ne pas être intéressée. Dans d'autres circonstances, elle se serait débarrassée d'Irvin sans le moindre état d'âme. Mais Iris Faux-Orpin ne pouvait pas se permettre d'agir en Nyéléni Sô. Elle préférait donc éviter de se le mettre à dos ou pire encore, de le vexer et que cela revienne aux oreilles d'Imelda MacGregor. Lui faire perdre son meilleur sponsor et investisseur... il y avait tout à parier que la Directrice de l'IDEM le lui aurait fait amèrement regretter.

Fort heureusement, l'homme sur qui elle venait de tout miser était assez fin pour avoir compris la situation sans en avoir eu le script et il joua le jeu sans se faire prier. Le mieux dans tout cela, c'était qu'il le fit sans prendre le rôle du petit veinard qu'Irvin lui avait assigné d'office. Comme si on ne pouvait pas prendre un café avec un ami. Iris sourit, rassurée de ne s'être pas collée dans les pattes d'un autre dragueur. Elle suivit Irvin du regard tandis qu'il allait s'installer un peu plus loin. Iris pouvait difficilement croire que ce fût pour l'attendre. Il avait sans doute rendez-vous avec quelqu'un et le hasard avait fait qu'ils s'étaient retrouvés là tous les deux. Mais l'autre homme avait l'air de s'imaginer le contraire.

« J'en suis vraiment navrée. C'est plutôt vous qui êtes coincé avec moi. », ça n'était pas dans ses habitudes de s'inviter à la table de qui que ce soi, encore moins pour demander un service de ce genre. « Je vais trouver une solution pour filer à l'anglaise, ne vous inquiétez pas. » Loin d'elle l'idée de lui tenir la jambe indéfiniment.

C'était sans préméditation mais elle ne pouvait que reconnaître qu'elle avait jeté son dévolu sur une compagnie plutôt agréable. Pas sûr que celui-ci aurait délaissé son journal pour lui sauver la mise. Au contraire, l'homme qu'elle avait en face d'elle était tout à fait le genre qui aurait pu lui plaire. Il avait ce côté imperturbable. Des traits doux et solides qui laissaient imaginer une forme d'autorité naturel. Plus que plaisant à regarder que ce grand escogriffe aux cheveux filasses et aux yeux trop enfoncés dans leurs orbites qui siroter son thé du bout des lèvres à quelques tables d'eux. C'était presque drôle en y pensant... Elle, qui s'escrimait à éviter ses compatriotes, aurait mis sa main à couper qu'elle avait tapé dans le mille ce coup-ci. Peut-être un saracolé ou un kpelle du Fouta-Djalon. Des années d'éducation à l'Empire de Mawdo Sô ne lui laissaient que peu de doute. Nyéléni mourrait d'envie de lui poser la question, de lui parler du pays, mais elle ne pouvait pas se le permettre. Si son héritage maternel, songhaï et toukouleur, lui offrait la couverture parfaite, avec ses traits fins et son teint clair qui la faisaient passer pour créole à l'oeil non averti, ce genre de questions l'auraient immédiatement révélée.

Par chance, il ne lui posa aucune question qui aurait pu mener à ce genre de discussion, Irvin ayant déjà donné suffisamment d'eau à leur moulin. Iris s'était toujours étonnée de ce qu'il n'ait pas plus d'ennuis judiciaires que ça.

« Je crains fort qu'une plainte de ce type ne finisse en action de groupe. », répondit-elle sur le ton de l'humour, éludant du même coup la raison pour laquelle elle ne porterait jamais plainte contre qui que ce soit dans ce pays. « Pour être honnête, c'est moi qui suis responsable de cette situation. J'aurais dû lui dire non clairement mais je n'avais pas envie de le vexer alors je lui ai dit que je sortais avec un ami. »

Elle aurait peut-être dû inviter  @Nero MacGregor pour la peine. Elle appréciait toujours un moment en sa compagnie mais ce soir-là, elle avait jugé que profiter un peu de sa solitude ne lui ferait pas de mal. Pour le coup c'était raté à tout point de vue.

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Il avait ce phrasé minutieux et structuré des hommes de robe, du moins ceux qu'elle avait eu l'occasion de suivre, non sans une certaine ferveur, en ces rares occasions où sa mère et elle étaient admises dans le monde. Ses études à Uagadou lui avaient également offerts l'opportunité de prêter l'oreille à d'autres maîtres de l'art du discours aussi, Nyéléni n'était-elle pas insensible à ce petit plaidoyer autour d'un café. Elle écoutait les arguments sans vraiment prévoir d'y donner une réelle suite. Pour toute réponse, un rire effacé et charmant, presque une caresse qui rehaussait du même coup ses épaules et ses pommettes, et cet aveu d'une transparence déconcertante :

« Si je ne voulais pas le froisser c'est surtout que j'espérai terminer ma journée à l'heure pour une fois. », ça n'était qu'une petite remarque anodine mais pour qui savait écouter c'était en fait très drôle car entre les lignes, on pouvait déjà s'imaginer le beau parleur geindre des heures durant d'avoir été rabroué, « Je l'assume sans honte même si ça ne laisse pas grand chose à mon honneur. », admit-elle en confirmant au serveur qui venait s'enquérir d'elle, qu'elle reprendrait bien la même chose.

Un Oolong d'une qualité particulière, directement expédié de la Tour des Nuages. Si Nyéléni était plutôt café, à un mauvais café elle avait trouvé là le substitut de ses rêves. Il n'avait qu'un seul défaut, celui d'être la boisson la plus chère de la carte. Mais elle s'en accommodait bien. Après tout, ce n'était pas comme si elle avait tellement d'autres dépenses au quotidien que son loyer et son café.

A l'idée que sa voix ait pu servir celle d'autres femmes, Nyéléni dût se contenter d'un soupir en elle-même. Elle ne doutait pas que son ami à la rhétorique si naturelle avait raison mais sa situation de clandestine ne lui permettait pas d'être l'héroïne de qui que ce soit. Intérieurement, elle se dit qu'elle pouvait se réjouir des petites activités nocturnes qui les occupaient, elle et  @Nero MacGregor, quand ils tendaient la main à d'autres dans des situations au moins aussi peu enviables que la sienne au départ. Seul bémol à son réconfort : elle aurait préféré que cette activité si soit légale. Il lui prenait parfois d'y penser, tout en s'occupant des réfugiés. Ça n'aurait pas été bien compliqué. Mais c'était hors de portée pour quelqu'un qui, en premier lieu, flouait les autorités en permanence en se faisant passer pour quelqu'un qu'elle n'était pas. Il fallait bien une petite contrepartie désagréable au soulagement de pouvoir vivre une vraie vie.

« Oh mais ne vous excusez pas. Je sais ce que c'est que ne pas savoir décrocher... », fit-elle, plus charmée qu'autre chose, « Vous êtes dans le droit ? », demanda-t-elle, curieuse mais presque déjà certaine de la réponse. Certaines choses ne trompaient pas. Trempant ses lèvres dans son thé, elle goûtait tout en même temps l'ironie du sort qui l'avait jetée à la table d'un homme de droit. Fallait-il qu'un homme si charmant incarne tout ce qu'elle devait fuir. L'idée la fit sourire intérieurement et elle ne put s'empêcher de penser à la crise d'angoisse de son ami aux lourdes boucles brunes s'il l'avait surprise à ce petit jeu. Il serait probablement entré dans une colère noire.

Un silence passa là-dessus sans que la moindre gêne ne s'installe à leur table, du moins à ce qu'il semblait. Le regard perdu dans le loin, Nyéléni savourait sa tasse de thé, un peu ailleurs, dans ses pensées. Elle ne se rendit pas vraiment compte qu'il l'observait, elle qui pouvait être si facilement dérangée par un regard. Cela aurait pu durer s'il n'avait pas eu cette question, celle qu'elle redoutait par dessus toutes.

Elle força une expression incrédule sur son visage, soucieuse de ne pas montrer que quelque chose la dérangeait. Le dévisageant à son tour pendant quelques secondes, elle finit par répondre :

« Je crois que je m'en souviendrai... »

Puis elle laissa planer l'idée d'un sourire qui en disait long. Un sourire silencieux, qui présentait surtout l'avantage de ne pas exposer un timbre de voix teinté, d'une émotion, qui aurait pu paraître suspect.

« Vous êtes peut-être venu à l'IDEM récemment ? L'Institut de Découverte et d'Exploration Magique. », offrit-elle en guise d'appât pour le décourager de chercher une autre explication.

De son côté, elle ne pouvait plus s'empêcher de chercher dans son visage, ce détail qu'elle aurait reconnu, un quelque chose qui lui aurait donné raison de filer tout de suite. Mais non, rien dans ce visage ne lui était vraiment familier, si ce n'était qu'il lui inspirait une confiance injustifiée et beaucoup trop spontanée.

Le bon sens lui dictait de se lever tout de suite et de prendre la poudre d'escampette. Travailler au magenmagot n'était pas une tare en soi mais pour ce qui la concernait, il n'y avait pas pire interlocuteur que quelqu'un qui devait avoir développé une certaine expertise à déceler les mensonges et lire sur les visages comme dans un livre ouvert. Le bon sens lui soufflait aussi que s'enfuir littéralement de la conversation n'aurait fait qu'attirer l'attention sur elle alors qu'ils ne partageaient finalement qu'une conversation tout à fait agréable et innocente. Ça n'était qu'un malheureux petit café avec un inconnu. Quel mal pourrait bien découler d'un échange si bref ? Il lui suffirait de faire attention, préférant comme toujours éluder plutôt que mentir. Et puis, ça n'était pas la première fois qu'elle se retrouvait dans ce cas de figure. Il était vrai que pour s'en tenir au plan, le plus simple était encore de ne pas sociabiliser du tout mais cela lui aurait rendu la vie infernale. Alors, de temps en temps, elle se permettait une petite entorse prudente. Sans conséquence.

A l'IDEM, la plupart de ses collègues la considéraient comme une amie, quoi qu'en réalité, ils appréciaient surtout le personnage fictif qu'elle jouait au quotidien. Il fallait se consoler un peu en se disant que, si l'histoire d'Iris Faux-Orpin était totalement fausse, tout le reste était sincère à quelques rares points qui l'auraient immédiatement exposée.

Quoiqu'il en soi, elle préféra ne pas lui en demander plus sur son travail, le laissant poursuivre sur la vaste question de l'IDEM. Il y avait tant de choses à en dire.

« En vérité je suis rentrée à l'IDEM tout à fait par hasard. L'ancienne secrétaire prenait sa retraite et moi je cherchais du boulot. Un de mes amis m'a recommandée. », résuma-t-elle avec un sourire qui disait déjà qu'elle était la plus heureuse du monde là bas. Il semblait la rejoindre, soulignant également son intérêt pour les travaux de l'IDEM, « Je crois que j'aurais difficilement pu trouver plus enrichissant. Sans parler du fait que je n'ai pas le loisir de m'ennuyer. »

C'était le moins qu'on puisse dire. De ce qu'elle avait cru comprendre en arrivant à l'IDEM, le poste de secrétaire n'avait rien de bien stratégique au départ. C'était sans doute le café qui avait changé radicalement la fiche de poste. Quoiqu'il en soi, Imelda MacGregor savait qu'elle pouvait compter sur Iris pour presque tout. Et pour cause, il était plutôt rare d'embaucher une secrétaire diplômée en sciences politiques et aussi prévenante que Mlle Faux-Orpin. Ajoutez à cela sa propension à en faire toujours plus, et l'on comprenait aisément que l'IDEM se soit tant attaché à sa secrétaire.

« Moi aussi j'ai dû mal à décrocher parfois. Mais de temps en temps, je m'offre une petite pause en fin de journée, ça m'oblige à déconnecter un peu. »

Elle reprit une gorgée de thé, sans vraiment détaché son regard de son hôte surprise.

« Et vous ? A quoi passez vous votre temps quand vous n'êtes pas le bras droit de la justice magique ? »

Elle eut un sourire amusé. En vérité, il aurait très bien pu n'être que le gratte papier de la justice mais quelque chose lui disait que non.

Il se laissa un petit temps de réflexion avant de lui répondre. Chose assez étrange sans l'éclairage de la réponse qu'il lui fit.  Qu'elle ait pu passer son temps à travailler, c'était une autre histoire. Elle n'était pas censée se faire tellement d'amis ni se faire trop remarquer. Le travail était un juste milieu. Ce qu'il fallait pour ne pas attirer l'attention en ne sociabilisant pas du tout et dans le même temps il la tenait occupée autant qu'elle le souhaitait. Le petit microcosme qu'était l'IDEM était juste ce dont elle avait besoin pour remplir son quotidien et comme la solitude ne l'effrayait pas, elle s'agrémentait plutôt bien d'un livre ou d'un café solitaire.

Mais lui ? Quelle était sa raison ?

Elle avait toujours du mal à croire qu'un travail, si passionnant soit-il, puisse détourner des hommes et des femmes de leur famille, ou plutôt, elle avait toujours eu du mal à l'accepter. Peut-être parce que ça lui rappelait le père qu'elle n'avait eu que trois occasions de voir en une vie entière. Peut-être parce qu'il n'y avait rien au monde qui aurait pu la tenir loin d'une famille, si elle avait seulement pu en fonder une. Elle sentit son cœur se serrer mais ne posa pas d'avantage de questions. C'aurait été déplacé. Et aussi douloureux pour elle peut-être. Nyéléni savait parfaitement bien flairer ce genre de sujet.

« Quand quelqu'un vous fait un reproche, il vous révèle avant tout quelque chose sur lui. », fit-elle avec une certaine indulgence.

Elle ne le connaissait pas assez bien pour présumer de ce que ressentait réellement l'auteur des reproches en question mais elle ne voulait pas lui paraître désagréable non plus en ne répondant rien du tout ou quelque chose de bateau. Encore qu'elle ne maîtrisait pas comment il recevrait cette dernière remarque.

Presque sans surprise, il se préparait déjà à retourner à ses occupations légales, s'excusant par avance de commander à manger. Pour le coup, Nyéléni se demandait bien quel genre de nourriture il pouvait espérer commander ici mais il avait l'air de savoir ce qu'il faisait et sa demande ne surprit pas le serveur. Le mystère ne tarda pas à lui être révélé et, même s'il eut spontanément la politesse de lui proposer de partager son repas, elle ne put masquer un petit sourire presque moqueur :

« Oh sans façon merci. », refusa-t-elle avec une douce emphase qui ne laissait pas de place à l'équivoque. Elle qui adorait cuisiner et soignait son palais à chaque repas, il aurait fallu qu'elle soit vraiment désespérée pour jeter son dévolu sur des petits sandwichs dont il lui faisait un portrait si peu vendeur. « Je ne vais pas vous envahir plus longtemps, surtout si vous devez reprendre le travail. C'était déjà adorable de votre part d'avoir sacrifié votre moment de tranquillité. Ce fut un plaisir en tout cas. »

Elle se leva, accordant un dernier sourire sincèrement charmé en passant son sac à son épaule. A quelques pas de la table déjà, elle eut une hésitation, se pinça la lèvre en se demandant si c'était vraiment la chose à faire puis revint sur ses pas.

« C'est à deux pas du Ministère, si un jour vous vous lassez de la cuisine du café du coin. Essayez leur menu "en trois coups de cuiller". »

Elle plongea une dernière fois son regard pétillant dans le sien avant de partir, pour de bon cette fois. Sur la table, elle avait laissé une petite carte où un drôle d'oiseau virevoltait contre un fond bleu océan. Le Ti Paille en Queue. Il n'était certes pas la première personne à qui elle donnait cette carte. Allez donc savoir. Peut-être une part d'elle-même espérait l'y recroiser à l'occasion.