Un destin tracé
D'aussi loin que je me souvienne, les choses ont toujours été identiques. J'ai toujours vécu seule avec ma mère, Elaine. Nous n'avons jamais déménagé, malgré la vétusté de l'appartement, et elle n'a jamais rien fait d'autre que boire jusqu'à en oublier tout le reste. Elaine m'a toujours semblé vissée sur son canapé, avec à portée de main une bouteille d'alcool, un téléphone et la télécommande de la télé. Lorsqu'il lui arrivait de s'occuper des repas, elle se contentait de passer un coup de fil et de se faire livrer une pizza.
Quand j'étais plus jeune, je trouvais ça chouette, parfois. Pour être précise, quand j'étais toute petite, je m'ennuyais. Je n'avais personne avec qui jouer et d'ailleurs, je n'avais pas de jouets, ni personne pour me lire une histoire. Comme la plupart des enfants, j'avais peur du monstre tapi sous mon lit, mais à la différence des autres enfants, je n'ai jamais eu personne pour venir me rassurer. Lorsque j'ai commencé à aller à l'école, j'ai perçu la différence de traitement entre ma mère et les parents des autres, et j'ai été jalouse. Certains d'entre eux voyaient ça comme une chance et m'ont énuméré tout ce qu'ils n'avaient pas le droit de faire chez eux, et qui leur faisaient visiblement envie.
Eux étaient obligés de manger des légumes, et pas seulement à la cantine. Ils étaient surveillés sur les horaires et devaient aller se coucher quand leurs parents le leur disaient, n'avaient pas le droit de regarder tout et n'importe quoi à la télé, et pendant un temps, ils ont presque réussi à me convaincre que j'étais la chanceuse dans l'histoire. Effectivement, je faisais ce que je voulais, ma mère ne m'imposait jamais rien, hormis de garder une provision de bouteilles pleines à portée de sa main. Mais avoir de la pizza froide pour le petit-déjeuner et manger la même chose à chaque repas était écoeurant, en réalité. Je n'étais pas capable de me faire à manger, d'une part parce qu'Elaine ne me l'a jamais appris, d'autre part parce que le frigo était constamment vide.
Et quand le lundi matin, mes camarades revenaient avec plein d'histoires fabuleuses sur les activités familiales du week-end, je me suis vraiment demandée en quoi j'étais chanceuse.
J'ai choisi seule de continuer à aller à l'école. Oui je n'en avais pas vraiment envie, oui j'étais fatiguée et j'avais du mal à suivre, et oui, j'avais peur de traverser toute seule le terrain vague qui se trouvait sur le chemin entre la maison et l'école. Oui je galérais à faire mes devoirs, je ne les faisais pas toujours, d'ailleurs. A cet âge-là, je n'avais pas la rigueur ou la maturité nécessaire pour m'assumer seule, et j'étais loin d'être une flèche en classe. Mais je me forçais, au départ uniquement pour ne pas rester dans l'appartement sans jamais en sortir, comme ma mère. Après, j'ai découvert les livres. Je n'ai jamais réussi à lire vite, mais j'aime les mots, ils ont un pouvoir incroyable. J'ai commencé à aller à la bibliothèque chaque fois que je pouvais, et plus le temps passait, plus j'y passais du temps. J'ai aussi commencé à regarder la télé pendant que ma mère comatait dans le canapé, et j'ai découvert des émissions culinaires, ce qui m'a permis d'apprendre à faire cuire des choses simples. La première fois que j'ai réussi à me faire une omelette, je me suis sentie pousser des ailes. Après tant de temps passé à entendre que j'étais inutile et que je ne valais rien, je me suis rendue compte que j'étais capable de réussir quelque chose finalement. Au moins une omelette.
C'est vers l'âge de onze ans que mes nuits ont commencé à devenir agitées. Je faisais des rêves étranges et qui semblaient si réels. Et quelques jours après, je revivais mon rêve en pleine journée, parfaitement éveillée. Comme une impression de déjà-vu. J'ai par exemple rêvé du laitier qui, pour éviter un chat, a donné un coup de volant brusque et a fini dans l'étal de l'épicier avant que ça n'arrive vraiment deux ou trois jours plus tard. Au début, je n'ai pas vraiment prêté attention à ces événements, c'était des rêves idiots et des scènes qui pouvaient arriver, parfois. Des moments relativement anodins qui ne méritaient pas qu'on s'y attarde plus que ça.
Ce n'est que deux ans plus tard que mes rêves ont vraiment commencé à me troubler. J'y voyais une Elaine, plus jeune et moins ivre, je voyais une maison bien différente de notre minable petite appartement, et il y avait des gens sans visage, mais dont la présence m'a paru familière et rassurante.
L'entrée dans l'adolescence n'est jamais facile, surtout lorsqu'on est seule. J'ai été agressée, dans ce terrain vague que je redoutais depuis si longtemps. Un type s'est jeté sur moi avec un couteau, et si j'ai cru un bref instant qu'il voulait mon argent, j'ai vite compris ce qui l'intéressait en réalité. Je me suis débattue de toutes mes forces et hurlé aussi fort que je pouvais. Il était plus fort et j'ai senti la panique monter en moi. Lorsque j'ai hurlé pour qu'il me lâche, un grand coup de vent s'est fait ressentir et il s'est retrouvé sur les fesses, à une bonne dizaine de mètres de moi. On s'est regardés, choqués, et il a filé sans demander son reste. Je me suis dépêchée de rentrer et je suis restée enfermée dans ma chambre tout le week-end, malgré les appels d'Elaine qui avait besoin d'un réapprovisionnement en alcool.
Et quelques jours plus tard, un autre type bizarre m'a interpellé. Pour me parler d'une histoire sans queue ni tête à propos de sorcellerie, de pouvoirs et je ne sais quoi d'autre. Incapable de m'en débarrasser, j'ai fait semblant de l'écouter et il a fini par repartir, tout content de ses explications.
Plus j'avançais dans mes études et plus les choses devenaient compliquées. Elaine, toujours ivre en permanence, n'arrivait plus à se faire entretenir comme avant. L'alcool et l'âge avançant, son physique commençait à accuser le coup et elle n'avait plus autant de succès. Des hommes étaient toujours intéressés à l'idée d'une nuit ou deux, mais elle n'arrivait plus à en trouver un qui accepte de payer les factures pour elle. J'ai commencé à trouver un travail pour gagner un peu d'argent. Un vrai travail, pas un travail façon Elaine, malgré les propositions salaces de quelques mecs de passage. Avec l'argent gagné, la première chose que j'ai acheté pour moi était un verrou pour la porte de ma chambre. Mais entre devoir bosser et gérer Elaine, je manquais de temps et d'énergie pour accorder un temps suffisant à mes devoirs et mes résultats, déjà peu brillants, dégringolèrent en flèche. Je me suis sentie découragée, mais je savais que le plus important était de garder un toit au-dessus de nos têtes. Alors j'ai arrêté totalement d'aller à l'école et j'ai pris un autre job. Dans le même temps, j'ai remarqué quelque chose d'étrange dans le quartier. Des hiboux traînaient dans le coin même en pleine journée, et je suis prête à jurer qu'ils me regardent fixement. Et puis, des lettres étranges sont arrivées. Ecrites à l'ancienne, sur un parchemin avec une plume, je les retrouve toujours sur le paillasson de l'appartement, et toujours adressées à une certaine Grace Arrington. Lorsque j'ai tenté de questionner Elaine pour savoir si une fille de ce nom avait vécu ici, elle s'est mise dans une rage folle et sa réaction m'a dissuadée de reposer la question. L'adresse de l'expéditeur ne figurant pas sur l'enveloppe, je les empile dans un coin sans savoir quoi en faire. Et chaque jour, je m'épuise à faire la vaisselle à longueur de journée avant d'aller nettoyer des bureaux et de récurer des toilettes une partie de la nuit. Et quand je rentre, je m'occupe comme je peux d'Elaine et de l'appartement avant de m'écrouler pour quelques heures de sommeil, avant de recommencer, encore et encore, à l'identique.