FREAK LIKE ME

Caer Cynfeirdd pouvait, de l'extérieur, sembler être l'endroit le plus isolé de la terre. Perchée sur sa falaise face à l'océan, bordée au sud est par la forêt et les marais. C'était un paysage que Maeve aimait embrasser d'un seul regard, surplombant la vaste plaine qui séparait tout de même la forteresse où elle était née de la forêt d'Ysbryd. Elle aimait observer la cour où leur petit monde vaquait à diverse occupation. Drustan et ses chiens. Les poules toujours occupées à quelque chose, gratter la terre, chasser le chat... L'oie qui faisait son gras, juchée sur le tas de bois comme sur une paillasse royale. Quelque part le son d'une viole d'amour et de la cognée. Bron s'était levé tôt ce matin-là. C'était un de ces matins où le soleil s'était levé tout plein de sa gloire, faisant fuir le brouillard qui rampait en long lambeaux déchiquetés vers la forêt. L'océan rugissait joyeusement, comme une musique à laquelle ses yeux et ses oreilles s'étaient si bien habitués qu'il semblait que ce murmure venait de l'intérieur. Il fallait dire que la maîtresse des lieux avait toujours fait corps avec sa forteresse. Elle la connaissait et l'aimait de ses fondations à la flèche qui coiffait la tour la plus haute. Un carreau d'arbalète en vérité, enchanté dans un but que seuls les énormes blocs de pierre pouvaient se souvenir désormais.  

L'immense double porte de la forteresse s'ouvrit sur son passage ne laissant que peu d'option à Maeve. Le long lacet de pierre qui enjambait l'avancée que l'océan avait creusé dans la falaise à force de ressac rageux, était la seule sortie possible. Il vous jetait tout droit à la petite garde, de l'autre côté de l'avancée, du moins lorsque les cieux étaient cléments et que l'on n'avait pas trop le vertige. C'était le cas de Maeve qui ne comptait plus le nombre de fois où elle était allée et venue sur le pont de pierre. Ici, on n'entendait et on ne sentait plus rien d'autre que l'océan.

Passant la pièce principale et sans fioriture de la petite garde, Maeve Cynfeirdd ouvrit l'épaisse porte de bois qui ne souffrait aucune manière de sortilège. Elle n'eut pourtant aucune difficulté à écarter le battant, comme si celui-ci, ayant reconnu la poigne d'une Cynfeirdd, avait choisi de s'écarter pour céder le passage.

« Ellie, Adil ! Ca me fait vraiment plaisir. Bienvenue à Car Cynfeirdd. »

Elle les accueillit avec ce sourire franc qui avait toujours été le sien. Pourtant, rien dans son allure ne rappelait la psychomage dont le jeune homme avait toujours eu l'habitude. Bien loin de ces tailleurs griffés qu'elle affectionnait tant, elle portait ce jour là un fin plaid gris bleu et ocre, cousu main par sa mère, sur une tunique bleue très simple et de braies de couleur brune, simples et confortables, resserraient au-dessus de ses bottines. Quelques chevalières à ses doigts, le port altier et une couronne de blonds pâles tressés rappelaient que l'on avait bien affaire à la même Maeve Cynfeirdd...

Sans en avoir l'air, la psychomage observait la mine fermée de ce petit garçon qui était devenu un homme. Si Ellie lui avait souvent donné des nouvelles, Maeve n'avait plus revu Adil depuis des années. Quelque part, quand bien même le plaisir ne pouvait pas être partagé vues les circonstances, elle en était assez émue. De son côté, Ellie montrait plus d'enthousiasme. Maeve lui rendit un sourire chaleureux qu'elle tenta vainement d'empêcher de virer à la moue hilare en voyant de grand dadet se murer derrière la fermeture éclair de son jogging comme un gamin boudeur.

Elle leur aurait bien conseillé de ne pas regarder en bas mais c'aurait sans doute été la pire des choses à faire alors, à défaut, elle leur fit signe de la suivre. Sous leurs pas, les rugissements de l'océan couvraient presque un hennissement enthousiaste. Quiconque aurait eu l'idée de défier les hauteurs vertigineuses qui se précipitaient sous leur pied, aurait eu l'immense privilège de voir comme un cheval s'ébattre à la crête des vagues. Avec le temps, et quelque monstre qu'il fut à l'origine, Maeve avait réussi à nouer quelque chose de très fort, au-delà du filin d'argent, avec ce kelpie. Si bien qu'il n'était pas rare d'entendre la bête appeler sa maîtresse pour peu qu'il eut senti sa présence...

Arrivés de l'autre côté de l'étroit pont en arc brisé, c'est une autre porte, monumentale cette fois-ci qui s'ouvrit devant leur hôte. Contrairement à celle très rudimentaire de la Petite Garde, la porte de Caer Cynfeirdd était une oeuvre d'art en soi. Le double panneau en bois d'If massif était finement sculpté de personnages qui s'animaient au moment où l'on franchissait la porte. On pouvait y voir une espèce de monstre marin, un kraken peut-être, dérouler ses tentacules comme autant de verrous magiques. Dans le même temps, les minuscules personnages qui l'entouraient, semblaient le terrasser à l'aide d'armes diverses qui n'étaient pas toutes reconnaissables. Mais l'élan de bravoure était toujours fauchés, comme un avertissement, lorsque les portes se refermaient, c'était toujours le kraken qui triomphait. De l'autre côté, les panneaux de bois se rassemblait pour former le blason à la lyre cher aux Cynfeirdd dans un scintillement qui ne durait que quelques secondes avant de disparaître à la vue. Tel était le sceau qui contribuait à rendre cette forteresse imprenable.

Au-dessus de leur tête, le plafond courrait haut et voûté au-dessus du long couloir qui menait à une première pièce où Maeve les invita à se départir de leur affaires s'ils le souhaitaient. Elle les conduisit ensuite à une salle de taille moyenne proportionnellement à ce qu'une bâtisse pareille devait pouvoir abriter. Là encore, le plafond trônait à une certaine hauteur. L'architecture très brute donnait un certain caractère à la pièce mais elle était aussi finement décorée. Les énormes blocs de pierre nue étaient habillés de tapisseries longilignes, brodées et enchantées main. Les hautes fenêtres laissaient filtrer une lumière toujours accueillante et chaleureuse, à travers leurs vitraux eux aussi enchantés pour raconter l'histoire de Deryn, le fondateur de la lignée. On trouvait là encore quelques chauffeuses moelleuses et confortables, une cheminée en estive qui ne devait probablement être rallumée que pour le plaisir des yeux à la veillée où aux premiers froids de l'automne. Mais la pièce la plus surprenante de ce salon était encore l'énorme peau de bête bouclée, d'un blanc faiblement luminescent. Un connaisseur aurait reconnu sans peine la toison d'un bison de lune mais ici nulle plaque explicative. Les habitants des lieux auraient sans doute mille histoires à en dire...

Une petite vieille au visage fripé comme une pomme, se retourna en entendant la porte s'ouvrir. Elle portait un escoffion orné de voilette légère dont le bleu profond s'accordait parfaitement à celui de sa longue robe. Cet étonnant personnage avait de petits yeux perçants d'un bleu azur. Elle leur sourit mais ce fut Maeve qui fit les présentation, tandis que la petite vieille, délaissant son ouvrage, s'approchait à petits pas.

« Je vous présente ma mère Aderyn. Maman, voici Ellie et Adil Mesli. »

Le visage de la petite vieille s'ensoleilla immédiatement. Elle leur serra la main des deux siennes toutes chenues puis proposa de leur servir quelque chose à boire. Chose que Maeve accepta de leur part à tous.

« Je pourrais vous faire visiter si vous voulez. Encore que le moment ne soit pas trop bien choisi pour toi Ellie. Une visite complète pourrait bien t'épuiser avant terme. Mais il y a déjà largement de quoi vous divertir en te ménageant si ça vous intéresse. », releva-t-elle avec une malice finement dissimulée.

#Caer_Cynfeirdd

Les mains croisées sur ses genoux, Maeve suivit Adil du regard sans un mot. Il allait sans dire que si un des rejetons de son engeance s'était risqué à lui parler comme ça, elle se serait fait une joie de lui décoller la cervelle et de le mettre à récurer les écuries jusqu'à la fin du mois ( @Blodeuyn Cynfeirdd ). Question de principe. On ne plaisantait pas avec la discipline chez les Cynfeirdd. Mais dans le cas présent, elle ne se posait pas en matriarche mais en psychomage objective. C'était à Ellie que revenait d'essuyer l'affront, en tant que parent. Il lui fallait aussi ouvrir la soupape de sécurité car il était évident que ce petit manège n'avait que trop duré, comme le lui confirma son amie, encore à cran.

« Qui de mieux que nos enfants pour mettre à l'épreuve... », commenta la blonde d'un ton entendu.

Ce n'était pas faute d'avoir parfois le cruel sentiment d'avoir foiré en beauté l'éducation des trois filles qu'elle avait eu à éduquer. Le sentiment était d'autant plus amer quand il s'agissait de sa propre Freya, jeune adulte résolue à lui en remontrer en matière d'entêtement.

Le petit geste d'Ellie n'échappa pas à Aderyn qui revenait justement avec de quoi contenter n'importe quel palais. La vieille femme se ravisa pourtant quant à sa proposition initiale. Repoussant le petit présentoir à tisanes vers sa propre fille, elle tira un petit mortier - semble-t-il de sa manche - et trois petites sachets de soie d'un discret sabretache qu'elle portait sur sa robe. La vieille chaussa des lunettes, elles aussi sorties de nulle part. C'était qu'à son grand âge, elle préférait s'en remettre à ces verres plutôt qu'à ses prunelles fatiguées pour les travaux de précisions. Une pincée de poudre rouge, quatre de poudre brune, et trois gouttes de la petite fiole qu'elle tira du sachet noir, directement versée sur la gaze du nouet qu'elle referma d'un tour habile de sa baguette. Patiemment elle versa l'eau bouillante dans une tasse en gré où dansait déjà une cuillère d'argent.

« Voilà qui devrait vous aider. », fit la douce Aderyn en adressant la tasse à Ellie d'un geste  très précis.
« Je m'occupe d'Adil. Profite, je te laisse en compagnie d'une maïeuticienne chevronnée. »

Maeve adressa un sourire confiant et plein d'amour à sa mère avant de suivre les pas de notre jeune fugueur. Il ne fût pas bien difficile à trouver et si mal lui en avait pris de vouloir vraiment se cacher, elle n'aurait eu qu'à emprunter une corneille à la volière ou un des chiens de Drustan. L'effet n'aurait toutefois pas été le même.

Sans rien dire au début, elle rejeta son plaid sur son épaule et vint s'asseoir près de ce petit garçon boudeur qui se promenait dans un corps d'homme.

« Le moins qu'on puisse dire c'est que tu sais faire en sorte de faire durer les choses qui te sont désagréables... », petite pique volontairement placé pour le faire bondir. Elle ne dit rien de plus au départ, n'étant pas celle qui aurait dû parler, « Je ne peux pas prétendre savoir, mais je peux comprendre que ce n'est facile pour personne... »

Ellie l'avait informée en substance des dernières péripéties qui leur étaient tombées dessus, les journaux avaient vaguement dépeint le reste à leur manière bien à eux. On ne pouvait plus parler d'euphémisme mais que la presse galvaude à ce point l'histoire ne l'étonnait finalement qu'à moitié.

Du silence aux premiers mots, il n'y avait qu'un pas. Maeve le savait pour l'avoir vu se rompre tant de fois ce silence annonciateur de libération. Adil était un garçon intelligent. Il savait pertinemment pourquoi sa tante avait fait des pieds et des mains pour qu'il se retrouve là, même contre son gré, assis à côté de Maeve Cynfeirdd. La colère était chez lui quelque chose de particulièrement palpable qui, s'il n'y prenait garde, pouvait rapidement prendre le dessus. Adil avait cette capacité à faire corps avec ce qu'il appelait cette rage, à fusionner avec elle, au point de ne plus voir le monde qu'à travers ce prisme distordu. Il avait pourtant suffisamment grandi pour assumer cette ambigüité. La connaissance intime du mal et son attractivité. Cette force que ça lui faisait ressentir, comme un sentiment de toute puissance...

« Et tu en retirerais quoi ? », lui demanda-t-elle sans la moindre once de jugement.

Il savait comment cela fonctionnait depuis le temps. Ces petites accroches qu'elle lui offrait au fil de la conversation n'était finalement là que pour l'aider à faire sauter le verrou. A aller plus loin dans l'introspection, précisément là où il était le plus réticent à aller. C'était son rôle à elle de lui tendre la main pour passer les embâcles qui encombraient le chemin. Ni plus ni moins.

Il n'en était plus à laisser flamber cette colère sans se soucier des ravages qu'elle pourrait bien causer. C'était encore heureux. Adil avait mûri mais il concédait tout de même la culpabilité d'y avoir songé, de s'être laisser submerger à nouveau, à dessin, à plaisir, malgré lui. Tout cela à la fois. Et cette fois encore, le vecteur de ce sombre penchant, avait un nom. @Braxton Clearwater. Nul autre que son oncle par alliance certes, mais son oncle tout de même. Une personne qu'il serait amenée à recroiser tôt ou tard, du moins Maeve le supposait. La vengeance avait ce goût de facilité, drapée dans les oripeaux de la justice, même faite à soi-même. La vengeance était une amie insidieuse et toxique dont on ne se défaisait pas si facilement.

« Ça c'est un chemin dont on ne revient pas. Nous en avons souvent parlé Adil. Si tu prends le temps d'y réfléchir, est-ce que ça vaudrait la peine de renoncer à tout le reste pour ça ? »

Sa colère était palpable mais Maeve ne cilla pas un instant, ses yeux bleus intenses le perçant jusqu'à l'âme, toujours sans paraître porter le moindre jugement. Peser le pour et le contre avait toujours été un bon moyen de désamorcer avec Adil. Mais peut-être cette fois-ci cela ne suffirait pas. Le jeune homme avait désespérément besoin de cette stabilité qu'Amastan et Ellie s'étaient attachés à construire autour de lui. Voir tout cela soufflé par la faute d'un seul homme - du moins c'était son ressenti - était presque l'excuse trop facile pour remettre le feu aux poudres. Il était donc grand temps qu'il apprenne à construire lui-même ses attaches et ses points d'ancrage, pour mieux les multiplier.

Elle n'eut pas besoin d'en dire plus. Les vannes étaient ouvertes. Adil avait besoin de parler. Parler de tout cela. Des surcouches qui s'ajoutaient à toute cette merde dans laquelle il brûlait comme un démon assoiffé de justice.

Maeve sourit quand il se reprit pour ne pas sous-entendre qu'il avait pu embrasser une fille. S'il l'évoquait c'était que ça avait son importance. Tout comme cette façon de se reprendre. Son ancien chez lui. Asel. Son père. Trop arguments portés au même poids dont il faudrait parler à un moment ou un autre.

« Ça fait beaucoup trop de choses à garder pour soi. », fit-elle, transgressant les règles les plus basiques de la déontologie pour lui serrer fermement la main, « Tu as besoin de te rattacher à quelque chose qui te fait du bien Adil. Un projet. Plusieurs, ce serait même mieux. Quant à la colère, ce qu'il te faudrait c'est un exutoire inoffensif. »

L'exutoire inoffensif. Un terme qu'il connaissait bien dans sa bouche. La dernière fois ça avait été la boxe. Mais les choses n'étaient plus tout à fait les mêmes à présent. Il était adulte. Elle lui parlait de projets. Elle lui parlait de vivre sa vie entre les lignes, tout simplement. Le meilleur moyen de se rétablir et de retrouver des repères.

Maeve Cynfeirdd se leva. C'était une femme grande et solide, sans doute un pré-requis pour vivre dans un endroit pareil.

« Suis-moi, je voudrais te montrer quelque chose. »

La séance était loin d'être terminée mais il avait besoin d'un break et, puisqu'il n'était plus question de lui sortir les crayons de couleur... Elle le conduisit par une petite venelle humide qui serpentait puis s'enfonçait entre les murs de Caer Cynfeirdd en pente raide, tout droit vers le rivage. Là, entre les vieilles pierres rongées par le sel, le vent et les hurlements de l'océan s'engouffraient rageusement, rappelant aux hommes leur position insignifiante dans la nature. Cette petite descente dura un bon moment puis finalement, ils arrivèrent sur une étendue de sable blanc que léchaient des vagues presque turquoises par endroit. La plage était particulièrement esseulée, comme un morceau de terre vierge. Une langue de terre encerclée par le surplomb écrasant des falaises. De là, on ne pouvait pas voir ni rejoindre Pen Harbwr à pied. Cette langue de sable était visiblement le privilège des maîtres de la forteresse. C'était suffisant pour une très longue balade à pied ou à cheval. Encore aurait-il fallu réussir à en traîner un jusque-là.

A perte de vue vers l'horizon, le gris du ciel se fondait dans le noir de l'océan, l'orage couvant toujours dans le loin comme un reflet assez juste des états d'âme d'Adil.

Ce fut d'abord ténu, couvert par le ressac terrible des vagues puis, de façon très distinct, ils purent entendre ce hennissement si particulier. Celui du kelpie. Ses sabots presque immatériels martelaient la crête des vagues, tandis que la créature les rejoignait à l'allure de cent diables.

Maeve ne cilla pas. C'était un spectacle toujours enchanteur à ses yeux que d'être le témoin privilégier de cette fougue que seuls ont les animaux sauvages.

Le kelpie s'arrêta à quelques distances, l'oeil braqué sur eux. Contrairement à son cousin des marais, il n'arborait pas les couleurs verdâtres qui rappelaient le lent processus de putréfaction des algues et autres mycoses des eaux stagnantes. Celui-ci portait dans sa robe presque noire, la fougue de l'océan où il était né. Ses crins avaient en effet l'allure du varech qui s'échouait parfois sur les plages mais à y regarder de plus près, il aurait été impossible de dire de quoi était fait le kelpie. Certainement pas de chair. Pas seulement d'eau non plus. En témoignaient quelques coquillages soudés à ses sabots comme aux rochers qui tenaient lieu de brise-lame en beaucoup d'endroits sur la côte cymraeg. Mais ce qui était captivant surtout, c'était la beauté et l'intensité de son regard.

La galloise offrit le plat de sa main tendue au devant d'elle et la créature vint y nicher son front, presque en signe de révérence. Cela dura quelques secondes avant que le fauve s'arracha à cet étrange salut, donnant une violente cabrade avant de partir à l'amble autour d'eux. A sa tête vaguement chevaline, un fin licol d'argent le rappelait à sa liberté toute relative...

« La culpabilité... », répondit la psychomage avec un sourire doux et compréhensif, « On a tendance à penser qu'on ressent de la culpabilité parce qu'on est coupable de quelque chose. C'est en vérité rarement le cas. Si tu ressens de la culpabilité c'est avant tout parce que tu ressens de la compassion, de l'empathie, sans doute un amour profond pour Younès. Tu le regrettes et dans le même temps, tu sais que sans son sacrifice, tu aurais perdu un oncle qui est aussi une figure paternelle pour toi. Perdre un parent c'est quelque chose de naturel et pourtant ça reste inacceptable. »

Son regard quitta l'horizon gris pour se reposer sur le jeune homme. Ce qu'il traversait n'était pas simple, surtout avec ses antécédents. Elle espérait qu'entendre ces quelques mots pourrait le soulager.

« Rappelle-toi, Adil, que ce qu'à fait Younès, quelles qu'aient été ses obligations envers Amastan, était avant tout son choix. Ta culpabilité n'a rien à voir dans sa mort, elle est simplement la façon dont ton cerveau lui exprime ta gratitude et ton chagrin. Certainement pas le signe d'une faute quelconque. »

Elle savait que la dimension religieuse avait aussi sa place dans cette réflexion mais elle choisit de ne pas l'aborder. D'abord parce que ce n'était son rayon et surtout parce que ce n'était pas le fond du problème. En telle situation, n'importe qui aurait ressenti de la culpabilité.

La psychomage opta plutôt pour un changement de décor, profitant de ce qu'ils n'étaient pas dans son cabinet londonien à la décoration neutre et douce. La demande d'Adil, presque timide, lui confirma qu'elle avait fait le bon choix.

Maeve sourit. Elle lança un ordre doux dans son gallois natal, très différent des sonorités auxquelles les oreilles d'Adil avait pu être habituées auprès des Clearwater, et la créature, s'ébroua puis se rapprocha d'eux au petit trot. Maeve attrapa doucement le filin et d'un petit signe de tête invita le jeune homme à se rapprocher.

L'oeil du Kelpie, d'un bleu profond, scrutait l'inconnu. On peinait à y deviner un iris mais on pouvait y plonger aussi loin que dans les fonds ténébreux de l'océan. Pourtant nul doute que c'était bien le jeune homme que le kelpie observait si obstinément. En l'approchant, on pouvait s'apercevoir qu'en fait d'un poil très ras, son corps était complètement glabre mais sa peau, souple, au toucher froid et aqueux, offrait à la vue une diversité de nuances magnifique. En y regardant bien, on pouvait deviner la vie qui pulsait par ondes plus ou moins ténues, comme des ridules à la surface de l'eau.

« Méfie-toi de son calme apparent. Le kelpie est un séducteur, mais rien ne lui ferait plus plaisir que de t'entraîner par le fond. C'est aussi un grand joueur quand on le connait bien, mais mieux vaut ne pas baisser sa garde. »

Sur ces mots, la créature renâcla, lui donnant un petit coup de nez taquin. Maeve se laissa volontiers amadouer, flattant à nouveau le front de la bête, sous ses crins de varech verdâtre tirant sur le noir.