Vesperum invenit [ft. Neith]

La terre promise. Voilà le rêve qui animait chaque sorcier et non-magique tzigane. Voilà à quoi devait mener chacune de leurs actions. Même si parfois, le chemin devenait tortueux, il n’avait toujours qu’un seul et unique objectif. L’accomplissement de la prophétie. Pourtant, il semblait parfois difficile à Aram de retrouver les liens entre les missions confiées par le Congrès Magique Tzigane et la prédiction qui devait un jour réunir leur peuple tout entier. Remontant le col de son manteau pour se protéger de la fine bruine britannique il s’enfonça dans le Marché aux Trolls comme on entrait dans un lieu anciennement sacré mais aujourd’hui entaché des péchés du monde.

Les temps évoluaient et les tziganes avaient la double particularité d’être une communauté repliée sur elle-même, préservant l’essence profonde de ce qu’elle était des changements extérieurs; tout en montrant une curiosité et un attachement au monde et à ses transformations. Ces dernières faisaient partie de l’ordre naturel des choses. Même le roc le plus dur finissait par s’effriter avec le temps. Ils n’étaient dans ce bas monde que des oiseaux de passage; mais même la plume d’un volatile pouvait faire basculer une balance. Aussi, le peuple tzigane s’était organisé, œuvrant de manière discrète aux quatre coins du globe, dans l’ombre, profitant de leur statut de paria pour devenir invisible aux yeux des bonnes gens.

Le Romanez passait effectivement inaperçu de tous au sein du marché - bien qu’il sache parfaitement se rendre visible quand la situation l’exigeait. Tour à tour vendeur à la sauvette, resquilleur, saltimbanque; l’homme changeait de visage à loisir en fonction de l’objet de sa mission. Il savait tout autant se montrer jovial et avenant, capable de dynamiser une foule entière - ou menaçant et dangereux, qu’on fuyait comme la peste.

Mais aujourd’hui, les os glacés par la pluie qui trempait son manteau, le visage buriné et fatigué, il n’était que lui. Aram Romanez, l’âme rongée d’inquiétude pour son clan qui se retrouvait menacé de toute part. Les Romanez avaient de nombreux ennemis et tout le poussait à croire que le Congrès ne bougerait pas le petit doigt pour voir tomber une famille devenue trop dangereuse de part sa puissance et sa renomée. Le rom était ainsi venu dans ce lieu mal famé de son propre chef et dans une idée bien spécifique: trouver le moyen de protéger ses neveux Amy et  @Elijah Jordan d’une menace qui avait déjà commencé à détruire leur famille.

Au Marché aux Trolls, on pouvait tout trouver si l’on savait écouter son instinct. Aram faisait suffisamment confiance au destin pour savoir qu’il saurait où mener ses pieds. Pourtant, dans un premier temps, il choisit de prendre le chemin de la petite boutique dans laquelle il entreposait de manière permanente certains des items qu’il vendait, en échange de monnaie sonnante et trébuchante. Le commerce était tenu par une étrange créature qui devait avoir du sang de gobelin dans les veines vue la manière dont il tenait ses comptes. Le petit homme avait au moins le mérite de ne jamais poser de question sur la provenance de sa marchandise. En arrivant en vue de sa devanture qui portait un panneau de bois aux lettres peintes Vesperum invenit, Aram apperçu une femme, de dos, le regard plongé dans la vitrine. S’approchant lentement d’elle, le rom chercha à voir ce qui attirait ainsi son attention avant de murmurer à ses côtés.

- Ces larmes de lynx viennent de Roumanie. Elles sont de première qualité, je peux vous l’assurer…

Le temps qu’elle passe sur le Marché aux Trolls est de plus en plus limité. Malgré l’attrait certain de l’endroit pour la jeune femme, où elle a conclu nombre de marchés juteux, d’autres obligations la retiennent dorénavant ailleurs, son nouvel atelier à Pré-au-Lard demandant la majorité de son attention. Il est cependant quelques commandes qu’elle doit toujours honorer pour Madame Carmilla, justifiant sa présence de temps à autres. Quand évidemment, ce n’est pas Braxton qui a besoin d’elle. Ces incartades lui sont bénéfiques, en profitant pour refaire son stock parallèle, désormais situé sous la surface de sa boutique. Et une requête un peu spéciale de la femme d’un membre du Magenmagot requiert un duo de matières premières qu’elle ne compte pas à son inventaire. Ce n’est pas de gaité de cœur qu’elle prend donc le chemin de la plateforme de contrebande, surtout quand la pluie anglaise est au rendez-vous, battant les pavés alors qu’elle s’approche du pont. La chance lui sourit cependant en voyant le gardien du jour, un homme d’une petite quarantaine d’années qui est loin d’être insensible à son charme, et la laisse toujours passer sans rien dire pourvu qu’il ait droit à la caresse de ses lèvres sur sa joue. Le geste n’a rien d’alarmant, mais ne fait que renforcer la conviction profonde de Neith que les hommes n’ont décidément rien d’original ni d’intéressant à offrir. Tous les mêmes, pense-t-elle en rajustant le capuchon qui jette des ombres sur son visage. Le temps que cela la sert, cependant, elle n’en a cure. Pour l’heure, elle a d’autres chats à fouetter. Presque littéralement, l’un des achats qu’elle doit faire étant des larmes de lynx.

Il existe plusieurs échoppes dans lesquelles se fournir, et si la parfumeuse commence à avoir ses habitudes, elle ne manque jamais de soupeser les différentes options s’offrant à elle avant de faire son choix. Les gouttes dévalent le tissu de sa cape, visiblement de meilleure facture que la plupart des accoutrements dont se fagotent les habitués des lieux. Si elle déroge à sa règle de ne porter que de la haute couture quand elle est dans ces lieux, se résoudre à descendre aussi bas que porter de la seconde main est hors de question. La plus grosse boutique reçoit sa visite la première, et il semblerait que les prix flambent de plus en plus. Même si elle peut toujours demander davantage pour le produit fini en compensation, elle n’en reste pas moins une femme d’affaires avisée et sait quand tourner les talons avant même de négocier. C’est un autre endroit qui aura ses faveurs, et elle s’arrête devant la devanture de Vesperum invenit. L’ongle parfaitement manucuré de son index sort des pans de son vêtement pour suivre l’alignement de l’étagère en vitrine, jusqu’à ce qu’elle repère finalement ce qu’elle voulait. Ses yeux se plissent, le prix n’est pas affiché. Il lui faudrait donc entrer pour … Une voix la tire de ses considérations. Le souffle se glisse jusqu’à elle, comme un secret murmuré. Le léger picotement dans sa nuque lui rappelle nombre d’approches de ce genre, la chaleur de son interlocuteur difficile à ignorer, juste à ses côtés. Il se tient cependant à une distance plus respectable que nombre d’entreprenants qui n’hésitent pas à envahir l’espace vital. C’est ce qui le sauve d’un sort d’expulsion intempestif, sachant que dans ces lieux, il est préférable de prévenir que guérir. Neith se tourne vers l’origine de la voix, la lumière de la devanture ne jouant qu’avec le bas de son visage, le reste toujours dissimulé dans l’ombre de son capuchon. Les traits quelques peu tirés de son interlocuteur ne manquent pas de retenir brièvement son attention -ils ne se sont jamais rencontrés. La manière dont ils semblent coupés au couteau tout en restant objectivement harmonieux l’aurait marquée. « Voilà une affirmation bien aventureuse, après un simple coup d’œil au travers d’une vitre embuée. » Les lèvres esquissent un sourire : « Vous êtes soit bien informé, soit un affabulateur. » Et elle se demande lequel des deux, l’intérêt piqué s’il s’agit de la première proposition. La deuxième terminerait cette conversation extrêmement rapidement.

La femme qu’il avait accostée se retourna prudemment pour le dévisager. Voilà qui était une réaction censée dans ce marché peuplé de créatures toutes moins recommandables les unes que les autres. Aram se demanda brièvement la réaction qu’il allait provoquer chez la sorcière avec sa mine de fripouilles, sa barbe de trois jours, ses cernes sous les yeux. Pour adoucir son jugement, il barra son visage d’un franc sourire, faisant briller ses dents en or au fond de sa mâchoire. Son allure ne s’en trouvait certes pas moins rebutante mais il n’était pas dit qu’un Romanez perdrait ses manières devant une potentielle jeune cliente.

- Bien informé ou affabulateur ? O, draga mea… Mais je suis les deux, aussi souvent que je le peux !

A l’image de son accent roulant, son sourire s’agrandit alors que le rom reculait d’un pas pour jeter un nouveau regard sur les marchandises affichées dans la vitrine. La malice laissa cependant la place au sérieux dans son regard alors qu’il reprenait sa casquette de commerçant.

- Mais en l’occurrence, je suis bien placé pour le savoir… Je les ai moi-même traqué des Monts Făgăraș jusqu’à la rivière Dâmbovița, récoltant larme après larme au péril de ma vie - chaque rupere me coutant une goutte de mon propre sang…

Si un éclair sombre s’était emparé de ses pupilles d’ébène, il disparu bien vite alors qu’il retrouvait son air jovial.

- La plupart des marchandises que vous débusquerez ici sont de mon cru. Les denrées uniques les plus rares et précieuses de tout le marché ! Vous chercherez quelque chose en particulier ? Je peux peut-être vous aider…

Tout en parlant, il avait poussé la porte crasseuse de la petite bicoque qu’il maintenait ouverte pour la demoiselle. Son acolyte derrière le comptoir était certes un formidable garde-coffre, mais il offrait cependant de bien piètres conseils aux clients qui s’aventuraient dans son antre. Quand on entrait ici, mieux valait savoir ce que l’on recherchait, sous peine de se perdre corps et âme dans les chuchotis des masques ensorcelés de Bafoussam, des crânes de lutins du Connemara, des moulins chanteurs du Jokhang…

Mais pour l’heure, c’était l’or noir d’Izabal dont avait besoin Aram. Aussitôt entré dans la boutique, il frotta ses paumes l’unes contre l’autre, activant les bagues qu’il portait à chacun de ses doigts. Les sorciers tziganes n’utilisaient pas le bois des baguettes pour canaliser leur magie, mais plutôt des métaux précieux qu’ils portaient sur le corps en bijoux et amulettes. Rapidement, il pu poser la paume sur la vieille machine posée sur le comptoir à côté du métisse gobelin qui n’avait pas même levé son regard vers eux. L’espèce de grosse carafe se mit à souffler péniblement, éjectant à grand peine la fumée qu’elle produisait. Bientôt, le tzigane put verser dans une tasse un liquide sombre aux senteurs puissantes et corsées. Tournant un visage ravi vers la cliente, il lui désigna la tasse avec un sourire de bienheureux.

- Café ?

Le personnage est différent de nombre de ceux qu’elle fréquente dorénavant. Il la renvoie plutôt à plusieurs années auparavant, il y a une vie ou deux de cela, quand son quotidien était la rue. Et c’est exactement le genre qui tente de vous inspirer confiance et dont vous deviez vous méfier. Mais Neith n’est plus une enfant. Et surtout, aujourd’hui, c’est une dame, qui sait parfaitement se défendre et comment se protéger de tout danger potentiel. Et la réponse à sa question lui arrache un sourire. Les hommes sont réellement tous les mêmes. Ce qui l’arrange, étant donné qu’elle sait exactement comment s’y prendre, dans de pareilles circonstances. « This is not an answer. » Elle restera Neith, avec cet homme. Parce que la parfumeuse a nettement plus de charme que l’empoisonneuse qui sévit pourtant dans cette portion de Londres. Et c’est avec un intérêt poli qu’elle suit les rodomontades du personnage haut en couleurs, sachant exactement quand glisser ce léger rire si clair qui lui servait toujours aussi bien. « You seem to be quite the story teller indeed. I don’t believe for a second a lynx could get close enough to harm you. » Ou l’art d’exprimer judicieusement qu’elle n’est pas aussi impressionnée qu’il le voudrait, tout en glissant un compliment si énorme qu’il a tout d’une plaisanterie … tout en étant là. Ce sont des jeux auxquels elle est suffisamment rompue pour que cela devienne une seconde nature. Il est donc propriétaire, ou du moins gestionnaire de l’endroit. Et si son numéro de charme ne fonctionne absolument pas sur elle, il serait sans doute de bon ton de prétendre le contraire, ne serait-ce que pour stay on his good side. Qui sait quels autres éléments intéressants peuvent se cacher dans l’échoppe, et quels avantages elle pourrait en tirer. « You may be able to help indeed. »

Et de preference au sec, ce qu’il propose. Et elle se glisse à l’intérieur. « Merci, » avec un petit hochement de tête. Le capuchon n’est pour le moment pas rabattu. Ce sont ses gants qu’elle enlève lentement, semblant reprendre ses esprits à l’abri du déluge. En réalité, la demoiselle a déjà repéré qu’il y a une porte à l’arrière, et ce qui pourrait lui servir en cas de besoin. Certaines habitudes ont la vie dure. Le danger ne semble cependant pas imminent et c’est la marchandise qui a le droit à son attention. Cela ne l’a pas empêché de suivre les mouvements du coin de l’œil – et l’absence de baguette ne lui a pas échappée, information qu’elle note précieusement. Les arômes du café viennent titiller sa narine avant même qu’il ne lui propose. Cela n’a rien de la délicatesse de ceux qu’elle sirote habituellement, pourtant elle accepte la tasse quand elle lui est proposée. « This is very nice, thank you very much. » Ce n’est que lorsqu’elle se dirige vers lui que finalement, la capuche glisse, révélant son visage à la lumière un peu jaunâtre de l’éclairage ambiant. Ce n’est sans doute pas le plus flatteur auquel elle ait été exposée, mais nul doute que le résultat doit être le même. Le sourire qu’elle lui offre alors qu’elle se saisit du mug est parfait, réitérant son remerciement, avant qu’elle ne se remette en mouvement, se détournant volontairement de lui. Le troisième personnage a été oublié, c’est à deux qu’elle danse le mieux. Et elle inspecte le contenu des étagères, sans que l’intérêt ne soit feint, malgré son air faussement détaché. En réalité, il y a un monde de possibilités, dans ce qu’elle voit. « I see that you didn’t lie. There are pretty rare specimens in there. » Et elle a déjà repéré l’autre ingrédient qui lui manquait, des écailles de Kelpy, un peu plus loin. Elle n’est plus si pressée, au sec. Elle a besoin d’évaluer l’opportunité dans son ensemble. « And what happens if a client doesn’t find there what they absolutely need? » Parce que s’il est capable de prendre certaines commandes à la demande … alors cela pourrait devenir éminemment intéressant.

La jeune femme ne semblait nullement impressionnée par ses propos. Aram cru deviner un sourire sous son capuchon alors qu’elle doutait qu’un lynx ait pu ne serait-ce que l’effleurer… À moins qu’elle ne sous-entendait l’inverse, prétendant qu’Aram n’avait lui-même jamais approché l’une de ces créatures. Malgré ses doutes flagrants, elle avait choisi de le suivre à l’intérieur, le dévisageant de sous sa cape alors qu’il préparait le café.

Sans le montrer, Aram l’observait également et il comprit immédiatement que son premier réflexe avait été de vérifier les différentes issues du petit magasin. Pas si étrange pour une sorcière trouvée au beau milieu du Marché aux Trolls. La femme avait clairement dû traverser un certain nombre d’épreuves pour se tenir ainsi sur le qui-vive, et elle en devenait plus respectable à ses yeux. Cependant, quand elle souleva son capuchon en prenant la tasse qu’il lui tendait, le rom se raidit - soudain sur ses gardes.

Son visage, d’une beauté rare, avait quelque chose de totalement ensorcelant. Aram sentit son poul s’accélérer alors que ses yeux balayaient le grain parfait de sa peau, la courbure de ses cils, l’ébène sombre de sa chevelure brillante. Le Romanez sentait la parfaite maîtrise de son corps lui échapper pendant quelques secondes, ce qui le poussa à redoubler de vigilance. Il n’y avait rien de plus détestable que de perdre le contrôle. Le tzigane abhorrait ce sentiment et se débrouillait toujours pour garder l’avantage dans n’importe quelle situation. Ce fut la raison pour laquelle il s’éloigna de quelques pas, cherchant à se libérer de l’emprise de la belle.

La sorcière en fit de même, se détournant pour jeter un regard hautain sur les marchandises entreposées. Mais malgré sa mine détachée, son regard papillonnait, passant de la poudre de désert aux écailles de Kelpy qui trônaient un peu plus loin. Aram cru lire en elle un réel intérêt pour le spectacle qui s’offrait à elle mais il se contenta de rester en retrait, la laissant faire le premier pas. Lorsqu’elle posa sa question, le sorcier se permit cependant un sourire goguenard.

- Tout peut se trouver ma belle, si vous y mettez le prix… Aucune mission ne résiste à un sorcier rom !

Aram croisa les bras en levant le menton dans un geste fier comme il avait l’habitude de le faire lorsqu’il parlait de ses origines.

- Notre spécialité, c’est de ne poser aucune question, si vous n’en posez aucune non plus…

Son sourire en coin dévoila une dent en or qui renvoya l’éclat d’une des chandelles accrochées au mur.

- Vous avez quelque chose de précis en tête ?

Neith exsude l’aura de celles qui sont maîtresses des lieux simplement en y entrant. Une prestance qu’elle n’a acquise qu’avec l’éducation poussée des Hayder et qui la sert absolument partout. Et pourtant, quelque chose lui dit que c’est sans doute les choses qu’elle a apprises avant cela qui pourraient lui servir, avec son hôte. Son charme semble cependant être suffisant, pour l’heure. Il a de quoi apaiser certaines tensions, mettre en confiance. Car qui se douterait de la dangerosité de la sorcière, quand elle sourit si tranquillement, sur le point de prendre une gorgée du café. Le breuvage est en effet un des plus infects qu’elle ait bu ces dernières années – il n’est cependant pas possible de le lire sur son visage, qui ne change absolument pas d’expression. Il n’est pas question de vexer l’aventurier en insultant la tasse qu’il lui a si gentiment offerte. Une transaction. Encore une. Il ne s’agit que de cela, dans la vie. Et il semblerait qu’ils parlent tous les deux le même langage, dans ce domaine. « Rom. » L’information est répétée avec intérêt, n’hésitant pas à flatter plus que de raison l’ego de l’homme, semblant briller davantage à la simple mention de ce qu’il est. La moue se veut très légèrement impressionnée, alors qu’une autre gorgée est prélevée du mug et qu’elle continue sa lente inspection des allées, remontant vers l’homme. Son mouvement pour s’éloigner d’elle ne lui a pas échappé. Et c’est donc volontairement qu’elle réduit l’espace les séparant lentement, sans se presser. Dans quelques secondes, il pourra sans doute respirer les effluves de son parfum.

« La discrétion est toujours une qualité des plus appréciées. » Et même si c’est un discours assez courant pour la plupart des commerçants de l’endroit, il semblerait qu’il ne soit pas le genre à jouer double-jeu, et vendre des informations sur ses allées et venues au plus offrant. Ce n’est qu’une première impression. Mais Neith a appris très jeune à savoir à qui se fier – et pour quoi. Il ne faut jamais faire totalement confiance. Ce serait beaucoup trop dangereux. « Mais vous conviendrez qu’une parole seule, d’un inconnu, n’est jamais une garantie suffisante. » Le sourire qu’elle lui offre est d’une fausse innocence entendue. Ils ne sont inoffensifs ni l’un ni l’autre et ce serait une erreur de penser le contraire. Ses pas l’ont ramenée face à lui, suffisamment proche pour voir que les reflets perçus sont ceux venant de dents ayant été remplacées. Il semblerait qu’il y ait une part de vrai dans ses récits. « You seem to have what I need for today. » Sans qu’elle ne dise spécialement quoi pour l’instant. Il y a une affaire à conclure qu’elle peut tourner à son avantage. Il lui faut simplement un peu de temps pour le jauger. « But I am thinking long-term… is anything off-limits? » Après tout, certains ingrédients sont particulièrement difficiles à trouver, dépendant de la dangerosité de la créature à affronter, ou encore … des règles morales et éthiques à transgresser pour se les procurer. « Consider that money is not a problem. » Ce sera celui de ses clients, et de la facture qu’ils recevront pour ses services spéciaux. Une chose dont le sorcier n’a, lui, pas à se soucier. S’il peut décrocher la Lune pour elle, en toute confidentialité, contre des Gallions et un sourire.

La sorcière laissait son visage miroiter au gré des flammes des chandelles suspendues de la petite boutique et elle l’écoutait avec un certain soin, laissant flotter un sourire vague sur ses lèvres parfaitement dessinées. Pour prouver son attention, la femme pris soin de répéter le mot qui avait le plus d’importance dans tout son petit discours, le seul qui comptait vraiment : Rom. Ce terme permettait à lui seul de le décrire entièrement : son histoire, ses modes d’action, son entourage, ses motivations… Quiconque connaissant suffisamment leur communauté savait qu’ils étaient un peuple bien plus organisé que ce qu’ils pouvaient laisser supposer, régis par un Congrès qui - depuis la Roumanie - dirigeait ce monde de la nuit. On ne pouvait pas acheter un sorcier rom, on se contentait de louer temporairement ses talents, si la mission qu’on avait à lui confier correspondait à ses intérêts du moment. Les roms étaient des indésirables, qui savaient passer inaperçus, se fondre dans la masse, leur présence dérangeant et repoussant les yeux curieux. Et surtout, peu nombreux étaient ceux qui osaient s’en prendre directement à l’un d’entre eux, sous peine de voir leur descendance maudite, et leurs morts servis en guise de repas.

Mais la sorcière qu’il avait en face de lui ne semblait pas curieuse, et elle louait la discrétion comme une qualité des plus appréciables. Mais tout en parlant, elle s’approchait de lui, réduisant l’écart qu’il tentait de maintenir entre eux. Soudain mal à l’aise, le rom chercha à reculer de nouveau, mais fut vite coincé par les étagères qui encombraient la boutique. Le visage de la femme était un enchantement à lui tout seul, mais plus que tout, c’était son parfum qui le déstabilisait jusqu’à l’enivrer. Soudain parvenue devant lui, il bloqua sa respiration pour se protéger alors qu’elle continuait à lui parler, sa voix chantante endormissant malgré lui sa vigilance. Alors, bercé par son regard de charbon, Aram respira les effluves qui l’envahissait peu à peu et soudain ce fut un terrible croassement qui retentit au loin.


Aram leva les yeux, sur la nuit étoilée au-dessus de lui. La lune éclairait suffisamment le ciel pour y voir comme en plein jour. Mais une ombre passa devant, les plongeant momentanément dans le noir le plus total. Un grand corbeau noir planait – annonciateur de mort et de désastre – ses ailes géante semblant recouvrir le ciel tout entier. Malgré lui, Aram senti un frisson lui parcourir l’échine alors qu’il baissait les yeux. Devant lui s’élevait – majestueux – un vaste château posé prêt d’un lac sombre. Ses milliers de petites fenêtres étaient éclairées de lanternes magiques, protégeant l’antre du savoir le mieux gardé de Grande-Bretagne. Car il s’agissait là de Poudlard, l’université de magie anglaise. L’arménien n’y avait jamais mis les pieds mais il reconnaissait pourtant ses tourelles découpées dans le ciel, formant une ombre connue dans le monde magique entier. Un pont reliait le château à la vaste plaine qui s’étendait devant lui, et ce dernier semblait pris d’assaut par de lentes silhouettes aux gestes saccadés. En déglutissant, Aram tourna le regard, s’apercevant alors qu’il était entouré de cadavres ramenés à la vie. Leurs teints cireux collaient à leurs os, leurs membres formaient d’improbables angles, leur chair en décomposition était offerte à la vue de tous. Et pourtant, ils marchaient – lentement mais de manière déterminée – leurs orbites à moitié vides tournées vers leur objectif. Une silhouette en particulier effleura Aram qui sursauta en se tournant vers elle. Il s ‘agissait d’une femme dont les traits - encore reconnaissables – ne lui étaient pas inconnus. Mia Callaghan. Une victime du groupe communément appelé WITAN qui avait fait la une des journaux pendant de nombreux jours. Le Romanez l’observa silencieusement avant de s’apercevoir dans une grimace horrifiée qu’elle semblait le voir également. Alors, elle déposa ses doigts glacés et squelettiques sur sa peau et il cria en tentant de se dégager.


Soudain, le rom fut de retour dans sa petite boutique, sous le regard interloqué de la sorcière au parfum entêtant. Il lui rendit un air tout aussi étonné avant de froncer les sourcils, se passant une main sur le visage pour chercher immédiatement à analyser ce qu’il venait de vivre. Une vision. Il venait d’avoir sa toute première vision – sans doute déclenchée par un élément présent dans le parfum de la sorcière. Le pouvoir de prémonition était connu du peuple rom, bien que très rarement partagé. Une seule personne dans l’entourage direct d’Aram possédait ce talent, et c’était la Chovihani et sorcière en cheffe de son Endaja : Mihaela Romanez. Mais n’ayant lui-même pas développé ce don dans sa jeunesse, Aram pensait en être dénué, comme tous les autres jeunes de son clan. Il savait cependant comment y faire face, se débrouillant depuis son plus jeune âge à apprivoiser tous les modes de lectures des signes offerts par la destinée.

- Nothing is off-limits, murmura-t-il en se dégageant de l’emprise de la sorcière pour se rapprocher du comptoir de la boutique sur lequel il s’appuya un peu lourdement. Mais bruja, je ne veux pas d’or. Je veux seulement une information : qu’est-ce qu’il y a dans ton parfum ?

De sa main gauche, aussi agile que la droite, il avait sorti de sa poche son paquet de cartes de tarot. Avec l’aisance que donne l’habitude, et leur jetant un simple coup d’œil discret. Il enchaîna trois signes distincts pour former un seul et unique message à destination de  @Lucy Clearwater :

Les morts marchent sur Poudlard.

La plupart des hommes mettent un point d’honneur à prétendre qu’ils ne sont pas complètement sous l’emprise du charme de Neith. Aram en semble pourtant incapable. Ce serait sans doute une indication pour cesser de jouer sur ce pendant, surtout voyant qu’il tente de lui échapper. Mais le frémissement que procure la sensation de pouvoir est tout simplement irrésistible. Et la demoiselle est curieuse, de voir jusqu’où le phénomène peut être poussé. Si elle envisage en cet instant de donner de sa personne ? Disons que l’option n’est pas totalement écartée. Il semblerait sans doute qu’elle n’ait pas besoin d’avoir recours à ce moyen qui ne l’enchante jamais. Un simple regard et sa proximité semblent déjà suffisantes pour qu’elle puisse obtenir au moins des ristournes, si ce n’est pas tout ce qu’elle veut. Il semble cependant ne plus l’entendre et c’est un problème quand on essaye de négocier un accord. Jusqu’à ce que finalement, son regard ne soit plus sur elle. Ce n’est pas que son attention a été attirée ailleurs, non. Ses yeux sont simplement fixés entre ici et ailleurs, à moins que ce ne soit nulle part. Les sourcils de la jeune femme se froncent légèrement et la main ne tenant pas la tasse passe devant le visage du Rom, tentant de voir s’il réagit. Mais rien. Le phénomène dure moins d’une minute, pendant laquelle l’Egyptienne le considère en silence. Il ne faut pas être devin pour se douter de ce qui est en train de se passer, considérant le monde dans lequel ils évoluent et la parenté qu’il lui a révélée. Si elle n’est pas entièrement versée dans cette généalogie, il est des rumeurs qui accompagnent beaucoup de lignées. Et finalement, il est de retour.

Et il s’éloigne, immédiatement. Cette fois, elle ne cherche pas à le suivre, lui laissant quelques secondes pour se reprendre avant de se retourner. La surprise sur son visage peut indiquer de nombreuses choses. Cela peut être en rapport avec ce qu’il a vu. Ou avec le phénomène en lui-même. Etait-ce une première ? La curiosité est piquée au vif mais il n’y a pas grand-chose qui en transparait, sur ses traits alors qu’elle pivote après un temps d’attente limité. Il ne semble cependant pas en avoir entièrement profité, semblant toujours remué. Nothing is off-limits est une excellente chose à savoir, surtout quand ses clients se montrent de plus en plus demandeurs, avec de nombreuses propriétés qui dépassent les simples herbes ou les provisions classiques d’apothicaire. Et son prix la surprend, éclat qui passe dans son regard pour être remplacé par un sourire satisfait. Ce n’est pas ce qu’elle est venue chercher, mais il semblerait que les étoiles se soient alignées, d’une manière ou d’une autre. « A perfumer never reaveals their secrets. » Sa profession est sur la table, la rendant plus facile à tracer, s’il le désire. Ce n’est cependant pas important. Parce qu’elle a quelque chose qu’il désire, dont il a besoin ? Alors la trahir ne serait pas dans ses intérêts. Malheureusement pour lui, l’événement lui a fait perdre ses moyens – et l’avantage. Parce qu’elle se sait maintenant indéniablement en position de force. « What I could do though is exchange you bottles of this elixir in exchange of what I need. » Il est évident qu’elle ne parle que de petits flacons, pour être certaine de garder ce lien et cette connexion. Si elle en distille suffisamment autour de lui pour qu’il soit satisfait, alors elle pourra sans doute en tirer d’incroyables bénéfices. « The preview you got today would certainly be worth a few of those tears and Kelpy scales? » Les essences qu’elle produit étant des éditions limitées, elle n’a nulle besoin d’un stock consequent : « A sample should suffice. » Pour sceller cet accord. Et le début d’une collaboration inattendue.

Le regard de la sorcière était fixé sur lui et Aram s’aperçut que la compréhension se faisait lentement dans son esprit. Elle avait saisi - du moins dans une certaine mesure - ce qui venait de se passer, ce qui déplut fortement au Romanez. N’étant lui-même pas au fait du périmètre de ce nouveau don qu’il découvrait, chaque détail qui avait été percé à jour par une inconnue était une potentielle mise en danger pour lui.  La femme s’en rendait aussi bien compte que lui, ainsi que le prouvait son petit air réjoui. Elle avait à présent l’ascendant sur lui et attrapait avec une facilité déconcertante les rennes de cette discussion. Aram se redressa en se crispant alors qu’elle lui répondait, sans plus s’approcher de lui – ce qui était grandement appréciable : il n’était pas prêt à revivre une telle expérience de sitôt.

Une parfumeuse.

Voilà qui était à la fois une excellente et une terrible nouvelle. L’intérêt de cette révélation reposait sur le fait qu’il parviendrait rapidement à découvrir son identité car les bons parfumeurs pouvaient se compter sur les doigts d’une main, et peu d’entre eux se risquaient à arpenter eux-mêmes les rues mal famées du Marché aux Trolls. Cependant, et ainsi que le lui révélait la professionnelle, Aram parviendrait difficilement à mettre la main sur le délicat composé qui lui avait permis d’entrer en transe. Ce pouvoir qu’elle maintenait sur lui était immense, mais il fronça les sourcils, tentant discrètement de calmer son inquiétude. Si elle lui fournissait un flacon, il pourrait l’apporter à Mihaela Romanez pour l’analyser. Peut-être parviendraient ils au bout de longs mois d’analyse à en extraire les différents ingrédients.

Mais pour l’heure, elle gardait un indéniable avantage sur lui et n’hésitait pas à en profiter éhontément, lui demandant non seulement les écailles de Kelpy qui avaient tant attiré son attention, mais également les larmes de lynx dont il avait vendu le mérite quelques instants auparavant. C’était une véritable folie. Ces items pouvaient se vendre une fortune étant donné leur qualité et leur rareté. Si Aram fit de son mieux pour conserver une certaine contenance, le rom sentit le petit gobelin métisse émettre un grognement désapprobateur derrière sa caisse.

- O să mă ocup de asta, prietene*, lui murmura-t-il en roumain – leur langue des affaires destinée à n’être comprise que d’eux.

Un sourire roublard s’afficha de nouveau sur son visage buriné alors qu’il se dirigeait vers les ingrédients de son choix, les enveloppant d’une main de maître dans un petit sachet de papier qu’il avait pris sur le comptoir.

- Mais ma jolie, je vous les aurais offerts dans tous les cas pour avoir le plaisir de compter une illustre parfumeuse parmi notre clientèle ! Quand vous vous serez rendu compte de leur qualité, vous ne pourrez plus vous passer de notre marchandise…

C’était en partie faux évidemment. S’ils avaient l’habitude de s’assurer de la fidélité de leurs clients par de subtiles gestes commerciaux, ces derniers n’étaient jamais de cette importance. Il ne s’agissait que d’une tentative pour l’arménien de garder encore un peu de contrôle sur la situation, tout en lui indiquant qu'il ne mettrait pas longtemps avant de retracer sa piste dans le cas où elle venait à disparaitre.

Lui ayant tendu le paquet, il y glissa une espèce de carte de tarot sortie tout droit de sa manche.

- Aram Romanez, du Vesperium Invenit ! Tâchez de ne pas oublier ce nom !



* Laisse-moi gérer ça, mon ami.