Hierba Mala (1) — ft. Saúl Ochoa

L'Auror à ses côtés eut un mouvement de recul, que Siobhán analysa comme une sorte de sursaut inhérent à la mention d'@Eynaelle Sanderson. Son regard d'un vert profond à cause de la nuit qui les entourait se fit plus intense encore alors qu'un sourire se dessinait sur les lèvres de Saúl. Ces mêmes lèvres qu'elle avait déjà tendrement survolées. Il avait suffit de les croiser à nouveau dans le sillage de ses yeux pour que son attention ne se mette subitement à divaguer. Elle baissa ses pupilles sur cette main qui continuait à la toucher et qu'il utilisait pour poser des mots sur ce qui ne pouvait être dit.

Siobhán sentait que sous ses airs assurés, quelque chose chez Saúl le tourmentait. Un lourd passé, elle l'avait compris, qui resurgissait par à-coups et qui donnait envie à la demie-vélane à ses côtés de lui faire oublier toute l'obscurité qui dormait en lui.

Mais mieux valait remobiliser immédiatement son esprit.

Elle attendait désormais un son, une explication, un mot. Même une simple onomatopée qui aurait pu l'aider à comprendre sa réaction.

Mais le vélane avait sans aucun doute décidé de garder ses réflexions pour lui et pour plus tard, puisque rien ne vint. Alors, elle s'était forcée à enterrer la curiosité qui l'avait envahie pour continuer son récit et sonder celui qui disait vouloir la protéger.

Ses propres craintes suffisaient à la tenir éloignée de tous ceux qui pourraient un jour la blesser. Et elle avait la conviction que Saúl ne serait pas de ceux-là. Sans trop savoir pourquoi elle pensait ça. Peut-être parce que ses questions laissaient le champ libre à ses propres opinions ? Peut-être parce que pas une seule fois elle ne s'était sentie en danger à ses côtés ? Au final, peu importaient les raisons. Parfois, Siobhán aimait aussi se laisser guider par sa seule intuition.

Et, alors qu'il l'avait interrogée sur @Eynaelle Sanderson, elle se rendait compte que son instinct ne fonctionnait pas de la même façon sur tout le monde. Cette boussole qui l'accompagnait à chaque nouvelle rencontre s'avérait plus difficile à faire fonctionner avec la Poufsouffle qui venait de faire irruption dans sa vie avec fracas.

« J'espère pouvoir lui faire confiance. Elle m'a dit que les Sandersons aidaient les vélanes en Irlande depuis des siècles. Ça a l'air de coller avec ce que tu sais. Pourquoi est-ce qu'ils sont louches ? Tu sais autre chose ? »

Son cœur lui disait de faire confiance à cette cousine qu'elle venait de se découvrir, mais une partie d'elle, toujours réticente à laisser entrer qui que ce soit dans sa vie, se bornait à lui répéter indéfiniment de se méfier de ceux qui l'approchaient d'un peu trop près.

Sans compter sur cette petite voix qui lui susurrait de se laisser aller à la découverte de sa véritable identité.

Cette idée anima ses pieds. Impulsivement, l'Irlandaise s'émancipa de la présence rassurante de la rambarde pour s'enfoncer encore davantage dans l'obscurité et faire le tour de la structure astrale qui trônait au centre de la grande pièce ouverte.

« Elle est ma porte d'entrée sur le monde que ma mère n'a jamais pu me présenter », renchérit-elle avant d'ajouter, avec une pointe de timidité alors qu'une certaine distance les éloignait désormais : « Tout comme toi. Tu sais, j'aimerais tellement rencontrer d'autres vélanes, comprendre tout ce que j'ai loupé. J'aimerais tellement voir de mes propres yeux. Je suis certaine que ça m'aiderait à maîtriser, à faire cohabiter ces deux parties de moi, sorcière et vélane, comme tu l'as fait avant moi. Tu crois que tu pourras me montrer, un jour ? Des lieux qu'ils côtoient, des gens comme nous. Je veux tout voir. »

Elle était revenue tout près de lui, tournant le dos au vide et au paysage obscur, plongé dans la nuit.

Leurs mains se frôlaient.

Il était difficile de résister au phénomène d'attraction qui émanait naturellement de Saúl.

« J'aimerais être aussi optimiste que toi. Mais tu as sans doute raison... », chuchota-t-elle simplement en repensant à ses paroles, la mine un peu plus sombre.

Elle avait toujours vu la politique de ce gouvernement comme une menace, glissant au-dessus d'eux comme un nuage noir qui s'épaississait à mesure que les minutes passaient.

Mais après tout, que savait-elle vraiment de tout ça ?

Plus elle passait de temps auprès de Saúl, plus elle appréciait passer du temps avec lui. C’était une sorte de cercle vicieux dans lequel elle s’était immiscée, se laissant insidieusement tenter par toute l’assurance qu’il dégageait. Assurément, ce charme, ce charisme et cette prestance aussi, l’attiraient indéniablement vers lui, plus que sa propre volonté ne l’y aurait incitée d’elle-même. Siobhán ne savait pas encore tout à fait mettre de mots sur leur relation mais ne cherchait pas non plus à en poser, préférant plutôt se laisser guider en confiance par cet homme qui comprenait ses doutes mieux que personne. Mieux que sa propre famille, à en croire les récentes réactions de son père.

Saúl était de ceux qui se fiaient à leur instinct avant d’écouter la voix de la bien-pensance. Un point commun qu’il partageait avec Siobhán qui s’en voulait presque d’avoir émis un doute sur Eynaelle alors que cette dernière avait fait preuve de franchise quand elle aurait pu garder le secret sur leurs baguettes jumelles. Et puis, l’Auror avait raison : que dirait-elle si tout le monde se permettait de juger son amour pour les animaux et créatures magiques sous prétexte que sa famille se faisait un plaisir de les chasser ? Il n’y avait rien pour l’horripiler davantage que ceux qui tiraient des conclusions avant même de prendre le temps de se faire leur propre avis. Ces gens qui se contentaient d’écouter des bruits de couloir pour se forger une opinion étaient, pour elle, d’une grande faiblesse d’esprit.

« C’est vrai. Ma famille du côté de mon père chasse les animaux et créatures magiques depuis que le nom Korrigan est porté, et j’apprends que l’autre partie de ma famille chasse les vélanes. J’aurais tort de croire que c’est notre famille qui nous définit, n’est-ce pas ? J’ai souvent pensé que j’étais née au mauvais endroit. Mais c’est comme ça. On ne peut pas refaire le film de notre vie. Même s’il y a toujours des choses qu’on aimerait changer. Tu ne crois pas ? »

Cette discussion et sa présence l’apaisait et Siobhán ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle avait fait le bon choix en lui écrivant. Toutes ces vérités qui lui semblaient insurmontables au premier abord devenaient peu à peu de simples collines que le temps lui permettrait de gravir. Elle avait aussi l’intime conviction que Saúl serait là pour la porter si cela devenait, un jour, trop dur, à en croire cette main qu’il tenait sans réussir à la lâcher trop longtemps lorsqu’il était à ses côtés. Cette simple pensée suffisait à faire naitre un petit sourire en coin sur son visage, qui s’élargit en entendant l’Auror la confirmer.

Aussitôt, elle tourna son regard vers le sien.

« Je ne risque rien. Je ne serai pas toute seule, hm ? », répondit-elle d’une voix calme et posée, comme pour lui demander confirmation, signifiant dans le même temps qu’elle était prête à le suivre si cela voulait dire qu’elle pourrait s’apprendre et se comprendre à ses côtés.

Il avait embrassé son front et, comme à chaque fois que des morceaux de leurs corps entraient en contact, Siobhán avait senti tous ses sens s’activer brutalement. Son parfum l’avait envahie, la poussant à fermer ses yeux pour profiter de toutes ses effluves alors qu’il avait probablement dû sentir la chaleur de son souffle dans son cou. Quand elle rouvrit ses paupières, ce fut pour se perdre dans ses yeux sombres qui la toisaient maintenant avec sérieux. Et pour cause : sa demande l’était tout autant.

Rencontrer son père ? Était-ce réellement une option ? La colère qu’elle éprouvait envers lui saurait-elle s’effacer s’il acceptait de rencontrer celui qui la guiderait dans sa quête d’identité ?

Siobhán n’avait pas de secrets à garder, assumant pleinement les choix qu’elle faisait.

« Il faut que tu saches que les relations avec mon père sont… un peu tendues en ce moment, depuis que j’ai appris qu’il nous avait caché la vérité. Il affirme que c’est ma mère qui lui a fait promettre de ne rien nous dire mais je ne peux pas m’empêcher qu’il nous a privés d’une partie de nous, probablement la plus importante de toute », confia la jeune vélane.

Elle sentait son visage se tendre sous les effets de la colère, qui la saisissait vivement dès que ce sujet revenait faire un tour dans son esprit.

« Il m’a donné des souvenirs que je dois encore montrer à mon frère », précisa-t-elle, les yeux dans le vague. « Je vais forcément devoir en discuter avec mon père ensuite… j’en profiterai pour lui parler de toi. Et à mon frère aussi, d’ailleurs. Il faut juste que je te précise qu’ils sont tous les deux très… protecteurs ? Je préfère que tu saches à quoi t’attendre. »

Sa voix fit une pause, avant de reprendre, amusée.

« Il est toujours temps de revenir en arrière et faire comme si tu n'avais rien dit, si tu veux… Je ne t'en voudrai pas », ajouta-t-elle dans un petit rire.

Guettant la moindre réaction de Saúl, Siobhán fut surprise de constater qu'il ne prenait aucun parti sur la drôle de famille qu'était la sienne. En tout cas, il se gardait bien de le faire savoir à haute voix.

Elle ne doutait pas un seul instant que l'Auror avait pourtant son avis sur la question. Une partie d'elle ne pouvait s'empêcher de penser qu'il le gardait pour lui, avec l'intime volonté de la protéger. Mais, surtout, il savait faire la part des choses.

Après tout, il venait lui-même de rappeler combien il était primordial de ne pas juger un livre à sa couverture. Siobhán était une personnification parfaite de cet adage. Saúl avait sans doute compris qu'elle n'était pas une chasseuse dans l'âme, comme les siens avaient pu l'être des centaines d'années avant elle. Il savait que chacun était libre de faire ses propres choix, en dépit des autres. Et puis, la vert-et-argent, elle, prenait de toute façon beaucoup trop de plaisir à se positionner là où on ne l'attendrait pas.

Mais cette vérité allait bien au-delà des coutumes familiales plus que centenaires de ses ancêtres, dont elle essayait aujourd'hui tant bien que mal de se défaire. Car sous ses airs parfois fiers et hautains, se cachait un trésor de fragilité qu'elle cherchait à tout prix à protéger. Se montrer, c'était donner à n'importe qui la possibilité de la blesser. Hors, elle avait toujours soigneusement choisi celles et ceux qu'elle laissait entrer dans sa vie.

Ce nouvel échange tout en haut de la tour d'Astronomie montrait bien que Saúl y avait trouvé sa place, lui aussi. Et qu'il avait même commencé à s'installer, alors que Siobhán s'était résolue à encore davantage se confier à lui. Sans même hésiter. C'était à lui qu'elle avait pensé en sortant de cette entrevue avec Eynaelle. C'était à lui que sa plume s'était empressée d'écrire, pour lui partager la teneur de ses doutes et la portée de ses interrogations. Elle avait eu l'intime conviction, au sortir de cette pièce, que sa façon de voir la vie et la justesse de ses paroles sauraient l'orienter vers de belles opportunités à saisir. Et elle avait eu raison.

« Je n'avais aucun doute là-dessus », lui affirma-t-elle avec un sourire en tournant la tête vers lui, tout à fait consciente qu'il ne nourrissait aucune mauvaise intention à son égard.

Le petit sourire qui s'était dessiné sur son visage ne lui échappa pas, alors qu'elle le reconnaissait pour l'avoir déjà croisé, lors de leur première rencontre.

À en croire le rythme de son cœur qui s'accélérait, c'était même précisément celui qui l'avait fait dérailler.

Saúl savait l'aider à s'orienter, mais il savait aussi très bien s'y prendre pour la désorienter.

« Ce n'est pas de toi que j'ai peur, mais plutôt d'eux. Ils ne sont pas tendres, surtout avec les hommes que je côtoie. Spécialement mon frère. Enfin, heureusement pour lui, et pour eux d'ailleurs, je n'en côtoie pas beaucoup. »

Voilà qu'elle recommençait à perdre la tête et à dire n'importe quoi. La seule vue de ce petit sourire en coin avait suffit à ruiner tous ses efforts pour garder ses idées claires alors qu'elle s'obstinait désormais à regarder droit devant elle pour ne pas trahir ce qu'elle ressentait.

Surtout quand il lui laissait entendre qu'il était à sa disposition.

Le tout, en serrant sa main.

Heureusement qu'ils étaient à l'air libre et que le vent froid balayait son parfum, sans quoi l'esprit de la jeune vélane aurait probablement déjà déraillé.

C'était sans compter, bien sûr, sur la question qu'il lui avait posé et qui en appelait immédiatement une autre alors que ses propres idées n'étaient plus tout à fait claires.

De quoi ils parlaient, déjà, avant... tout ça ?

« Quand est-ce que je veux faire quoi ? »

Siobhán tentait de garder la face mais il était difficile de ne pas se laisser assaillir par les pensées qui la traversaient. Elle évitait à tout prix de le regarder, alors qu'elle savait très bien qu'il ne manquait pas un seul morceau de ce qui était en train de se passer.

Et puis, soudain, la lumière revint.

« Oh, euh, pour les présentations, tu veux dire. » Elle se mordit l'intérieur de la joue, peu habituée à perdre aussi facilement le contrôle de ses pensées. « Je vais leur parler de toi et voir comment ils réagissent, déjà. Et quand ce sera le bon moment, je t'écrirai. C'est promis. »

Ses yeux se perdirent dans les milliers d'étoiles qui les surplombaient, évitant toujours soigneusement de le regarder après le spectacle ridicule qu'elle venait de livrer.