Closer to the edge

Closer to the edge

20 mai 2023, 22h15, Londres magique

Le temps était maussade.
Le ciel, si bleu la semaine passée, s’offrait désormais une parure grisâtre et la pluie nettoyait les rues de Londres comme on pousse du bout du pieds ses problèmes, plus loin dans la caniveau. Et des problèmes, James Grey commençait à en avoir un petit paquet qui n’en finissait plus de s’empiler dans un coin de sa tête et cela avait fini par lui peser assez fort pour se retrouver un soir de semaine dans ce vieux boui-boui, à observer sur l’écran de télévision magique les images du dernier match de Quidditch.

Il n’y avait quasiment pas de bruit dans le bar, seulement le chuchotement des plus discrets et les rires gras de ceux qui n’en avaient plus rien à foutre, ni du temps merdique, ni du vent ou de la défaite de l’Irlande.

James avait le regard fixé sur son verre. Il n’y avait pas touché depuis qu’il était entré, et d’aussi loin qu’il s’en souvenait, l’alcool n’avait jamais été un de ses vices. Il n’avait pas besoin de ses bras pour faire des erreurs. Pas besoin de sa douceur pour accompagner ses cauchemars. Encore moins aujourd’hui.

Il se revoyait lancer à la volée « moi je peux, j’ai le temps » à Trevor Bones, qui l’avait regardé en retour. On avait réussi à trouver un des deux bracelets mais il fallait une expertise supérieure pour pouvoir déchiffrer les écritures et découvrir également la signature magique. Lui-même n’en était pas capable. Une fois qu’ils auraient la personne, il leur serait aisé de remonter le filon jusqu’à la source.

Mais pour faire ça, il fallait se rendre à l’IDEM et prendre le risque de croiser Ana Souvorov (@Sheraz Mahal), qui à la façon d’une Anna Karénine, était l’objet de ses passions et de ses souffrances silencieuses.

Il se revoyait se porter volontaire, non pas pour passer quelques heures de plus derrière des papiers insolubles et futiles, mais pour la voir. Pour espérer la croiser dans les couloirs. Car le jeune Grey n’était pas assez idiot pour ne pas savoir de quoi il en retournait exactement, pour se mentir et se dire que ça n’avait rien à voir avec elle.

Ç’avait tout à voir avec elle, et maintenant, il fallait se préparer à la revoir, après tout ce qu’ils s’étaient jetés l’un l’autre.

Peut-être qu’elle serait depuis fiancée.
Peut-être qu’elle serait depuis amoureuse d’un autre.

L’idée l’avait traversée, mais comme il était fatigué, James Grey ne fit qu’à peine une grimace qu’il noya aussitôt dans son verre, relevant les yeux sur le match comme tout autour de lui on se levait pour applaudir la branlée monumentale que prenait l’Irlande.

Grey ne pouvait pas vraiment s’en réjouir ; tout cela lui paraissait vain, et la vacuité lui échappait comme la médiocrité ou encore la paresse.

Il reposa son verre sur le comptoir avant d’entendre le verre d’à côté se poser également. Ses yeux glissèrent sur le visage à sa droite ; il ne vit que les deux yeux qui le fixaient en retour, sans bien comprendre pourquoi.
D’un ton caustique, le serpent claqua sa langue sur son palais :

« Je peux vous aider ? »

Le regard de James détailla un court instant le visage de la jeune femme qui n’arrêtait pas de parler. Cela lui laissa le temps de passer en revu les détails insignifiants qui en apprenaient pourtant plus sur elle qu’une discussion autour d’un Cuba Libre : il ne fallait pas être devin pour se dire qu’elle était assez jeune pour être toujours en étude, quand à l’accent, elle n’était pas d’ici. Outre son ronflante sur Cuba et sa pseudo liberté - dont très clairement l’anglais se fichait comme de la dernière coupe de cheveux de l’agent Hulder, et dieu sait que Barry Hulder faisait une fixette sur ce qu’il lui restait désormais de cheveux - rien de tout ça ne lui provoqua un sourire ou une émotion. Ce n’était pas contre elle, mais elle avait cette diction et cette façon de débiter qui la rendait inintéressante. Du moins c’est ce que James se disait, jusqu’à se convaincre. En réalité, la jeune femme était plutôt agréable à l’oeil, et n’importe qui aurait été flatté par une approche aussi originale et n’importe quel anglais du coin se serait illuminé.

N’importe qui, sauf lui.

Il but une gorgée de son verre, peu intéressé jusqu’à entendre son prénom et son nom de famille. Un instant, le Grey s’arrêta, puis glissa lentement ses iris bleus-verts sur elle. Il n’était pas n’importe qui, mais elle non plus. C’était une grosse coïncidence de se retrouver dans un bar à ce point miteux, un samedi soir, sous la pluie.
Les coïncidences ça existait, mais le langue-de-plomb commençait à croire que rien n’arrivait par hasard. Et rencontrer la fille d’un cartel au moment où il cherchait à obtenir un coeur de serpent-cornu était comme... chanceux ?

« Rapide quand les vents moyens sont de moins de 10km/h dans son pays, ça ne fait pas de lui un bon attrapeur partout. Murphy serait capable de choper un vif d’or même après avoir bu une dizaine de cuba libre. Je dirais même qu’il les attraperait mieux avec que sans, tout en se plaignant du rhum. »

Il lui tendit la main, pour la saluer :

« James Grey », un sourire amusé fila sur ses lèvres, « je ne pensais pas voir une Montero dans ce coin de l’Angleterre. Il n’y a rien ici qui a de la valeur ; même leur meilleur alcool est à moins de deux gallions la bouteille. »

Le patron allait dire quelque chose mais ne put que se mordre la langue, puisque c’était vrai.

Du reste, les Grey et les Montero n’étaient pas particulièrement proches, mais les Grey s’étaient illustrés lors de la dernière guerre des sorciers et il y avait eu, chez les mangemorts, nombre de sorciers ayant fait appel à des cartels étrangers pour obtenir des ingrédients ou plus simplement de la main d’oeuvre. Il se souvenait aussi d’un mangemort qui avait eu quelques affaires avec les Almadovar et cela ne s’était pas très bien fini, sans qu’il n’arrive à se souvenir de son nom...

« Je suis au regret de vous dire qu’on attends pas la fin de la pluie en Angleterre, car ça n’en finit pas. Nous, les anglais, le premier sort que nous apprenons, c’est un sortilège de séchage rapide. »

Il approcha de nouveau son verre de ses lèvres, seulement pour y tremper les lippes. Même le Dry Gin de la maison était tout bonnement dégueulasse, loin d’un Sipsmith London, ou d’un autre Gin Premium comme ils en vendaient à peu près partout. L’odeur était aussi insupportable à bien y réfléchir, mais James y trouvait un réconfort. Au moins, ça le poussait à ne pas en boire outre-mesure.

« Cuba, Londres... Ca fait une trotte. Qu’est-ce qui pousse une Cubaine de se passer des superbes écoles d’Amérique et de son soleil pour notre belle Alba grise ? »

Le regard en coin, James observait et préférait lui laisser la parole. La demoiselle semblait en avoir besoin et n’avoir aucune difficulté à enchaîner phrase sur phrase, sans même avoir à prendre sa respiration. Pratique, puisque lui préférait écouter. Si on lui demandait, il dirait : déformation professionnelle.

Lui, de valeur ? Si ce n’était pas la pureté de son sang. James Grey avait fini d’oublier qu’il était un garçon génial. La vie d’adulte n’avait pas grand chose à voir avec celle des adultes. Il était loin le temps où on lui disait qu’il était incroyable. Depuis son arrivée au Ministère, ç’avait été même plutôt l’inverse. Pour peu qu’il croisait un ancien de l’Ordre du Phénix, il en avait au moins pour un quart d’heure de bile noire à essuyer, quand ce n’était pas des croches-pieds et des dossiers étalés sur le sol. Le regard de Stanhope rôdait sur sa nuque comme l’ombre d’une Damoclès mal placée. S’il mouftait, il voyait déjà gros comme une maison son renvoi, et alors il finirait bien par le rejoindre ce fameux cabinet dont Calixte ne cessait de parler.

Il eut simplement un sourire amusé, pas atteint par la flatterie mais fallait dire que la jeune femme était assez jolie pour que ce soit agréable.

Un petit rire, léger et bref, à peine bruyant, passa cette fois ses lippes alors qu’il voyait très bien desquels benêts elle devait parler. Il avait quitté Poudlard l’été dernier et ça lui semblait être déjà une éternité, mais le monde avançait moins vite pour les étudiants. Il devait toujours y avoir ces têtes à claque, ces Michel-Ange, ces jeunes Clearwater.
Il se demanda un instant si tout allait bien pour @Adil Mesli, mais se garda bien d’en toucher un mot avec une parfaite inconnue. Au lieu de ça, il leva un sourcil à la question de la Montero.

« Je ne suis pas certain que mon père serait d’accord avec cette reconversion professionnelle pour être tout à fait transparent. Même pour l’aspect artistique, il souffrirait moins de me voir à Azkaban qu’à servir du mauvais gin. »

D’ailleurs, Lester aurait peut-être moins souffert de le voir à Azkaban qu’ici, à ruminer ce que ses deux parents lui cachaient et refusaient de lui dire. Pour le protéger lui, de lui-même. Si ce n’était pas une phrase de fumiers ça... Une fumisterie oui, voilà ce qu’était toute sa vie. Une vaste et longue blague - pas drôle, puisque les meilleures étaient les plus courtes, forcément.

« Mes parents attendaient de moi une belle carrière, sans doute espéraient-ils que je rejoigne mon frère - il est juge, au Magenmagot. Une belle âme, incroyablement avisé, tranchant comme un vif d’argent », s’amusa James, non sans faire référence à l’instrument de torture qui avait valu à Lester, son père, sa sombre réputation et ses années en prison, « mais je ne me sentais pas de rendre la justice, comme un vieux Solomon sur son trône solitaire. Écouter chaque jour les complaintes des uns et des autres... Tout le monde a ses problèmes, et je trouve que j’en ai déjà bien assez pour avoir à gérer ceux des autres. »

James haussa les épaules, d’un air entendu. Tout le monde avait ses problèmes, plus ou moins importants, plus ou moins dramatiques. Lui avait souvent l’impression d’être un héros Shakespearien, en ça qu’il n’arrivait jamais à finir heureux avec la dame de son coeur. Quand ce n’était pas elle, c’était lui. Il termina de boire le fond de son verre, non sans une grimace, demandant au barman de lui en resservir un, et un pour la demoiselle au passage.

« Poudlard est une école intéressante, car elle pousse les élèves à se trouver un chemin en n’en ayant pas un pré-construit. Ce n’est pas Durmstang et son excellence, ce n’est pas Beauxbatons et ses lumières. C’est un terreau, fertile, libre, ouvert, qui laisse à n’importe quelle fleur le choix de s’épanouir en pétales ou en ronces. »

Le barman fit glisser les deux verres devant les deux jeunes gens, non sans un petit «humpfr» agacé au regard que posait sur lui James.

« Parfois, ce terreau est si efficace qu’il nous fait pousser même en dehors du cadre familial. »

Cette phrase s’était échappée toute en douceur, sans une seule grimace, un seul frisson. Comme si James se faisait cette réflexion à lui-même, comme s’il l’avait constaté, découvert seulement récemment. Maintenant qu’il l’avait en tête, cela faisait sens. Sans doute n’aurait-il pas été le même garçon sans sept années au contact d’autres sorciers, tous d’une classe sociale différente les uns des autres. Était-ce cette mixité qui l’avait poussé à être ce qu’il était aujourd’hui ? Il chassa la question en reposant son attention sur la petite brune.
Un sourire fin passa sur les lippes pâles de l’ex serpentard.

« Jusqu’à maintenant, est-ce que Poudlard a été une bonne ou une mauvaise aventure ? »

Un sourire amusé passa sur le visage de James alors que la jeune fille, loin d’être naïve, cerna très bien qu’il n’avait pas du tout répondu à la question initiale. D’ordinaire, si l’on s’en rendait compte, on ne venait pas aussi abruptement mettre le doigt dessus, mais il semblait que la jeune Montero avait assez peu de retenue.

Si le Grey sembla acquiescer d’un petit mouvement de la tête, souligné d’un sourire moqueur, il ne répondit pour autant pas à la question. D’une parce qu’il ne voyait pas vraiment l’intérêt de dire qu’il travaillait pour le Ministère à une inconnue, aussi charmante fut-elle, et ensuite parce que ce n’était vraiment le job de rêve que ses parents espéraient pour lui. Ce n’était pas une carrière honteuse non plus, et James allait tôt ou tard briller et monter les échelons, c’était du moins ce qu’on attendait de lui et pour sûr que @Braxton Clearwater allait être le premier à motiver sa promotion future, juste pour le voir disparaître de ses basques.

L’écoutant d’une oreille, il se fit la réflexion que ça ne ressemblait à rien, cette conversation. Deux sangs-purs dans un bar miteux, assez tard le soir, en train de regarder du coin de l’œil la lente mais sinistre défaite de l’Irlande au Quidditch, alors qu’il n’avait que peu à faire de ce sport...

« Sauvages ? » James eut un petit rire, malgré que la jeune fille semblait perdre un peu de sa luminosité. « Je n’aurai pas formulé ainsi, mais j’imagine qu’on peut trouver du charme à ce côté rustique... »

Si tant est qu’elle parlait bien de ce que lui voyait dans cette vieille école, ce vieux carcan, ces vieux murs. Les mêmes murs qui avaient vu ses deux parents, à l’époque où les Mangemorts avaient encore pignon sur rue et qu’il n’était pas si honteux que ça d’être sang-pur.

Dans cet après-monde, il semblait presque honteux d’en être encore un, comme si cela était le reflet du rejet de la modernité.

« Deux jours » répéta-t-il, non sans un sourire amusé de nouveau. A croire qu’elle balayait un peu l’humeur maussade qu’il traînait depuis des mois maintenant. Cela lui faisait du bien, plus qu’il n’aurait cru. Ou peut-être était-ce tout simplement le gin ?
« Un bon apothicaire, mh... Je connais une boutique où les ingrédients dont j’ai besoin sont toujours d’une qualité inégalée. C’est mh une petite épicerie sur le Chemin de Traverse, coincée juste à côté d’un excellent pâtissier d’ailleurs, que je conseille aussi - le Fairy Cake. L’épicerie ne paye pas de mine, mais je n’ai jamais été déçu d’aussi loin que je m’en souvienne. »

Il aurait très bien continué et lui donnait d’autres adresses, moins conventionnelles, mais il semblait à James que c’était déjà bien suffisant et accessible à une jeune femme loin de son propre pays.

Grey haussa un sourcil, jetant un regard en coin à la petite sorcière. L’image d’Ana (@Sheraz Mahal) vint devant ses yeux, mais ce n’était pas le genre d’endroit où sa cousine se trouverait. Là où il avait l’impression qu’elle s’élevait au-dessus du reste, et il ne doutait pas qu’elle brillait à l’IDEM et il buvait chacune de ses publications comme si elle ne les avait écrit que pour lui -- lui avait l’impression de s’enfoncer de plus en plus dans la bourbe. Il aurait pu arguer que c’était @Braxton Clearwater qui l’emmenait toujours plus loin dans la merde, comme s’il cherchait à le dégoûter, au lieu de quoi James finissait simplement par ne plus réagir à rien. Quelque part, comme anesthésié...

Il inspira profondément, avant de hausser les épaules :

« Ce ne serait pas très gentleman si je te retourne la question, c’est ça ? »

Les yeux verts-bleus de l’ancien serpentard se posèrent sur son verre, quasiment vide à une gorgée près. Il les fit glisser sur Alejandra alors, comme pour chasser cette soif insatiable.

« Ça va paraître très snob, mais la vacuité. » Il souleva son verre entre ses doigts, juste pour le faire tourner devant ses yeux, à la façon d’un diamant mal taillé, trop brut, trop tranchant. « J’ai cet espoir un peu dingue de... de réussir à me souvenir de quelque chose que j’ai oublié. Un truc pour lequel il me faudra plus qu’un rappeltout. Et comme je n'y arrive pas, pas encore du moins, je tente des choses. Il paraît que l'alcool est un bon remède contre l'oubli, ou du moins, il permet d'oublier qu'on a oublié, ce qui n'est pas si mal que ça dans mon cas. »

Il reposa le verre sur le comptoir, non sans l’avoir fini avant, mais ne recommanda pas. Il planta son regard sur la sorcière, penchant la tête :

« Et toi ? Laisse-moi deviner... »
Le regard de James se fit plus perçant, à la façon des meurtrières, d’une belle iris oblongue. Dans son boulot, il ne faisait que ça, deviner, deviner, deviner. Au point que poser une question n’était jamais qu’une question de procédure, un acte de gestion presque, machinal, cruellement insipide. Deviner c’était plus drôle. Deviner ça laissait place à l’euphorie de ne pas savoir, au fantasme d’imaginer.
Il la regarda quelques secondes, avant d’en conclure, à en juger par le manque cruel de parapluie, la veste en jeans, la tenue décontractée et le Cuba Libre entre ses doigts fins :
« Cuba te manque, mais tu ne peux pas revenir en arrière. Pas encore ? »

« Voilà » répéta calmement le langue-de-plomb, non sans un petit sourire.

Si généralement on ressentait le besoin de clore une phrase, c’est parce qu’on l’imaginait trop ouverte. James Grey ne fit aucun autre commentaire, d’autant que la jeune femme gesticulait, lui confirmant qu’il avait vu juste et, à en juger par sa réaction, il avait même réussi à toucher une corde dont il ne se doutait pas. Il y avait des centaines de raison pour lesquelles une jeune femme pouvait entrer dans un bar – la plus simple aurait été d’avoir un peu de compagnie. Mais il y avait quelque chose de plus chez Alejandra qui intriguait Grey.

Quelque chose qui pouvait avoir un rapport avec son père ? Ou peut-être sa sœur ? Elle se sentait seule avec cette autre elle. James eut un moment de réflexion, infime et profond à la fois.
Il imaginait assez difficilement quel était le lien entre des jumeaux, et en même temps, son père et sa tante Lilith partageaient en quelque sorte cette proximité. Ils étaient très similaires, et par bien des côtés très différents. S’il ne doutait pas que Lilith ait cherché à s’épanouir et à s’envoler, Lester, des deux, était sans doute celui qui était resté au sol et qui avait jalousé la colombe noire.
Ou peut-être était-ce seulement la trahison de Lucius qui avait rompu ce lien organique ?

Il fit retomber ses iris clairs sur la jeune femme, avant d’avoir un sourire simple, non piqué, mais pas non plus amusé.

« Je ne me fais envoyer par personne, Miss » rétorqua-t-il simplement, même s’il entendait déjà la directrice du département lui signifiait d’un regard tranchant le contraire. Il avait cherché dans le travail la liberté, il s’était délivré du lourd fardeau du mariage – même s’il ne doutait pas que le silence de son père n’était en rien une absolution – et œuvrait désormais toujours dans l’intérêt commun, mais dans une bulle où tout lui était permis, pour peu que la population n’en sache rien.

« Et je crains que je ne sois pas le meilleur compagnon du monde, surtout pour une petite fille de bonne famille. Je n’ai pour ça ni la belle figure », et il fallait avouer que s’il avait un charme, James n’était pas à proprement parler un bel homme, « quant à mon humour » il dodelina de la tête, faisant une grimace comme s’il tentait d’apprécier honnêtement ce dernier, sa main fit un petit mouvement de vague, « mitigé, mitigé, j’ai peut-être la théorie mais en pratique, mon ton est trop monocorde, ma gestuelle trop guindée, et puis, je manque profondément d’âme. »

Il reposa sur elle un regard : « Du reste, je suis un maître épouvantable, et alors, pour les yeux doux… »

Il n’eut pas besoin de finir sa phrase, le sens de son regard coulait de source.

« Je disais ‘pas encore’ car en général, quand on ne se plaît pas quelque part, ou qu’on se plaît trop bien ailleurs, on finit toujours par y retourner. C’est la loi, non pas de la raison, mais de l’instinct, celle qui vient du fond des tripes et qui nous pousse à faire tout un tas de connerie. »

Il pensait bien évidemment à Ana Souvorov, et à cette mission du lendemain. Retourner à l’IDEM lui donnait le vertige, surtout après huit mois de silence, et en même temps, n’en mourait-il pas d’envie ? Il eut un petit souffle par le nez, se moquant de lui-même, avant de pencher la tête :

« Et en plus je parle comme vieux. » Il repoussa doucement le verre, vide, sur le comptoir. « Je devrais peut-être boire autre chose que de l’alcool de vieux pour gommer ça. Pour le reste, ça serait trop compliqué. »

Pour changer de sang, il faudrait bien plus qu’un nouvel alcool. Et puis, être autre chose reviendrait à prendre le risque de ne plus être aimé d’Ana, alors, ce n’était pas si intéressant que ça…

L’œil de James se reposa sur Alejandra, haussant un sourcil.

« Ton père te surveille souvent ? Au point de ne plus profiter d’une conversation, j’entends. »