Confidences au bord d'un verre

 « Alcohol is the anesthesia by which we endure the operation of life.   »
George Bernard Shaw  

Nathanael connaissait très bien les règles de son métier, et pourtant cela ne l'empêchait pas de s'impliquer à 200 % auprès de chacun de ses patients. Il savait très bien qu'il devait se blinder et mettre de la distance, car il ne pouvait pas sauver tout le monde et connaissait d'expérience cette dure réalité, mais il avait toujours refusé de le faire. Pourquoi ? Parce que pour lui ce n'était pas juste un métier, un moyen d'occuper ses journées ou de gagner sa pitance. Il était né pour être médicomage, pour prendre soin des autres et ne s'excuserait jamais de faire des pieds et des mains, pour aller plus loin que ses collègues ne pourraient le faire.
Le parfait exemple était celui de Amaranth, son ancienne camarade de classe qu'il avait retrouvé, plusieurs semaines plus tôt, pour une consultation sur son lieu de travail. Une fois la première claque de ce retour en arrière passé, Nathanael avait compris sa détresse, compris sa douleur et, plutôt que de la bombarder de test, avait mis sur pied une équipe pour arriver à un diagnostic plus pointu pour arriver à une véritable solution, plutôt que la noyer sous une tonnes de médicaments pour gérer la douleur au quotidien. Cette femme souhaitait reprendre le contrôle de sa vie : aller jusqu'au bout n'était-ce pas le minimum que le Pierce pouvait faire, pour sa camarade ?

Et aujourd'hui il lui avait renvoyé un message pour la tenir au courant de ses avancées et, en même temps, pour prendre de ses nouvelles. La douleur empirait-elle ? Comment était son état mental ? Allait-elle réussir à tenir un peu plus longtemps, le temps pour cette équipe de médicomages de trouver une solution, ou Nathan arrivait-il à court de ce précieux temps ? Ce dernier point n'était peut-être pas la raison principale de ce message envoyé, mais cette raison-là faisait bien partie de la liste. Et à la demande du médicomage, sa patiente et camarade avait répondu par la positive.

Ainsi, vêtu de son costume gris auquel il avait retiré sa cravate, l'homme s'était rendu à la tête de sanglier. Arrivant devant l'enseigne, avec cette tête sanguinolente, il ne put que se fendre d'un :




Si d'habitude il visitait des lieux plus...distingués, un retour au source n'allait certainement pas lui faire de mal. Poussant la porte de l'établissement, frappé en plein visage par les effluves d'alcool, Nathanael ne tarda pas à deviner la silhouette de sa camarade, assise à une table, qu'il ne manqua pas de rejoindre sans tarder. Se fendant d'un petit sourire, il brisa le silence d'un :




Attendant la réponse, l'homme vint s'asseoir sur la chaise, de l'autre côté de cette table en bois, avant de chercher du regard le serveur le plus proche. Attendant que ce dernier arrive, pour prendre la commande, le Pierce demanda à Amaranth :




N'étaient-ils pas là pour se détendre, après tout ? Avec les journées qu'il avait, en ce moment, le médicomage allait bien avoir besoin d'un whisky. Double, au moins.

 « Alcohol is the anesthesia by which we endure the operation of life.   »
George Bernard Shaw  

Il était simple de prétendre l'empathie, de faire semblant d'en avoir quelque chose à faire, mais certains patients étaient plus perspicaces que d'autres. Certains voyaient à travers le masque et le sourire forcé, mais fort heureusement aucun n'avait eu ce problème avec le Pierce. Certes il n'était pas à son top niveau tous les jours, parfois il pouvait être fatigué, distrait ou énervé comme tout le monde, mais il avait toujours fait son possible pour laisser ses problèmes derrière lui, une fois les portes de Ste-Mangouste passées. Pourquoi ? Parce qu'il avait une grande étique professionnelle et un encore plus grand  respect pour la vie humaine, être à moins de 100 % de ses capacités n'était donc perçu, par le médicomage, que comme un manque de respect envers  ses patients et l'ensemble du corps médical.

Mais parfois il allait au-delà, car certains cas, certains patients étaient un peu plus personnels que d'autre. Ce fut le cas pour son frère, à chaque fois que Nathan devait le remettre sur pied, mais aussi pour Dawn et Elena, et bien sûr Amaranth était aussi de la partie. Ils n'avaient peut-être pas été les meilleurs amis du monde, mais cette femme était une travailleuse et de bonne compagnie : Nathanael ne pouvait que respecter cela. Ce n'était donc pas uniquement comme médecin, mais aussi comme camarade qu'il avait franchi les portes de cet établissement. En arrivant, la demoiselle avoua que, même si elle n'était pas au top, elle arrivait encore à gérer ce qui prouvait sa force de caractère, car nombreux étaient ceux qui n'avaient pas la détermination nécessaire pour masquer leur souffrance. La dignité avait ses limites, après tout.




Une phrase qu'il avait répété des centaines de fois durant toutes ces années. Ce discours était ancré dans sa tête, marqué au fer rouge mais, en cet instant, il avait presque oublié où il était. Oublié qu'il n'était pas un médecin, qu'il n'était pas sur son fief. Soupirant, réalisant à quel point son métier était tristement devenu sa vie toute entière, Nathan se corrigea d'un :




Voyant le serveur arriver, fronçant légèrement ses sourcils face à l'attitude assez familière de l'homme, Nathan imposant sa présence d'un sec :




De mauvaise humeur ? Pas du tout, il préférait simplement ne pas être dérangé plus que nécessaire. Attendant que leur commande arrive, Nathanael réajusta sa veste un instant, balayant le reste de la foule de son regard scrutateur, avant de reporter son attention sur sa camarade. Un petit sourire rassurant sur le visage, il lui souffla :




Ce n'était pas une question piège, ou une façon détournée d'annoncer une mauvaise nouvelle. Il était honnêtement curieux de savoir ce qui, en lui, inspirant la demoiselle à lui faire confiance.

 « Alcohol is the anesthesia by which we endure the operation of life.   »
George Bernard Shaw  

Toujours les mêmes questions, toujours le même discours. Ces phrases toutes faites étaient ancrées dans la tête du jeune homme depuis toujours, car elles étaient à peu près les mêmes qu'il posait à ses frères et sa sœur après avoir reçu un peu trop de cet...amour paternel. Il avait passé sa vie à réparer ce qui devait l'être, comment aurait-il pu devenir autre chose qu'un guérisseur, qu'un protecteur, après tout ? Mais il n'était pas ici uniquement comme médicomage, raison pour laquelle il présenta ses excuses pour cette déformation professionnelle, car elle n'avait pas réellement sa place ici. Il savait que son amie était terrifiée face à un avenir incertain, face à des promesses qui pourraient se révéler vides de sens si une solution n'était pas trouvée, et c'était pour cela qu'il ne rentrait pas dans le vif du sujet d'entrée de jeu.

Il oubliait bien trop souvent qu'il pouvait avoir une vie en dehors du travail, et cette occasion allait lui servir de rappel. Mais il ne pouvait s'empêcher d'être curieux. D'autres patients auraient été intimidés à l'idée d'être dans la même pièce que trois professionnels de la santé, pour retourner ses plus vils secrets pour savoir ce qu'elle cachait, ce que son corps cachait, pour apprendre comment soigner ce dernier. Pourquoi avoir dit oui ? Arquant un sourcil, en voyant Amaranth se servir d'un peu de ce courage liquide, Nathanael avala une courte gorgée de ce whisky qui réchauffait déjà ses entrailles, alors que sa camarade lui racontait une anecdote. Et pas n'importe laquelle.

Il se rappelait de la scène comme si c'était hier, car ce n'était pas le genre d'événement qu'il pouvait aisément oublier. Il se rappelait être sorti pour lire un peu et réviser au calme, à l'air libre, lorsqu'il entendit des cris provenant du lac non loin de sa position. Il se rappelait aussi que la première chose qui apparut dans son champ de vision fut une paire de bras se débattant, luttant pour s'extirper hors de l'eau et, en cet instant, son instinct prit le pas sur son bon sens et sa retenue. Il n'avait pas réfléchi une seule seconde et avait tout lâché, avait couru vers ce lac à la solidité incertaine et le reste...Amaranth venait de le raconter.

Un sourire gêné au coin des lèvres, Nathan avala une autre lampée de whisky, admettant à voix basse :



D'autres se seraient vanté mais, à l'époque, tout ce qu'il avait pu dire était qu'il avait fait ce que n'importe qui d'autre aurait fait. Modeste ? Il l'était, oui.




Sur ce point-là, il n'avait pas changé. Oui, n'importe qui d'autre l'aurait fait mais, ici, c'était lui qui était monté au créneau. Il avait simplement été là au bon endroit, au bon moment. Une partie de lui voulait expliquer pourquoi il était comme cela, il y repensait alors que son regard se perdait dans le liquide dansant dans ce verre à moitié vide. Il aurait voulu expliquer mais il ne savait jamais comment le dire, ou s'il devait le faire. Il ouvrit la bouche un instant, hésitant à expliquer d'où venait son côté chevalier servant, avant de se raviser.




Il n'était pas un homme à battre en retraite face à un combat, même celui-ci. Cette patiente, bien sûr qu'il en faisait une affaire personnelle.

 « Alcohol is the anesthesia by which we endure the operation of life.   »
George Bernard Shaw  

Nathanael se rappelait de chacun de ses patients, bien sûr, mais surtout de chaque vie étant un jour passée entre ses mains. Ce n'était pas le genre de chose qu'il pouvait oublier et, bien sûr, il se rappelait du moment où il avait extirpé Amaranth de ces eaux glacées. Mais le Pierce n'était pas de ceux qui se vantaient de leurs réussites, sauf lorsqu'il avait besoin de convaincre quelqu'un de lui faire confiance, mais seulement en dernier recours. Pourquoi ? Non pas par modestie, mais parce qu'il savait qu'un score parfait n'existait pas en ce monde. Une suite de réussites ne garantissait rien, pas à ses yeux en tout cas. Mais, au delà de cette évidence, minimiser ses réussites était simplement sa façon d'être. Il avait passé sa vie à s'occuper des autres sans rien attendre en retour, pourquoi commencer à s'en vanter maintenant ? Il était au bon endroit, au bon moment, voilà tout.

Espérait-il que quelqu'un ait pu prendre sa place, et sauver Amaranth, s'il n'avait pas été là ? Bien sûr, oui, mais le Pierce n'avait qu'une foi mitigée envers ses congénères. Son géniteur s'était assuré qu'il ne fasse plus confiance à personne, de la façon la plus brutale et humiliante qui soit. Mais il n'était pas là pour parler de lui ou de son passé, il était là pour rassurer sa camarade et, quand celle-ci mentionna ses deux collègues rencontrés lors de la réunion, Nathanael admit :




C'était tout ce qu'il pouvait dire, en l'absence de résultat concret. Une assurance qu'il ne prenait pas ce cas à la légère. Pour le reste ? Il allait devoir travailler dur, très dur. Mais il sentait bien que quelque chose n'allait pas chez sa camarade. Une douleur soudaine fut sa première pensée mais, quand la demoiselle s'excusa, Nathan vint à se demander s'il n'avait pas dit quelque chose qui n'allait pas. Finissant son verre et en commandant un second, il fut soulagé lorsque sa camarade revint, mettant cette courte absence sur le compte de l'alcool et de ses effets. Il proposa alors :




Il était même prêt à prendre une petite marche, si cela permettait à la demoiselle de se sentir mieux mais, alors que l'idée lui traversait l'esprit, une musique étrangement familière commença à se faire entendre depuis l'autre côté de la pièce. Les instruments enchantés commençaient à jouer la mélodie de Tennessee Whiskey et, en cet instant, face à cette réalisation, le visage de l'homme se tourna vers les instruments, avant de se figer en une expression de surprise mélancolique.

Pour d'autres ce n'était qu'une chanson comme les autres, qui racontait une histoire, mais pour le Pierce cette histoire-là était bien différente. Il se rappelait encore de la première fois où il avait attrapé cette guitare pour jouer, pour chanter cette chanson, et surtout il se rappelait encore de la personne juste en face de lui lorsqu'il le fit. La musique était un art permettant de faire ressentir et ressortir bon nombre d'émotions, la musique était un langage universel et, en cet instant, bon nombre de souvenirs rejaillirent à la surface, si bien qu'il fut contraint de fermer les yeux. D'autres pourraient croire qu'il se concentrait pour savourer chaque note, chaque seconde, mais en réalité il fermait les yeux pour garder le contrôle de ses pensées. Parce que cette chanson lui rappelait les moments les plus heureux de sa vie mais, en même temps, le rappel de l'absence de cette personne pour qui il serait prêt à jouer, encore, aujourd'hui.

En cet instant il voulait être ailleurs, n'importe où sauf ici mais il se fit violence pour rester, se rappelant la raison de sa présence. Ses sentiments n'avaient pas d'importance. Sa douleur importait peu. Seule comptait sa patience, sa camarade, son amie. Ainsi, se rappelant de ce évident constat, il se racla la gorge et rouvrit les yeux, perçant le silence d'un :




Il devait expliquer son geste, il devait au moins cela à son amie, mais pour cela il se devait de mentir au moins en partie, car la vérité allait ruiner ce moment. Cette vérité allait le mettre sous les feux des projecteurs, et il n'avait pas prêt à accepter cela. Attrapant son verre, le terminant au complet en une seule rasade, le médicomage détourna son regard des instruments, avant d'admettre à Amaranth que :




Depuis l'époque où il portait encore une alliance à son doigt, pour être précis, mais il ne put admettre cela à voix haute. Ce sujet-là était de ceux qui finissaient toujours par ruiner l'ambiance et, bien sûr, Nathanael n'était pas ici pour détruire le moral de sa camarade en installant une atmosphère morose. Il espérait simplement qu'elle accepte cette explication, pour qu'il puisse se concentrer sur autre chose.

 « Alcohol is the anesthesia by which we endure the operation of life.   »
George Bernard Shaw  

Nathan était, comme beaucoup, bourré de contradictions. D'un côté il était éminemment pudique lorsqu'il s'agissait de partager ses pensées les plus profondes mais, en même temps, très conscient de ses propres talents et jamais timide lorsqu'il s'agissait de les mettre en avant. Mais, malgré toutes ses défenses solidement édifiées au fil du temps, la musique était le médium, la flèche qui arrivait toujours à atteindre sa cible. Pourquoi ? Parce que chaque chanson qu'il aimait était liée à un événement, une personne, ou une émotion particulière, et entendre cette musique à nouveau le replongeait toujours en arrière. Ici il se rappelait de la salle, de l'ambiance, du jour exact et, surtout, du doux sourire que lui lançait Eva alors que ses doigts commençaient à courir sur les cordes de la guitare.

Ce moment avait été simple, pur, la définition même de ce que l'amour devait être et, pendant un instant, il se laissa aller au souvenir de ce bonheur. Mais ce souvenir n'était bien que cela. Un rappel que c'était dans le passé et, surtout, qu'une telle scène ne se produirait plus jamais, à nouveau. La joie laissa rapidement sa place au vide et à la tristesse, si bien qu'il détourna le regard pour éviter que ses yeux ne parlent à sa place. Parce qu'il savait très bien ce que sa camarade y verrait, si jamais il en venait à faire l'erreur de la regarder, pour partager ce moment. Ce moment-là était le sien, cette sensation douce-amère était la sienne, jusqu'à ce que Amaranth ne prenne la parole, à son tour.

Elle comprenait. Elle comprenait ce que la musique apportait, bien mieux que Nathanael n'aurait su le décrire avec ses propres mots. Hochant la tête, il tenta tout de même d'apporter sa propre version, en soufflant un :




Lui, d'habitude si éloquent, semblait à court de mot aujourd'hui. Cette musique le prenait aux tripes, faisait tomber ses défenses comme si elles étaient faites de papier. Il lui fallait toute son énergie pour faire barrage, pour ne pas laisser cette tristesse l'envahir. Changer de décor semblait le parfait échappatoire, une solution tentante qu'il devait accepter mais, avant cela, par respect pour son amie, il devait préciser sa relation particulière avec cette chanson, sans trop en dire.
Prenant une pause, comme pour mesurer chacun de ses mots, le Pierce demanda alors :




Regrettant que son verre soit vide, pour pouvoir y noyer cette douloureuse sensation à chaque fois qu'il prononçait ce nom, Nathanael détourna le regard à nouveau, vers les instruments, avant d'admettre :




Elle devait savoir qu'ils étaient proches à l'époque, très proches, ou devait au moins en avoir entendu parler. Les fiançailles et le mariage, cela dit ? Probablement pas, rares étaient ceux à avoir été au courant, car tout s'était passé si vide une fois leurs études à Poudlard terminées.

C'était bien tout ce qu'il pouvait dire, tout ce qu'il pouvait expliquer pour le moment, sans trop avoir mal. Sans arracher son cœur de sa poitrine avec ses propres mains.