Galore (Yara)

On avait tendance à dire que le temps guérissait toutes les blessures et apaisait tous les maux — nul doute qu’il s’agissait là d’une grosse connerie inventée par les gens faibles d’esprit qui avaient besoin d'une excuse pour justifier leur manque cruel de discernement.

Le temps avait beau s’écouler à la même vitesse qu’il le faisait depuis des milliards d’années, certains ressentiments ne s’éteignaient jamais. Même quand les jours et les mois défilaient à une vitesse telle qu'on aurait dit que quelqu’un avait oublié de lever le pied, la rancœur restait là, comme une vieille amie pleine de loyauté et de principes qu’elle ne se remettait pas d’avoir vu se faire bafouer sous ses yeux.

Parmi tous les qualificatifs que l’on pouvait attribuer à Yara Morães De Carvalho, nul doute que rancunière figurait dans le haut de la liste. Non contente d’avoir dédié sa vie à une quête sans fin pour tenter d’adoucir cette aigreur constante dans son estomac, elle ajoutait à cela l’amertume d’un geste déplacé à l’égard de souvenirs qui étaient encrés en elle comme s’ils avaient été inscrits au fer rouge sur du bétail.

Et ça la pourrissait de l’intérieur, cette haine aveugle autant qu’elle pouvait être lucide sur le dessein qui était le sien. Comme la promesse d’un lendemain plein de férocité et de rivalité qu’elle avait présenté sur un plateau d'argent, dans un espace temps qui paraissait avoir eu sa place une centaine d’années plus tôt.

Était-ce cette promesse ou son égo blessé qui l’avait guidée sur les terres de Yard ? Nul ne le savait. Mais ne pas avoir de réponse à ses questions n’avait jamais empêché Yara d’agir selon son bon vouloir, sur un coup de tête, saisissant d’une main ferme la première occasion de revoir ce visage qu’elle s’était jurée de détester à tout jamais à l’instant où @Eugène Fogg lui avait rendu la photo qui lui avait sournoisement été volée. Dans son dos. Sans même assumer son geste.

Les lycans n’étaient bons qu’à ça, de toute façon. Mentir, tromper, abuser, trahir. Comme un mantra qui n’avait rien perdu de ses saveurs et qui avait vieilli comme un bon vin, et que Yara s’était juré de contribuer à faire disparaître.

Quoiqu’il en soit, la chasseuse n’avait pas hésité, le jour où elle avait reçu un prospectus dans ses mains lui annonçant la tenue d’un événement local à Loutry Ste-Chaspoule. Elle savait que le domaine des Yard — où elle avait été invitée, rappelons-le — était situé là-bas. L’occasion rêvée de répondre à une convocation formulée des mois plus tôt mais qu’elle n’avait jamais oubliée, pas plus que sa rancœur à l’égard d’un homme qui cherchait à débusquer son passé pour sans doute mieux la comprendre.

Quand il n’y avait de toute façon rien à comprendre, ni rien qu’il puisse jamais faire pour changer le passé.

Elle le lui avait dit, pourtant.

C’était le passé.

Sur un ton désabusé qu’elle savait prendre pour dissimuler tout ce qu’elle avait enfoui au fil des années.

Sa silhouette glissant à l’arrière des terres des Yard comme un serpent, elle cherchait un point d’entrée et observait dans le même temps les visages potentiellement rattachés au domaine. Parce qu’elle ne perdait pas de vue ce pour quoi elle était venue, cette vengeance froide qu’elle préparait depuis des années. Méthodique, elle comptait, non sans oublier de rattacher les prénoms hélés au détour des étals qui se montaient pour l’occasion.

Elle comptait, pour savoir combien ils étaient.

Dire qu’elle ne s’était pas attendue à croiser Glenn Yard ce jour-là aurait été un énorme mensonge. Accroché à son domaine comme une huître à son rocher, il avait dû sentir son odeur à des kilomètres et s’empresser de la rattraper pour la faire partir.

Se souvenait-il seulement combien elle pouvait être tenace ?

Encadrée de part et d’autre par les champs qui bordaient le sentier, rien dans son attitude ne trahissait l’interdit auquel elle venait de se confronter. Assurée, insolente comme elle savait l’être. Et surtout, sans une seule lueur de crainte devant le ton désobligeant de son ancien camarade vert-et argent. Glenn, lui, semblait plus rustre qu’à l’accoutumée. Plus tendu. Moins patient.

« Parce qu’il se pourrait qu’il y ait un bon moment ?  » Silence. Même s’il avait répondu par la positive à cette question qui n’en était pas une, elle s’en foutait éperdument. C’était le moment quand elle l’avait décidé et le doute n’avait pas sa place ici. « Quel accueil en tout cas. Moi aussi ça me fait plaisir de te revoir, Glenn.  »

Ça n’était pas tout à fait sincère, bien qu’il y avait probablement, quelque part, une bribe de vérité qui perçait dans ses mots venimeux.

Il se dégageait de sa personne ce quelque chose de pestilentiel, une odeur ou une aura qui était tout aussi désagréable qu’elle pouvait être respectable, recouverte par un parfum plus doux, plus présent, qu’elle n’avait aucun mal à reconnaître.

Parce que c’était le même que celui qui avait embaumé l’air dans cette salle de classe obscure.

Depuis, il semblait s’être écoulé un siècle entier.

« Souviens-toi, tu m’avais invitée  », affirma-t-elle, nullement désolée s’il avait oublié. Elle se rapprochait de lui, effrontément. « Je n’ai vu aucun panneau d’interdiction aux chasseurs de lycans mandatés par le Ministère pour participer à la Saint-Laurent… Les Yard ne seraient-ils pas aussi accueillants que tout le monde le prétend ? Quelle déception.  »

Son petit doigt lui disait qu’ils étaient même plus accueillants qu’ils n’en avaient l’air, pour avoir recueilli sous leur toit celui-là même qui avait démontré sa loyauté en lui rapportant la photo volée. Et perdu, quelque part, la confiance des autres.

Que faisait-elle là ?

Mais surtout, que cherchait-elle, vraiment ?

La cadence des pas de la chasseuse ralentit jusqu’à trouver sa fin à l’instant même où Glenn décida de l’imiter, dans une parfaite symétrie, s’approchant doucement d’elle. Face à ces mouvements impossibles à accepter, Yara se cantonnait à ce qu’elle savait faire de mieux : rester sur ses gardes, quand bien même l’attitude du Yard n’avait rien pour la menacer.

Si son assurance n’avait aucune limite en terrain neutre ou familier, il y avait bien quelque chose dont Yara avait horreur, sur tous les sols qu’elle foulait. Il le savait : la proximité des autres l’horripilait, au plus haut point.

Peut-être parce qu’elle craignait qu’on ne sente ce qu’elle se tuait à vouloir cacher.

Peut-être parce que, d’aussi près, elle avait peur qu’on ne voit des choses en elle qu’elle se refusait à montrer.

Il flottait dans l’air un parfum amer de méfiance réciproque. Le même qui se rependait autour d’eux à chaque fois qu’ils se croisaient, depuis qu’ils se connaissaient. Et pour cause : Yara avait toujours su qu’il gardait un secret. Depuis le premier jour. Elle avait attendu, tapie dans l’ombre de sa vie, qu’il ne finisse par se dévoiler, le révéler au grand jour, loin de la lumière de la lune. Il avait fallu patienter des années pour confirmer ses soupçons. Et étrangement, le soulagement n’avait pas surpassé l’indifférence. Ni la déception.

Glenn était l’un de ceux après qui Yara courrait sans relâche.

L’issue était déjà écrite.

Restait à savoir quand le dénouement aurait lieu.

« Tu n’as aucun ordre à me donner », lâcha-t-elle froidement, avec conviction. « Ni maintenant, ni jamais. »

Oubliée, la politesse et les faux semblants. Pas de ça entre eux. Ils n’en avaient jamais eu besoin pour se détester.

Les terres des Yard étaient sacrées, pourtant. Et au fond d’elle, elle le savait. Mais l’ego et la fierté l’empêchaient de penser correctement. À ses yeux, il n’existait aucun territoire inaccessible dès lors que des lycans l’occupaient. Et Yara était prête à contourner nombre de lois si cela signifiait qu’elle pourrait se rapprocher un peu plus près de son objectif.

Ça aussi, Glenn le savait. La seule pièce manquant à ce puzzle étaient probablement ses motivations. Le déclenchement. Les origines de cette haine immuable et intransigeante.

Ils se connaissaient depuis suffisamment longtemps, même de loin, pour avoir déjà décelé chez l’autre les pires de ses côtés.

Pour Yara, c’était l’obstination poussée à son extrême.

Pour Glenn, c’était la surprotection dont il faisait preuve dès que la famille entrait en jeu.

C’était leur force comme c’était leur faiblesse.

Et ça, Yara l’avait bien compris. N’était-ce pas pour ça qu’elle était venue en premier lieu ?

La question de Glenn ne rencontra rien d’autre qu’un mutisme profond. Ses propos et son agressivité l’avait grandement refroidie à faire des efforts pour mener à bien sa stratégie. Pourtant, si elle voulait avoir une chance d’assouvir son dessein, il allait lui falloir redoubler d’efforts. Quitte à mettre sa fierté de côté. Aussi difficile que cela puisse être pour elle.

« Tu poses trop de questions », lui claqua-t-elle sans desserrer ses dents. Parce qu’elle savait à qui elle faisait allusion, quand bien même @Eugène Fogg était la dernière personne qu’elle voulait voir depuis leur dernière échappée. « …Parce que tu sais rien. » Il était hors de question de se confronter à nouveau à des espoirs vains, ou même de l’entendre lui dire qu’elle avait franchi le cercle de son Protego Diabolica pour une bonne raison. Rien que d’y penser, son estomac se tordait en imaginant ce regard de pitié qu’il lui aurait lancé.

Un jour, peut-être, il comprendrait qu’il n’y avait rien à ramener. Que sa confiance ne s’accordait qu’une seule fois et que lorsqu’elle se perdait, il était impossible de la récupérer.

Au cas-où le passé soit amené à se répéter.

Un jour, peut-être, Glenn le comprendrait-il aussi. Et pendant un moment, alors qu’il adoptait cette posture semie-défensive, semie-agressive, Yara avait pensé qu’elle s'était déplacée pour rien. Que son petit jeu ne fonctionnerait pas avec un Glenn qui avait enfin mis le doigt sur une vérité essentielle : elle ne changerait pas.

C’est probablement pour cette raison que son changement de ton l’avait surprise.

Mais certainement pas autant que sa proposition.

Prise au dépourvue, Yara croisa ses bras sur sa poitrine comme si ça pouvait l’aider à le toiser avec davantage d’intensité.

Après un moment de silence, elle secoua sa tête par dépit. Ça ne fonctionnerait pas. Elle n’aurait pas dû venir.

« Laisse tomber Glenn. »

Tiraillée entre l’envie de le suivre pour en apprendre plus sur le domaine et cet égo surdimensionné qui la menait à la baguette, ce fut sa fierté qui remportait finalement ce duel silencieux. Puisqu’il était impossible pour Yara de le regarder dans les yeux pour lui dire ce qui allait suivre, elle fit demi-tour juste après lui avoir adressé un dernier regard aussi dur que son cœur.

« La prochaine fois, évite d’inviter des gens chez toi si tu sais d’avance que tu ne veux pas les voir franchir le seuil de ta porte. »

Tout dans son attitude laissait à penser qu'elle s'apprêtait à transplaner.

À l’instant même où Yara entendit Glenn l’insulter sans véritablement proférer une insulte digne de ce nom, elle s’était retournée, saisissant au vol la moindre opportunité de lui bondir dessus avec toute la haine qui la caractérisait pour ceux de son espèce.

Mais curieusement, et alors-même que ses longs cheveux bruns avaient fendu l’air, libérant son parfum, elle n’avait pas bondi. Ses yeux clairs se contentaient de le toiser sans qu’elle n’esquisse le moindre mouvement.

En vérité, elle attendait de savoir où Glenn voulait en venir, tout à fait consciente au fond d’elle de l’agacement qu’elle pouvait générer à la moindre de ces actions. Elle ne l’assumerait jamais, c’était certain. Mais elle savait tout des vagues qu’elle créait sur son passage et des réactions contraires qu’elle était en mesure de susciter, rien que par sa personnalité. Elle s’en foutait, mais elle savait. La douceur de l’écume parsemant le rivage n’effaçait jamais les traces de son passage, comme si une tempête avait ravagé les lieux sans aucune difficulté. Habituellement, un seul coup de vent de cet ouragan qui grondait en elle suffisait à faire plier ses proies.

Glenn n’avait jamais plié.

Et ça l’agaçait, comme il le disait si bien.

« De ta part ? Je ne m’attendais à rien. Je ne me suis jamais attendue à rien de toi, Glenn, et tout ce que je vois en te regardant aujourd’hui, c’est que j’ai bien fait. »

Jamais elle n’avait attendu la moindre marque d’affection de sa part, et pourtant, à travers ses mots crus, Yara ne prenait pas conscience du double sens de ses propos. Lui en voulait-elle de ne pas avoir fait plus ? De n’avoir pas insisté et de l’avoir immédiatement jugée, comme les autres, quand elle était arrivée, le jour de ce devoir qu’ils avaient du mener "en commun" ? Que lui reprochait-elle exactement, après toutes ces années ?

Et lui, s’était-il réellement déjà attendu à ce qu’elle ne réplique pas ?

Ses jambes avaient tracé seules leur chemin jusqu’à lui et elle s’était rapprochée sans même s’en rendre compte, lui rendant chacun des grognements qui s’étaient échappé de la gueule du loup qui lui faisait face.

S’il montrait les dents, nul doute qu’elle en ferait de même pour lui montrer qu’il n’aurait jamais l’ascendant.

Parce qu'il n’aurait jamais l’ascendant. Malgré cette aura qui émanait de lui. Yara s’en était fait la promesse très tôt. Et comme toutes celles qu’elle avait formulé dans sa vie, elle ne l’avait jamais rompue. Elle ne la romprait jamais.

« Redis encore une fois que je suis agaçante et je te jure que je te fais bouffer tous les légumes de tes champs jusqu’à ce que tu t’étouffes avec. T’en auras plus un seul pour ta putain de fête de la Saint-Laurent. »

Une fête de plus à laquelle on ne l’avait pas invitée, sans compter que Glenn lui faisait très bien comprendre qu’elle n’était pas la bienvenue. Elle ne l’avait jamais été nulle part, à partir du jour où elle avait franchi la frontière européenne.

Au départ, elle s’était souvent demandé pourquoi. Mais la réponse était simple et s’était vite imposée d’elle même : dans un conte pour enfants, Yara était considérée comme la méchante de l’histoire. Elle tuait des lycans pour les monstres qu’ils étaient. Et ça avait toujours posé problème à tout le monde, quand bien même aucun d’eux ne lui avait jamais prouvé que tous ne se valaient pas.

Quand bien même elle avait toujours refusé de voir que tous ne se valaient pas. Parce que c’était beaucoup plus simple de penser ça que d’affronter la vérité — qu’elle pouvait se tromper.

Les mots de Glenn auraient réellement pu la faire bondir hors de sa propre peau, la pousser à quitter ce faux calme qu'elle arborait habituellement. Voir à quel point sa suffisance pouvait rendre fous les gens qu’elle côtoyait était pourtant un plaisir qu’elle avait toujours eu du mal à abandonner. Mais en l’entendant parler de cette ombre qui planait au-dessus de sa tête avec un naturel déconcertant, l’envie de le saisir à la gorge la prit un instant. Le sang ne circulait plus correctement dans son corps, révélant cette veine au niveau de ses tempes et ravivant la douleur d'une mal endormie cicatrice dans son dos.

Aucun mot ne serait jamais assez fort pour exprimer combien elle haïssait Glenn Yard et tous ceux qui auraient le malheur de porter le même nom que lui.

Tous ceux qui étaient comme lui.

Yara était désormais assez proche de lui pour lui arracher la tête d’une seule gifle, et pourtant, elle ne bougeait pas. Il n’y avait que ses dents dans sa bouche pour crisser tant elles se serraient sous l’effet de cette colère ravageuse qui la consumait depuis toujours.

Qui la suivait comme une ombre.

Ça faisait d’autant plus mal que Glenn avait raison. La simple idée qu’il puisse savoir combien ça la touchait aurait pu la rendre folle.

Quand paradoxalement, elle aurait parfois secrètement aimé qu’il devine tout seul.

Plutôt que de lui demander avec une douceur à laquelle on ne l’avait jamais habituée ce qu’il se passait.

Lui avait-on déjà posé la question ?

Elle ne répondait pas.

Immobile, seules ses épaules se reculèrent suffisamment, preuve qu’elle baissait les armes l’espace d’un instant. Surprise par cette nouvelle approche d’une simplicité déconcertante qui lui faisait perdre soudainement la raison, elle ne s’était pas davantage préparée à ce qui allait suivre.

Entendre le nom de Iemanja dans la bouche de son pire ennemi lui fit perdre le fil de sa propre identité.

Iemanja était sa faiblesse, son héritage, ce qui la définissait. Elle s’était battue depuis des années pour cacher son lien avec les êtres de l’eau. Et voilà qu’en un claquement de doigt, il venait de tout ruiner.

Comment avait-il su ?

À cet instant, tout se passait dans ses yeux. Le désarroi, la colère, la haine même, et tous les autres synonymes qui pouvaient exister pour qualifier toute la vigueur et la force de ce qu’elle ressentait.

Il ne fallait pas porter attention à cette bouche pleine de mensonges et de faux semblants, qu’elle avait pris plaisir à concevoir et à collectionner au fil des années.

« Je ne sais pas de quoi tu veux parler. Tu perds ton temps. »

La voix de la chasseuse était d’une neutralité bluffante, et le jeu d’acteur était en marche. Ses yeux avaient repris leur animosité innée, cette condescendance qui était devenu son bouclier.

Excepté que ce changement d’attitude ne jouait pas en sa faveur. Elle était passée trop facilement de la colère à l’indifférence.

Du moins, suffisamment rapidement pour que ça n’échappe pas à l’œil beaucoup trop vigilant de Glenn.

Quelques jours plus tôt...

À la surface de l’eau, rien ne pouvait laisser présager qu’un monde entier se construisait sous les pieds des humains qui s’aventuraient au bout des falaises de Douvres. Rien, à part une nuance d’un vert profond, invisible aux yeux de tous ceux qui ne savaient pas observer. Invisible aux yeux de tous ceux qui méconnaissaient les êtres de l’eau.

Quelques mois plus tôt, la famille de Iemanja avait décidé de quitter les océans chauds du Brésil pour rejoindre une mer plus agitée, nettement moins transparente, et surtout, beaucoup plus froide, y compris en plein été. La raison de leur départ était simple ; survivre face aux lycans qui aspiraient à découvrir les vertus d’une plante aquatique d’un nouvel ordre, capable de les mettre en danger.

Alors, forcément, quand l’un d’entre eux montrait le bout de son nez sur un territoire où ils n’avaient pas encore toutes leurs habitudes, les êtres de l’eau ne se montraient pas particulièrement accueillants, y compris s’ils savaient que de nombreuses barrières magiques les protégeaient. Iemanja avait un coeur tendre par nature, mais cet affront était celui de trop et son peuple n’était pas connu pour se laisser faire. Toutes armes braquées sur lui, nombre de ses semblables avait déjà montré les crocs, elle y compris, sans pour autant l’attaquer. Ils n’attendaient qu’un signe de la part de la chef pour ça.

Il s’était approché trop près. Il savait.

Et malgré elle, Iemanja était trop curieuse pour rester cachée sous l’eau.

« Tu es si loin de tes terres et tu t’approches si près des nôtres. Que viens-tu chercher, étranger ? »

Yara lui avait appris quelques mots d'anglais, suffisamment pour s'en sortir sans elle en cas de besoin.


« Non, je ne sais pas de qui tu parles, Glenn. »

La voix de Yara avait retenti, cinglante autant qu'elle pouvait l'être. Maintenant qu’elle avait regagné suffisamment de prestance pour ne pas perdre la face devant le Yard, son regard maintenait le sien, dur et froid comme il l’avait toujours été depuis qu’ils se connaissaient.

Parler de Iemanja n’était pas envisageable à ce stade de sa relation avec l’ancien Serpentard. C’était comme servir sa plus grosse faiblesse sur un plateau d’argent et l’offrir en pâture à son pire ennemi, tout en lui souhaitant Bon appétit. Ce n’était pas parce qu’il menaçait de l’atteindre que Yara avait peur. Quand il était question de sa petite personne, la chasseuse n’avait peur de rien. C’était comme une chasse mal maîtrisée et, jusqu’ici, elle s’en était toujours sortie. Cette partie-là ne ferait pas exception.

En vérité, c’était pour Iemanja qu’elle s'inquiétait. Si Glenn avait débusqué son nouvel espace de vie, ce n’était qu’une question de temps avant qu’il n’apprenne pourquoi les êtres de l’eau étaient venus jusqu’ici pour fuir leur pays, eux qui étaient d’ordinaire si attachés à leurs terres. Cette idée l’agaçait tellement qu’elle s’était encore approchée de lui, menaçante comme jamais, au moment même où il avait répété ce mot de trop, celui qu’elle lui avait demandé de taire sous peine de la pousser à ruiner les cultures qu'il se donnait tant de mal à entretenir.

Et puis, ils avaient transplané. Glenn avait lâché ce bras qui la tenait fermement juste devant l’entrée des Yard tant convoitée. Yara avait à peine remarqué cette étreinte qui se desserrait. Elle avait déjà les yeux partout, excepté sur lui, pour tenter de retenir tous les détails qui pourraient lui servir un jour : des méthodes qui visaient à la sécurité du domaine, en passant par les ouvertures, la bâtisse et les éventuelles silhouettes qui pourraient s’y trouver. @Eugène Fogg était-il réellement absent ?

Oui, elle se foutait royalement de cette fête de la Saint-Laurent.  

Oui, elle voulait des réponses. Sur le domaine, sur lui, mais pas seulement.

Elle s’éloigna de quelques pas, comme si cette proximité soudaine la débectait subitement, au moins autant que d’entendre à nouveau le prénom de Iemanja entre ses lèvres de vipère. Alors, elle s’était rapprochée pour braquer sa baguette sur la veine jugulaire externe de son cou. Sans chercher à immobiliser ni à apeurer le loup, c’était un simple mouvement répondant à un excès de rage.

Si simple, qu’il voulait tout dire.

Elle n’avait pas besoin de répondre à voix haute pour signifier qu’elle ne savait pas et qu’elle voulait savoir.

Sortir de cette phase de déni était encore trop prématuré.

Et Glenn la connaissait suffisamment pour le comprendre tout seul.

Quelques jours plus tôt...

Dans l’accent de Iemanja, on pouvait presque sentir le sel de la mer et les rayons d’un soleil sudaméricain pénétrant les vagues, fortement influencé par le Mermish brésilien qu’elle parlait depuis sa naissance. Mais malgré ces R qu’elle roulait à l’excès, elle semblait n’avoir eu aucun mal à se faire comprendre du terrien qui lui faisait face.

L'inconnu n’avait même pas eu la présence d’esprit de se présenter, encore moins de se plier aux règles de bienséance qu’impliquait une rencontre entre deux êtres que strictement tout opposait. Derrière elle, les pointes acérées des siens avaient brillé sous les dernières lumières laissées par le soleil en cette fin de journée, reflétées dans une eau calme d’été. Iemanja aurait probablement pu, à cet instant, s’effacer dans l’eau et laisser sa garde rapprochée faire le reste. Son temps était précieux et elle n’en avait pas à perdre avec des inconnus avec qui elle ne partageait rien. Mais son instinct lui chuchotait de ne pas encore s’en aller. Il lui disait que cette homme-là n’était pas venu dans le but de les importuner, ni de les piller. Son instinct lui susurrait qu’il cherchait des réponses, et qu’il n’avait même aucun intérêt pour leurs ressources ou pour les secrets d’une plante qui pouvait nuire à son espèce.

Sans compter qu’il avait été assez fou pour venir seul, sans savoir vers quoi ou vers qui ses recherches allaient le mener.

Son instinct avait bien fait de la pousser à rester. Un nom familier parvint à ses oreilles, dans une langue qui effaçait toutes ses nuances et ses origines et dont les mauvaises prononciations auraient probablement suffit à faire criser la seule descendante qui le portait encore. Et pourtant, Iemanja n’avait eu aucune difficulté à le comprendre, à son tour. D’une tonalité différente de celle qu’elle avait habituellement sous l’eau, sa voix s’éleva dans l’air d’une journée qui s’achevait, sans chercher une seule seconde à répondre aux doléances d’un étranger dont elle ne savait rien — à part, peut-être, qu’il était déterminé.

« Qui es-tu pour présumer, sans même douter, que tu peux comprendre ce qui ne te concerne pas ? »

Sa voix n’avait trahi aucune émotion, naturelle et limpide comme l’eau qui les reliait.

Il allait devoir faire ses preuves pour gagner la confiance de celle avec qui Yara avait grandi.


Il ne fallait pas être devin pour être en mesure de prédire que Glenn Yard n’allait guère apprécier les mécanismes de défense innés de la femme qui lui faisait face. Il suffisait simplement de se renseigner un peu sur les protagonistes de la scène : lui était un lycan né et elle s’obstinait à passer son temps, libre ou travaillé, à les pister.

Dans une situation comme celle-ci, donc, personne n’aurait pu se dire surpris de la réaction violente d’un hybride déjà sous tension, et tout le monde pouvait s’attendre à ce que la chasseuse réplique à nouveau en voyant l’une de ses armes lui échapper.

Ses dents serrées, la mâchoire saillante, Yara aurait presque pu adopter la posture du loup à ses côtés et mordre dans le seul but de blesser. Comme Leandro l’avait fait avec ses parents, jusqu’à les tuer.

Mais Yara avait une trop haute estime d'elle pour ça. Elle clamerait à qui voulait l'entendre qu'elle n’avait aucun point commun avec ceux qu’elle voulait tant éradiquer. En tout cas, aucun qu’elle était assez clairvoyante pour distinguer de ses propres yeux. Aucun qu’elle aurait été en mesure d’accepter. Ni cette chaleur qui émanait de sa peau. Ni cette force qui lui avait permis de croire qu’elle pouvait tenir un loup en joug à mains nues. Encore moins cette vision acérée qui lui permettait de distinguer la moindre nuance de colère dans les yeux bleus de Glenn.

« Tu permets. »

Ce n’était pas une question, et Yara se fichait bien si Glenn lui permettait ou non de récupérer sa baguette et s'il jugeait qu'elle en avait besoin. Quelle suite, d’ailleurs ? Et que venait faire l’égalité ici ? Il avait faux sur toute la ligne. D’un geste vif, son bras s’échappa d’une étreinte qu’elle abhorrait au plus haut point, tandis que ses ambres maintenaient le regard du loup, par pur goût du défi.

Un pas ou deux lui suffirent pour rejoindre sa baguette.

S’il croyait qu’elle allait rester sur son territoire désarmée, alors c’est qu’il n’avait strictement rien compris.

Deux nouveaux pas en avant, et elle rompit cette distance en se positionnant droit devant la porte.

« Tu me serviras de l’eau ou du poison ? », cracha-t-elle sans aucune retenue. « Je n’ai rien à te demander. Parle ou je te ferai parler. »

Iemanja était le genre de sujet qu’elle ne pouvait pas aborder sereinement avec n’importe qui. Encore moins avec l’un des leurs.

Après tout, c’était bien des lycans qui avaient pris son peuple en chasse et qui l’avaient forcée à fuir le Brésil avec les siens.

Une amère sensation de dejà-vu se déposa au fond de la gorge de l’ancienne Serpentard.

Yara ne rentrerait pas chez Glenn sans savoir.

Son selfcontrol était une cocotte-minute sous pression, en témoignait son insistance sifflante.

« Parle maintenant, Glenn.»

La première erreur de Yara fut probablement ce léger trémolo qui avait secoué sa voix lorsqu’elle s’était répétée.

La seconde, fut ce ton subtilement suppliant, trahissant des années de rivalité avec un Yard qui ne l’avait jamais vue dans cet état de fébrilité.

Désormais, plus rien ne comptait à part savoir si Iemanja était en sécurité.

Ni le domaine. Ni la chasse. Ni le nombre de lycans hébergés. Ni les mensonges envisagés. Ni sa stratégie, qui n’avait même pas dépassé le stade des balbutiements tant sa haine était un facteur bloquant.

Au fond de Yara, il y avait cette curieuse certitude qui prenait toute la place. Glenn n’aurait pas osé toucher un seul cheveu de jais de Iemanja.

Mais il y avait certaines peurs qui ne répondaient à aucune rationalité.

Comme quoi, tout arrivait.

« Ou je te jure que... »

Si elle avait vraiment dû le tuer, ne l'aurait-elle pas déjà fait ?