Just A Lucky So and So

Le petit carillon de l'entrée interrompit Agnes Mahal dans son geste. Reposant La Prose des Hypersensoriels sur le napperon bien repassé de la table passe la plus proche, elle se retourna dans un de ces mouvements élégants que seules les vieilles dames avaient à leur avantage. Une drôle de jeune femme venait de passer le pas de la porte. Bien sûr, elle fut accueilli avec courtoisie comme quiconque aurait franchi cette porte mais quelque chose chez elle détonnait avec le reste de la clientèle qui venait fureter entre les pages de la petite librairie spécialisée.

Agnes fut toutefois vite renseignée car, en même temps qu'elle serrait malgré elle la main à cette inconnue, celle-ci levait le voile en se présentant comme leur hôte pour quelques temps. L'expression de surprise de la vieille dame était telle qu'on aurait pas été étonnés de l'en voir perdre son dentier mais Agnes Mahal était une anglaise tout à fait bien élevée et très à cheval sur certaines choses, aussi se contenta-t-elle de laisser ses fines lèvres s'exprimer dans l'incongruence du O qu'elles formaient à cet instant précis.

« Eh bien... je suppose... enchantée Selma... Kamal ? », appela-t-elle en réceptionnant une cagette d'oranges sorties de nulle part. La vieille dame était décidément bien perplexe. « Voilà qui est tout à fait inhabituel de la part de Sheraz. Tout à fait inhabituel... », se dit-elle pour elle-même d'une petite voix. Il lui semblait pourtant bien n'avoir pas loupé le point sur les invités dans l'éducation de leur fils qui, au demeurant, n'avait encore invité quasiment personne si ce n'était la petite Lovely qui habitait en bas de la rue et, à une époque lointaine, ce gros garçon au visage porcin dont elle ne se rappelait plus le nom.

« Oui mon rossignol ? »

Un petit papi se rapprochait des deux femmes en piétinant, une tasse de thé à la main.


« Des oranges, comme c'est charmant. », commenta Kamal Mahal en avisant le plateau de fruits que portait son épouse.
« Sheraz n'est pas encore là ? Son invitée vient d'arriver. »

A l'expression de surprise de Kamal, on pouvait lire sans mal qu'il n'avait aucun souvenir de l'invitée en question mais, plus pour ne pas commettre d'impair qu'autre chose, il choisit de faire bonne figure. Ils ne pouvaient raisonnablement pas mettre cette jeune femme à la porte parce que leur fils avait cruellement manqué à toutes les corrections. Le vieux monsieur s'éclaircit la voix, déchargeant son épouse de la cagette d'oranges.

« Eh bien... je suppose qu'il ne va pas tarder. », il s'éclaircit la voix avant de s'adresser à la charmante quoi que très étrange jeune femme, « Je vais vous installer, suivez moi. Nous laisserons le soin à Sheraz de vous faire faire le tour du propriétaire. Vous prendrez peut-être un peu de thé ? C'est ma spécialité... »

Ce faisant, il accompagna la jeune femme vers une porte à l'arrière tout en continuant de lui poser des questions pour ne rien laisser paraître. Sheraz allait l'entendre. Il fallait qu'il soit adulte pour commencer à leur jouer des coups pendables dans ce genre.  Décidément, il n'avait plus l'âge de tout cela.

***

C'était Griselda, son amie d'enfance. Sheraz offrit son meilleur sourire de façade. Ils ne s'étaient plus guère adressé la parole depuis qu'elle lui avait donné ce petit billet de St Valentin et qu'il avait eu la bêtise de demander ce qu'il devait en faire. Il ne l'avait toujours pas lu d'ailleurs, trop gêné d'avance de ce qu'il pourrait bien y trouver.

« Hey. Salut Grise. », était aussi la meilleure entrée en matière qu'il avait pu sortir spontanément.
« Wow euh... désolée je te dérange. J'aurais dû prévenir que j'allais passer je - »
« Oui, euh non ! Non, non, non pas du tout ! Bien sûr que non, tu peux passer quand tu veux on est voisins et - »
« Je passais juste pour savoir si ça te dirait de... »

Dans l'arrière-plan, son regard capta deux silhouettes familières. Quelque chose se tendit chez Griselda Lovely puis se détendit, un peu à la manière d'un ressort mécamagique.

« Oh, bonjour Monsieur Mahal. »
« Bonjour Griselda. On ne t'a pas beaucoup vu ces derniers temps. »
« Oui c'est vrai, j'étais chez un oncle éloigné en Bavière. »
« Tu peux rester pour le déjeuner si tu veux. Vous vous connaissez probablement toutes les deux, ce sera l'occasion. »

Griselda déglutit, pesant bien ce qu'elle allait dire. Au vue de l'expression parfaitement fantomatique de Sheraz, il était évident que quelque chose lui déplaisait dans l'idée. Mais elle ne pouvait pas savoir que si les yeux lui sortaient de la tête, c'était surtout parce qu'il découvrait, en même temps qu'elle, que Selma Montero allait déjeuner avec eux.

« Une autrefois peut-être. J'ai promis à ma grand-mère que je m'occuperais de ses plantes. »

Au milieu de cette petite scénette, Sheraz, dans son jus et ses vêtements malmenés par la forge regardait une espèce de drame dont il ne saisissait ni les tenants ni les aboutissants, se dérouler sous son nez. Griselda était repartie avant qu'il ne s'en rende compte et il aurait pu rester dans cet état de stress pré-traumatique encore longtemps si :

« Dieu du ciel, Sheraz tu aurais tout de même pu faire un passage à la salle de bain ! »

Là c'était la goutte d'eau...

« Selma ? Je veux dire : oui ! J'y allais !!! »

Agnes mima un oh silencieux devant l'inattendu surnom qui venait de lui tomber dessus. La vieille dame ne savait guère si elle devait en tomber des nues ou s'en offusquer. Trop indécise, elle laissa filer l'occasion de dire quoi que ce soit finalement. Kamal, qui n'avait pas entendu, s'éloignait déjà avec leur invitée surprise. Cela les mena, non pas à la chambre d'ami mais à la porte, où une autre amie de Sheraz attendait. Cela faisait déjà beaucoup trop pour les Mahal mais au moins celle-ci n'était pas une parfaite inconnue... du moins pour Kamal Mahal.

Griselda, elle, avait l'air franchement outrée que sa camarade ne la reconnaisse pas. A sa décharge, la Serdaigle aurait été infichue de dire laquelle des jumelles Montero se trouvait face à elle mais elle avait au moins l'élégance de ne pas l'afficher en place publique.

« A ce point c'est... particulier. On a presque tous les cours en commun. Je suis Griselda Lovely. Grise. La fille du journal. », tenta la blondinette, décontenancée.
« Tu te fatigues pour rien Grise. Le prends pas pour toi, Selma a vraiment une mémoire des noms... unique en son genre. »

Le jeune homme pouvait sentir ce je ne sais quoi dans l'air et il avait bien conscience que ça n'était pas à 100% du fait qu'une fille venait de débarquer à l'improviste dans la famille la plus à cheval sur les bonnes manières du quartier. Il y avait autre chose mais il échouait à mettre le doigt dessus. Ca n'était pas non plus sa présentation déplorable. Et puis ça lui tomba dessus comme un coup de tonnerre.

« Comment ça plusieurs filles ? Je - mais non ! J'ai invité personne ! » Kamal fronça les sourcils. Grise coula un regard gêné à la porte. Mais qu'est-ce qu'il racontait ? « Enfin si ! »
« Je passais juste par hasard. Nous sommes voisins alors... », Grise le connaissait suffisamment bien pour savoir que c'était le moment de voler au secours du Poufsouffle et puis, si ça lui permettait par la même occasion de marquer, un peu son territoire...
« Voilà ! C'est mon amie d'en face. »
« T'aurais qu'à lui montrer notre talkie en pot de yaourt à l'occasion. Tu verras ça vaut le détour. »

Sheraz fronça les sourcils. Pourquoi parlait-elle de ce machin au juste ? Bref, il le lui montrerait si le sujet revenait. Il ne comprenait jamais trop la fascination des sorciers pour les choses les plus banales de la vie des moldus.

C'est à ce grand moment de solitude, que le père de Sheraz se rendit compte de l'état déplorable dans lequel se trouver son fils. Sans le savoir, il allait amener un nouveau sujet des plus improbables dans la conversation.

Sheraz allait dire quelque chose pour retenir Griselda mais les envies de tourisme totalement loufoques de Selma lui coupèrent la chique.

« Oh je suis sûr que Sheraz ne manquera pas de vous faire faire le tour du propriétaire jusqu'au bout. Tu pourrais au moins lui porter ses affaires fils ! Acha ?! Ce n'est pas comme ça que je t'ai élevé... », se lamenta le vieil homme en retournant auprès de son épouse, secouant la tête en signe de désapprobation.

Sheraz le regarda s'éloigner puis, constatant que Grise avait aussi vidé les lieux, il adressa un petit regard oblique à Selma.

« Mes parents sont très... enfin tu t'en rendras bien compte toute seule. Viens, je te montre ta chambre. Je t'avoue que je les ai pas vraiment prévenus de ton arrivée. Comme on n'en avait pas reparlé, je pensais que tu viendrais pas alors... »

C'était tout de même mieux que de lui demander de but en blanc mais qu'est-ce tu fous là ?, ce qui aurait très bien pu sortir de sa bouche s'il n'avait pas eu tant de prétexte à réflexion. Il la conduisit à une coquette chambre, pas très grande mais parfaitement ordonnée où se côtoyait napperons en broderie anglaise, tapisserie de jouy et boiseries aux teintes rose poudré. Très moderne en somme, tout autant que le mannequin de couture qui tenait lieu de décoration. Curieusement, en le voyant Sheraz se dit que la compagnie d'un buste sans tête ni membres dérangerait peut-être moins Selma que les aristocrates occupées à folâtrer sur le papier peint...

« Il faut vraiment que j'aille faire un saut à la salle de bain. Je te laisse t'installer et je te fais visiter ensuite ? », demanda-t-il le plus innocemment du monde.

Sur la table de chevet, une petite théière s'était mise à chanter. C'était un petit objet que Sheraz avait offert à sa mère et qu'elle trouvait tout à fait charmant, principalement parce que, cette théière de courtoisie, se remplissait du breuvage préféré de la personne qui s'en servait. Tout à fait ravissant aux yeux de la vieille dame. Et rose poudré, de surcroît.

Les époux Mahal étaient effectivement un couple très conformistes et, comme l'avait dit leur fils, très à cheval sur l'étiquette. Lorsque Selma les rejoignit au rez-de-chaussée, dans la librairie, ils étaient en train de discuter de l'inacceptable situation dans laquelle leur fils les avait mis, et surtout, ils en étaient encore à se demander comment cela avait bien pu arriver quand une présence dans leur dos leur fit cesser leurs messes basses.

Devant le flot d'explications un peu confus de la jeune femme, les deux septuagénaires échangèrent un regard rond et entendu. C'était la première fois que Sheraz invitait -ou n'invitait pas, ils n'en étaient pas sûrs à ce stade - une jeune femme chez eux. Griselda Lovely ne comptait pas vraiment puisqu'ils la connaissaient depuis leur arrivée. Elle faisait en quelque sorte partie du paysage.

« Loin de moi de vous mettre mal à l'aise ou de me mêler de votre relation Selma mais... Est-ce que vous vous seriez ... disputés ? »

A l'évidence, il fallait mettre le trouble de la jeune femme sur une dispute de couple. Forcément.

« Sheraz manque parfois de tact, il faut bien l'admettre. »
« Ça c'est vrai. Il y a des choses pour lesquelles il ne sait pas y faire mais c'est un gentil garçon. Il faut lui pardonner. », surenchérit Kamal, lui aussi convaincu qu'ils étaient en train de perdre une belle fille en devenir (ou déjà devenu, qui savait ?) « Quoiqu'il en soit nous serions ravis de vous avoir à la maison et de faire votre connaissance. Je vous assure. »

Les deux petits vieux la regardaient avec un petit sourire encourageant, espérant faire pencher la balance. Si vraiment cette fille avait réussi l'exploit de sortir Sheraz de ses boulons et équations, ils l'accueillaient à bras ouverts, prévenus ou pas.

Ne sachant plus que faire pour la retenir, ils s'entendirent silencieusement pour entretenir la conversation jusqu'à ce que leur grand dadet de fils ne daigne pointer le bout de son nez :

« La Havane donc ? J'ai toujours rêvé de voyager. Moi-même je suis originaire du Penjab pakistanais mais on ne peut pas dire que je sois un globe trotteur. »
« Ohoh, ça c'est le moins qu'on puisse dire. Notre plus grand voyage finalement, ça a été de venir nous installer ici, côté sorcier. », se moqua gentiment Agnes.

Il y avait dans la voix de la vieille dame une forme d'affection tout à fait délicieuse.

Une expression de soulagement passa sur le visage des Mahal. Ouf, ça n'était pas déjà la fin de ce qu'ils espéraient être une lueur d'espoir. Si Kamal Mahal avait jusqu'à tard considéré comme un bien le fait que Sheraz ne semble pas s'intéresser aux jeunes filles, il était arrivé à un âge où la chose devenait préoccupante pour le vieil homme. Lui qui avait fui son Pakistan natal pour ne pas avoir à faire avec des coutumes qui lui hérissaient le poil en était presque à considérer l'idée de présenter des jeunes femmes convenables à son empoté de fils. Quant à Agnes, elle avait déjà émis une ou deux fois l'idée qu'il n'était peut-être pas intéressé par les filles... et autant dire qu'on touchait là aux limites de l'ouverture d'esprit de Kamal.

Le vieux monsieur s'éclaircit la voix, n'osant pas regarder son épouse. Il avait beau être content de l'arrivée de Selma - quoique impromptu - il redoutait ce qu'il pouvait bien se cacher derrière ces choses et sentait que le terrain glissait vers une direction où il n'avait pas du tout envie d'aller. Agnes accrocha un sourire un peu pincé à ses lèvres, joignant les mains comme pour se préparer à toute éventualité. Mais finalement la conversation s'orienta vers un sujet avec lequel ils étaient plus à l'aise : les voyages.

« Le métro ? », Agnes eut un rire charmant, « Mais c'est compréhensible quand on y pense. Tu te souviens la première fois que Sheraz a voulu nous faire entrer dans une cheminée... »

Kamal eut un petit marmonnement qui disait bien ce qu'il avait pensé de ce voyage infernal dans une cheminée.

Quoiqu'il en soit, ils pressentaient qu'ils auraient déjà une foule de sujet de conversation avec cette adorable et étrange jeune femme. D'ailleurs ils ne purent s'empêcher de relever la déclaration à demi voilée. Voilà qui confirmait leurs soupçons. Tout de même, venant de leur fils, ils se seraient attendus à des présentations plus officielles.

Justement, ce fils qui manquait à tous ses devoirs venait de les rejoindre, juste pour entendre cette déclaration. Je vous aime tout autant que lui. Les yeux manquèrent lui sortir de la tête.

« Sheraz ! », annonça sa mère d'une voix chantante.
« C'était un peu rapide non ? », releva son père, sceptique quand à la toilette express qu'avait fait son fils. A moins qu'il eut usé de magie... c'était certainement ça.
« Je ne voulais pas laisser Selma attendre seule trop longtemps... », et on se demandait bien pourquoi quand on voyait qu'au bout de dix minutes de conversation on en était déjà à parler développement personnel et réciprocité des sentiments. Les cheveux du jeune homme firent une embardée vers le rouge avant de se modérer instantanément sur un châtain foncé qui aurait pu faire illusion.

« Je comptais... qu'on aille faire un tour à Ivybridge en fait. » Aussitôt les parents Mahal ravalèrent leurs envies de débat sur le développement personnel. Le regard de Sheraz se posa, suspicieux, sur Selma comme il attendait une réponse. Puis se rendant compte que ça n'en était pas tout à fait une, « Enfin si ça te dit ? », précisa-t-il.

A nouveau ce petit sourire pincé très poli passa sur les lèvres d'Agnes Mahal.

« Nous aurons tout le temps de parler développement personnel. Si tu veux je te ferais une sélection de mes auteurs favoris en attendant. »

Sheraz se mit à prier intérieurement que parmi ceux-là aucun ne parler de tantrisme ou de communion avec les arbres...