Traquée #Aram

A l’adresse qui avait été donné à la sorcière s’élevait un vieux bâtiment insalubre au cœur même d’un quartier mal famé. Sur la porte, un profil de harpie gardait l’entrée de son œil vigilent. Apparemment, ce qu’elle vit en Améthyste lui convint, puisque la porte s’ouvrit sur un long tunnel qui semblait creusé à même la roche. De la lumière pouvait s’apercevoir tout au fond, et on était irrémédiablement attiré par elle comme un papillon de nuit par le feu.

Alors, enfin, on entrait dans une gigantesque bulle à ciel ouvert où se dressait le célèbre cirque Torres, ainsi que le plus grand rassemblement de sorciers gitans de la capitale. Invisible pour quiconque ne le cherchait précisément, le gigantesque chapiteau émergeait comme s’il prenait forme selon le bon vouloir et les goûts de ses spectateurs. Ils étaient d’ailleurs nombreux à avoir choisi d’y passer la soirée, ou peut-être même la semaine. Certains voyaient ici leurs sens tellement sollicités qu’ils en perdaient la notion du temps. Sous les gigantesques voiles usés par le vent, l’air vibrait d’une énergie intrigante, entrainant tous les spectateurs dans un univers où la réalité se confondait avec le fantastique.

Partout où l’œil portait, les couleurs éclataient, réhaussées par des bannières de velours et de papier aux tons saphir, carmin et lavande. Des lanternes dansaient en scintillant, éclairant les badauds et les artistes de leurs lueurs chaudes. Au sol, sur un camaïeu de tapis aux motifs complexes, des acrobates se mouvaient avec une grâce féline, laissant l’illusion se fondre avec leurs corps dans de véritables traînées d’étoiles. Les danseurs de feu hypnotisaient les spectateurs avec leurs chorégraphies endiablées. Dans chaque allée sous le chapiteau, on tombait sur de nouvelles surprises : une diseuse de bonne aventure prédisant les destins en échange de monnaie sonnante et trébuchante, des jongleurs manipulant des orbes de lumière, un carrousel spectral faisant tourner des chevaux volants... Une odeur d’épices exotiques flottait dans l'air, tandis que des échoppes ornées de vitraux multicolores offraient un aperçu alléchant de la gastronomie gitane.

Un peu à l’écart de ce spectacle envoûtant se trouvait une tente plus modeste. C’était là que la sorcière trouverait Aram Romanez, l’avait informé une élégante placeuse. À l'intérieur, des tapisseries bariolées murmuraient des histoires de royaumes oubliés, et un mélange étrange d'artefacts s'alignait sur les étagères - boules de cristal, parchemins anciens et potions mystérieuses qui étincelaient à la lueur de petites chandelles. Le Romanez se tenait là, drapé dans une robe brodée de motifs dorés, jouant distraitement avec son jeu de cartes.

- On m’a dit que vous me cherchiez, murmura-t-il en français avant de laisser doucement son regard remonter jusqu’à la sorcière, tandis qu’il semblait pourtant bien être seul sous cette tente.

- Mais… Vous préférez peut-être que je vous parle en anglais ? Asseyez-vous je vous en prie…

Sans se lever lui-même, il désignait le siège de cuir placé devant lui et entreprit d’étaler les cartes sur la table qui les séparait, ne laissant voir d’elles que leur dos bleu nuit parsemé d’étoiles.

- Alors, vous voulez que je vous lise les cartes ? Qu’est-ce que vous aimeriez savoir ? Quand reviendra l’être aimé ? Ou bien comment fuir l’attention d’un paternel un peu trop omniprésent ?

Le sourire toujours aussi faussement mielleux, Aram releva son regard sombre sur la sorcière qui s’assit devant lui. Le port de tête altier, elle semblait cacher un état de fatigue et de stress sous une arrogance bien mal avenue. Qui était-elle pour critiquer une communauté entière sous leur propre toit ? Ne savait-elle donc rien de la fierté tzigane ?

- Alors, si je récapitule, vous venez me déranger en plein travail, me faisant perdre mon temps en exigeant que je ne vous fasse pas perdre le vôtre, vous insultez allègrement ma culture et mes croyances, et enfin, vous pensez que si vous parlez anglais, personne ne vous comprendra ? Effectivement, je n’ai pas besoin de divination pour comprendre que vous êtes anglaise…

L’arrogance et la suffisance de ces peuples privilégiés qui pensent que tout leur est dû… Avec un reniflement méprisant, le sorcier retourna une première carte en lançant sur un ton aussi froid que l’acier.

- Nous ferons les choses à ma façon, ou nous ne les ferons pas du tout. Si vous voulez continuer à fuir de pays en pays sans jamais trouver de terre d’acceuil, ce n’est pas moi qui vous en empêcherait. C’est après tout sort que connaît mon peuple et tous les parias de notre espèce depuis la nuit des temps.

Deux autres cartes aux illustrations animées vinrent rejoindre la première : le bateleur – une jeune personne moitié garçon et moitié fille réalisant d’étranges tours de passe-passe ; le monde – une femme à la tresse dorée perchée sur un globe défilant sans fin sous ses pieds et en fin le jugement – sur laquelle une victime se faisait dévorer par les flammes.

- Ta propre naissance fut ta première épreuve, commença-t-il le visage toujours aussi fermé, passant sans s'en rendre au tutoiement alors qu'il soulevait le voile de sa vie. Ton père voulait un fils, et non une fille. Tu as toujours dû jouer un double-jeu pour t’en sortir… Jusqu’à cette deuxième naissance qui te libère de cette mascarade en te poussant à l’exil. Son doigt passait de la première à la deuxième carte. Tu parcours le globe pour échapper à son jugement…

La dernière carte était sans équivoque, les flammes qui léchaient le bord de la carte faisaient briller ses yeux de répulsion alors que son cœur se serrait devant leur signification. Aussi, il la retourna, ainsi que la première, pour ne pousser vers la sorcière que la carte du globe.

- Le monde porte également une signification : le renversement d’un tyran. Mais tu n’es pas là pour le confronter. Tu cherches un moyen pour te cacher, habilement et subtilement. Et tu t’es tournée pour cela vers la communauté des invisibles. Ceux qui ont la capacité de faire se détourner les regards sur leur passage et de devenir invisible aux yeux des puissants. Est-ce que je me trompe ?

Son regard, quitta ses mains pour remonter jusqu’au sien, s'y plongeant en se figeant – prêt à analyser la moindre réaction de sa part comme une réponse à tout ce qu’il venait de lui dire.

L’anglaise était difficile à convaincre, engoncée dans une paranoïa constante qui la poussait à tout remettre en question derrière un masque de mépris qui cachait bien mal sa peur. Une peur tenace qui colorait chacun de ses gestes et la moindre de ses intonations. Elle gardait la tête haute, tentant de donner le change en cherchant la faille dans le discours du Romanez. Ce dernier eut un sourire goguenard en coin alors qu’il l’observait, reprenant son vouvoiement initial.

- Vous avez raison… Il ne faut jamais croire un rom, ils mentent comme ils respirent, c’est bien connu !

La sorcière insistait, s’impatientant avant de finalement s’asseoir sur le siège qu’il lui avait destiné dès qu’elle avait passé la tenture qui les séparait du reste du cirque. Elle avait trop en jeu pour accepter de jouer le sien, et un brin d’empathie s’empara du cœur plaqué or du tzigane. Avec un soupir, il leva la main pour claquer des doigts, faisant apparaître un plateau qui portait une longue bouteille de cristal transparent ainsi que deux petits verres.

- Il y aura un petit supplément, cela s’entend, ironisa-t-il avec un rictus alors qu’il attrapait la bouteille pour leur servir deux généreuses rasades. Trinquant son verre contre le sien, il lui offrit un clin d’œil amusé. Voilà au moins un point sur lequel on se rejoint ! A la vôtre !

D’une traite, le sagace vida son verre avant de le reposer dans une grimace. De l’alcool, ils en auraient bien besoin pour ce qu’il avait à lui proposer… Reprenant un air sérieux, Aram joua avec la carte du monde posée sur la table en l’effleurant, avant de reprendre la parole.

- J’avais besoin de vérifier certains détails de votre histoire, afin de pouvoir vous proposer la seule et unique alternative qui vous permettrait d’échapper définitivement à ceux que vous cherchez tant à fuir…

De son index, il suivit sur la carte la lisière du globe qui se mit à briller et à prendre petit à petit la forme d’un anneau argenté qui se solidifia devant leurs yeux.

- Au fil des siècles, notre peuple a appris à devenir invisible quand la situation le demande, et à savoir disparaître face à la menace. C’est une magie ancienne très particulière, indétectable et pratiquement inaltérable. Si vous deviez gagner la protection de notre sang, vous pourriez ainsi vivre la vie que vous souhaitez, sans jamais que ceux qui vous veulent du mal ne puissent vous retrouver, quand bien-même vous seriez juste sous leur nez.

Il attrapa l’anneau entre son pouce et son index afin de le faire étinceler à la lueur des bougies, ses pupilles sombres fixées sur lui.

- Il n’y a cependant qu’une seule manière de posséder ce pouvoir, c’est de devenir officiellement l’une des nôtres... Son regard brilla quand il se posa sur elle, lui tendant l’alliance rom qu'il venait de faire surgir de la carte. Je ne vous parle pas d’amour, je crois même comprendre que nous n’éprouvons que peu d’affection l’un pour l’autre. Tant mieux. Je vous propose simplement une alliance dans laquelle vous comme moi serions gagnant… Il se trouve qu’obtenir la nationalité britannique pourrait m’être très utile dans les temps à venir…

Aram eut un sourire qui dévoila certaines de ses dents en or, métal qui - associé à ses divers bijoux et amulettes clinquantes - lui permettait de décupler l’usage de sa magie sans baguette. On aurait facilement pu croire qu’Aram avait attendu de pied ferme et durant de longues heures l’arrivée de cette sorcière en grand besoin de son aide, voire même qu’il était potentiellement à l’initiative de cette bien opportune rencontre…

Le visage de la sorcière en face de lui passait par toutes les couleurs. Compréhensible… Ce n’était pas tous les jours qu’on se voyait recevoir une proposition aussi inattendue, surtout venant d’un inconnu… S’il n’y avait la bouteille de whiskey entre eux, peut-être aurait-elle renversé la table, mit une claque au malotru et serait partie en vociférant. Heureusement que l’alcool était là, et alors qu’elle l’avalait d’une traite, Aram pria pour qu’il l’aide à faire passer la pilule.

Après quelques instants de silence, la jeune femme en fuite finit par reprendre la parole, lui demandant de bien nécessaires détails. L’arménien s’esclaffa en secouant la tête, se reposant insolemment sur le dossier de son siège.

- Désolé ma mignonne, mais je ne couche qu’avec des femmes consentantes… Et puis, pour être honnête… Vous n’êtes pas du tout à mon goût !

Son sourire s’agrandit, laissant voir l’or de certaines de ses dents briller. La magie tzigane utilisait les métaux précieux comme amplificateurs, à l’image des sorciers occidentaux et de leur baguette. C’était la raison pour laquelle Aram portait de nombreux anneaux à ses oreilles, autour de son cou, de ses poignets, ou encore de ses doigts. Mais ses amulettes et autres grigris était innombrables, de ses plombages aux dents à ses tatouages runiques sous sa tunique traditionnelle. Mais le fait que chez un sorcier tzigane l’or soit toujours visible à des yeux étrangers s’expliquait également par une bien plus sombre et pas si ancienne histoire ; quand les roms du monde entier devaient prouver qu’ils possédaient l’or permettant d’acheter leur propre liberté.

La main du sorcier s’agita dans un cliquetis bruyant alors que la bouteille s’élevait dans les airs pour les servir tous les deux.

- Ce par quoi nous devons passer, c’est un puissant rituel tzigane d’échange de sang pour sceller cette union. Dans notre culture, nous ne passons jamais par l’écrit, mais pour vous, cela sera tout-de-même plus sûr… Vous agirez comme vous le souhaitez, et choisirez le nom que vous voulez. Tout ce qui m’importe, c’est que quand la BPM britannique viendra mettre son nez crochu dans nos affaires, ils soient rapidement convaincus que nous formons le plus heureux des petits couples !

Aram attrapa un des verres dont il versa le contenu dans son gosier. Malgré son cœur en or plaqué, le Romanez comprenait que cette situation devait être pour le moins bouleversante pour la sorcière qui se retrouvait devant une impasse. Le Congrès Magique Tzigane ne lui avait pas laissé non plus beaucoup de choix. L’agent devait obtenir la nationalité britannique par tous les moyens, et comme il avait un peu trop tardé à s’exécuter, ils lui avaient présenté cette seule et unique option. S’avançant de nouveau au-dessus de la table pour s’approcher d’elle, il reprit un air plus sérieux.

- Ecoutez… Cette solution ne me plaît pas beaucoup plus qu’à vous… Mais je peux vous promettre de tout faire pour rendre cette situation la plus acceptable possible pour nous deux. Ce qui importe, c’est de vous mettre le plus vite possible en sécurité… Au fait, je suis Aram Romanez, de l'endaja Romanez !

Sa main tendue jusqu’à elle ressemblait plus à une offre de trêve qu’à une véritable proposition de fiançailles…

La sorcière semblait faire bien peu de cas de son charme naturel. Avec un sourire goguenard, Aram leva l’un de ses sourcils, en l’observant le détailler. Quelques mois auparavant, le tzigane aurait pris comme un challenge cette dame de bonne famille qui démentait tout attrait pour lui. Certainement, elle ne voyait de lui qu’une facette, et il aurait eu bien plus et bien mieux à lui montrer. Après tout, ce genre de jeune femme craquait souvent pour les mauvais garçons dans son genre, non ?

Mais les enjeux avaient à présent changé, et Aram avait plus à gagner en gardant ses distances. Il était même assez rassurant de se dire que leur alliance pourrait reposer sur une seule complicité mutuelle qui restait encore à bâtir. Si aucun sentiment dégoulinant ne venait émailler leur union, elle résisterait à toutes les menaces. Encore fallait-il qu’il se montre digne de sa confiance.

La fugitive vida son verre, lui faisant comprendre qu’elle attendait qu’il le lui remplisse de nouveau. La bouteille se pencha, répondant en quelques secondes à son désir. Aram leva son verre qui était lui aussi de nouveau plein pour trinquer avec le sien avec qu’elle se présentait enfin à lui. L’alcool commençait déjà à réchauffer ses joues, lui apportant l’insouciance nécessaire pour aller au bout de cet irraisonnable projet.

- Et vous avez ma parole, Améthyste Miller, qu’une fois liée à mon peuple, il fera tout ce qui est en son pouvoir pour vous protéger. Même si les communautés magiques du monde entier s’alliaient, elles ne seraient pas assez fortes pour nous faire face.

Le Romanez était fier de son sang et de ses origines. S’il manquait parfois d’objectivité sur les noirceurs de leur propre histoire, il n’était pas bien loin de la vérité dès lors qu’il s’agissait de faire disparaître l'un des leurs des yeux du monde.

- Je comprends votre besoin d’en savoir plus avant de prendre la moindre décision, et l’idée de visiter mon Endaja avant de le rejoindre officiellement paraît sage. Cependant… Je ne peux vous y inviter. Une ombre vous suit actuellement. Je peux la sentir d’ici. Nous sommes dans un lieu où la magie occidentale est brouillée et votre piste est momentanément perdue. Mais dès que nous sortirons de ces lieux, ceux qui vous cherchent risquent de vous retrouver sous peu. Et je ne peux les mener droit à mon Endaja. Non…

Il se tut, baissant son visage qui s’était assombri en faisant rouler son verre sur la table, ses anneaux à son doigt cliquetant selon un certain rythme connu de lui seul.

- C’est un choix que vous devez faire dès à présent. Il y a ici les personnes ressources qui peuvent nous unir. Vous pourrez alors quitter cet endroit en toute sécurité pour passer le temps que vous souhaiterez chez les miens. Si vous voulez prendre le temps de la réflexion, je resterai encore ici une semaine. Mais si vous vous aventurez au-delà de ces murs, je ne pourrai vous garantir aucune sécurité…