Been gone for far too long || Aram

Cela fait un long moment que je n’ai pas foulé le sol anglais. Si le froid ne m’a jamais posé problème, couplé à l’humidité de ce pays ça me mord la peau et les os, même à travers les diverses couches superposées de vêtements aussi ternes et discrets qu’est le ciel de cet après-midi. J’évolue dans les ruelles du Marché aux Trolls, où le fond de l’air est tendu, électrique, et je ne croise que des visages peu avenants, préoccupés, sombres.

Mon regard se fait inquisiteur sur ce qui m’entoure, je n’en perds pas une miette, laisse traîner mes oreilles et mémorise les informations que j’en tire. Garder un œil sur ce qui se trame, voilà la raison de mon retour en ces lieux. Comme souvent, les instructions sont vagues mais je n’ai pas cherché à en savoir davantage. Si, plus jeune, j’étais déterminée à me rendre utile, au départ de mama les choses se sont corsées, j’ai eu des pensées bien plus égoïstes, liées à ce qui me pend au nez, y ai consacré mon temps libre… Parfois, je suis encore gagnée par un sentiment d’urgence, j’étouffe à l’idée de passer à côté de quelque chose, à dédier ma vie au Congrès, puis je me reprends car, si ma vie d’humaine se révèle courte, autant qu’elle soit profitable aux miens, non ? Alors une fois de plus, j’ai obéi, sans poser de questions.

Ils n’auraient pas eu à me convaincre longtemps, cependant ! Revenir au Royaume-Unis est aussi l’opportunité de revoir du monde, dont celui qui fut mon partenaire de crimes durant une bonne partie de ma vie. C’est ce qui m’amène dans cette rue bondée à peine débarquée sur les terres britanniques. Personne ne m’avait ouvert lorsque je suis allée frapper à la porte de sa roulotte, je suis donc partie à la recherche de mon ami. Je me glisse, me faufile entre les passants, suivant la direction que m’indique les pulsations de la pierre dans ma main

Enfin je repère sa silhouette dans la foule. Une ombre parmi les ombres, excepté que je la connais bien, celle-là. La magie qui coule dans mon sang trahit certainement ma présence car il relève les yeux dans ma direction. Ce simple contact visuel me réchauffe le cœur et j’en oublierais presque le climat anglais. Un sourire en coin étire mes lèvres et je franchis les derniers mètres qui nous séparent en quelques foulées, évitant de peu de bousculer les gens, mes boucles brunes volant et rebondissant dans mon dos, et lui saute au cou.

« Micul prinț ! »* Je desserre mon emprise et retrouve le sol. Je prends son visage dans mes mains, scrute ses traits, sourcils froncés. « … T’as une sale tête. »

La négociation avait été rude pour le tzigane qui n’avait cependant droit à l’erreur. Ces précieuses feuilles séchées de dirico albinos lui étaient nécessaires pour une potion de son cru. Un essai de remède pour lequel il n’avait que peu d’espoir, mais qui valait bien la peine de tout tenter. Heureusement pour lui, Aram pouvait bénéficier de l’apport d’un sponsor bien particulier : Tâlhar, son compagnon de route.

Le niffleur lui rapportait régulièrement l’équivalent d’un petit magot dans lequel le Romanez puisait sans aucune honte. C’était bien simple, Tâlhar était pour lui l’équivalent d’un porte-monnaie sur pattes qui se remplissait automatiquement. Aram ne volait personne, il se contentait d’emprunter à sa créature de compagnie. Si les passants étaient assez étourdis pour ne pas se rendre compte de la présence de ses petites pattes précises dans leur poche, ils méritaient bien de se faire délester de quelques pièces et bijoux…

Les pâles feuilles glissées dans une poche intérieure d’où elle disparaîtraient immédiatement, Aram s’éloigna de la sombre boutique où il avait fait affaire. Un sourire de gredin accroché à son visage mal rasé, il comptait bien gouter le nouveau cru d’eau de Troll pour fêter son acquisition quand soudain, un étrange sentiment le saisi. Ses poils se dressèrent sur ses avant-bras, tandis qu’une sensation chaleureuse se répandit dans son corps entier. L’impression de se retrouver brusquement… à la maison.

Le Romanez se figea, avant de tourner lentement la tête pour trouver l’origine de cet élan de bonheur. Ça ne pouvait qu’être elle évidemment… Il n’eut pas besoin de ses pierres magiques pour trouver sa trace, son être entier réagissant à sa présence qu’il avait toujours connu ou presque. La masse de boucle brune l’avait aperçu également, à travers la foule et elle se précipita vers lui en se jetant dans ses bras. Dans un rire, Aram la souleva au-dessus du sol avant de la reposer précieusement à terre.

- Le balaur* Romanez en personne, s’exclama-t-il dans un sourire qui laissait voir la brillance de ses dents en or. Je pense qu’avec l’âge je te ressemble de plus en plus, d’où ma tronche !

En s’esclaffant, Aram se dégagea de son examen, mais ce fut pour mieux l’observer elle. Chaque nouvelle rencontre était tout à la fois une explosion de joie et d’inquiétude, tant il pouvait mesurer l’évolution de sa malédiction qui prenait toujours plus le pas sur son aura aux reflets chatoyants. Le tzigane fit son possible pour balayer l'appréhension de ses traits, sachant pertinemment qu’il n’y avait rien que Naïri détestait tant qu’attirer la pitié.

- Que fais-tu là surioară**, lui lança-t-il en pressant sa main dans la sienne, se sentant soudain presque redevenu un gamin des rues devant celle qu’il avait suivi si longtemps avec une admiration sans bornes. Le Rom connaissait déjà la réponse qu’il n’aimerait guère car le Congrès distribuait ses informations avec bien plus de parcimonie que son niffleur dépensait son argent. Il s’agissait d'ailleurs là de leur tout premier apprentissage de la Congrégation : une information vaut bien plus que tous les trésors du monde.

- Viens avec moi, je t’offre un verre ! T’as un paquet de choses à me raconter depuis la dernière fois ! T’as loupé de peu Tâlhar qui est parti faire un tour… Il va être tellement content de te revoir !

Il était toujours plus facile pour Aram de faire parler un niffleur assez indifférent à tout ce qui n’était d’or que de lui exprimer l’étendue de sa joie de l’avoir retrouvée…


* dragon
** petite sœur

Je prends un air faussement outré quand mon inquiétude formulée se retourne contre moi avant d’éclater d’un rire franc et débordant de joie. Il pourrait me dire les pires horreurs que je n’y croirais pas, pas après toutes ces années partagées, et que je n’y entendrais que des déclarations d’amour vache, comme là.

« La différence entre nous c’est que je maîtrise la magie moldue de l’anticerne pour cacher mon terrible visage. »

Et quand il observe à son tour ce dit visage, je roule des yeux avant de lui offrir un sourire qui se veut rassurant.  Sauf qu’on sait très bien ce qui se cache sous les apparences, ce qui me ronge lentement mais sûrement depuis ma naissance, qui me dévore les entrailles et prendra un jour le dessus sur la sorcière malgré tous les talismans dont je peux me parer. S’en inquiéter est une perte de temps et d’énergie surtout lorsqu’on a de quoi se réjouir après tant de temps éloignés l’un de l’autre ! Je le couve encore de mes yeux pétillants de bonheur avant de hausser un sourcil surpris à son interrogation.

« Tu ne peux pas m’avoir simplement terriblement manqué au point que je vienne me perdre dans ce repaire de malfrats ? » Que je réponds avec un sourire mutin. « Tu dois t’en douter, non ? »

Tête penchée, je vrille mes prunelles dans les siennes pour y déceler la confirmation à ma question. Lui qui s’est chaque fois montré le plus malin, le plus roublard, qui arrive toujours à voir un coup ou deux d’avance… Il ne peut que savoir ce qui m’amène sur l’île britannique. La tempête qui menace, le grondement sourd qui s’élève et qui s’entend jusque dans les Carpates, qui intrigue voire inquiète le Congrès. Je suis tout de même étonnée, de mon côté, qu’ils aient estimé nécessaire de faire appel à mes services alors qu’ils ont déjà du monde sur place. Y a-t-il baleine sous gravillon ? D’un autre côté, cela fait plusieurs missions d’affilées où je me sens passablement inutile, à croire qu’ils cherchent à me mettre au placard avant l’heure.

« Ça doit être assez énorme pour avoir besoin d’oreilles supplémentaires à laisser traîner… Ou alors ils voulaient juste me coller dans tes pattes, qui sait ? Dans tous les cas, on n’va pas se plaindre, si ? »

Je hausse les épaules, n’estimant pas utile de détailler davantage les raisons de ma présence, surtout pas avec autant de possibles fouineurs autour de nous. J’ouvre rapidement la bouche, cette fois réellement outrée par l’offre si peu généreuse !

« Un seul verre ? Après tout ce temps ? Espèce de gros radin ! » Que je m’esclaffe en lui prenant le bras alors qu’on prend la direction de ce que j’espère être autre chose qu’un boui-boui miteux. « Mais c’est mieux que rien, je suppose. Je payerai le suivant. Et celui d’après ! Il nous faudra au moins ça, je pense ! Vivement que Tâlhar revienne, lui au moins il sait m’apprécier à ma juste valeur. »

Même si c’est uniquement parce qu’il tente chaque fois de chaparder mes colliers et autres bracelets.

Aram cacha difficilement une grimace alors que Naïri évoquait à demi-mots les raisons de sa présence sur le sol anglais. Le fait de la savoir nouvellement mêlée à toute cette affaire sur le point d’imploser ne lui plaisait en aucune façon. Ce n’était pas qu’il n’avait pas confiance en sa capacité à résister à l’adversité. Naïri était à bien des égards plus coriace et puissante que lui. Mais le Romanez ne pouvait s’empêcher de ressentir un élan protecteur qui le poussait à vouloir éloigner sa famille le plus possible du cœur de l’impact. Sa sœur avait un autre combat à mener, plus important et plus implacable que toutes les révolutions et guerres civiles.

- Mais oui, mais oui ! Tu es plus enchanteresse que la lune elle-même !

Qui était-il pour s’opposer à un ordre du Congrès ? Les anciens savaient ce qu’ils faisaient et n’étaient pas à un sacrifice près pour parvenir à leurs fins… Naïri l’attrapa affectueusement par le cou en relevant sa radinerie légendaire. Aram l’agrippa farouchement en retour et l’enveloppa dans sa cape élimée, le cœur autant gonflé de joie que d’inquiétude.

- Je t’offrirai tous les verres que tu veux au campement. Mais une fois là-bas, tout le monde voudra te voir et te parler… Moi je te veux pour moi tout seul un peu avant ! Viens, suis-moi surioară.

Délaissant la rue bruyante et ses piétons pressés, ils prirent la direction d'une petite ruelle vide aux briques assombries par la poussière ambiante. Quelques pâtés de maison plus loin, il s’arrêta vers un mur apparemment anodin et lançant un sourire complice à la sorcière, passa sa main devant une affiche à moitié déchirée. Le poster s’enfonça sur lui-même, révélant un passage en son sein. Le regard étincelant, le Romanez entraîna Naïri derrière lui. Poussant une petite porte sans prétention, ils trouvèrent un escalier à moitié effacé dans la pénombre, et au bout de ce dernier, une grille qui s’ouvrit dans un grincement.

Alors, un joyau caché se révéla à eux, bar clandestin suspendu dans le ciel magique de Londres. Bien plus lumineux que l'ambiance boueuse du Marché aux Trolls, l’atmosphère semblait elle aussi plus légère et badine, pétillant des éclats de rire et du bourdonnement sourd des conversation. Les murs étaient tapissés d’affiches aux tons chauds qui représentaient des scène comiques et parodiques mettant en scène des représentants du Ministère de la Magie. L’un d’entre eux, un agent particulièrement paresseux qui se faisait taper dessus par sa cheffe, ressemblait étrangement à @Ebenezer Grimm. C’était la scène qu’Aram trouvait la plus hilarante.

Le tzigane guida sa sœur vers un coin confortable, où les ouvertures panoramiques offraient une vue imprenable sur le paysage urbain. Les lumières scintillantes du Londres magique s'étendaient sous leur nez, mais Aram s’en détourna pour leur commander deux pintes. Ces dernières apparurent comme en émergent à travers la table et l’arménien ne perdit pas une seconde pour trinquer avec sa sœur.

- Alors raconte-moi, mica mea… Quelles nouvelles de l’endaja ? Tout le monde va bien ? Et toi, qu’est-ce que tu as fait de beau ces derniers temps ? Tu nous viens d’où ?

Si j’aime être parmi les miens, je ne me sens pas d’attaque pour la myriade de questions qui accompagnera l’accueil qu’ils me feront. Trop de monde, trop d’agitation, trop de voix alors que seule la sienne m’intéresse pour l’instant. Le petit prince, le frère que je n’ai jamais eu. Alors l’idée d’un tête à tête me convient parfaitement et la flatterie est un bonus appréciable.

« Tu sais m’amadouer, comme toujours ! »

Je le suis gaiement dans le dédale des ruelles du Marché aux Trolls. S’il m’est déjà arrivé de séjourner à plusieurs reprises en Angleterre, je n’y ai pas passé suffisamment de temps pour connaître chaque recoin, chaque trésor dissimulé comme il le fait. C’est avec de grands yeux émerveillés que j’observe le passage naître devant nous et que je m’y engouffre à sa suite. Chaque étape m’extirpe un immense sourire, me donnant cet avant-goût d’aventure partagée qui m’a manqué !

Quand on arrive enfin à destination, je trépigne de joie face au charme de l’endroit ! Mes prunelles se perdent sur les différentes affiches et j’en désigne certaines du doigts dans un éclat de rire. Lorsqu’on s’installe je suis subjuguée par la vue sur la ville et seule la voix d’Aram parvient à m’en détacher. Je me saisis de ma pinte et viens l’entrechoquer à la sienne avant d’en boire une longue gorgée puis de la reposer doucement sur la table.

« Anita a eu son bébé ! Un adorable petit gars avec de sacrés poumons ! Mais tu sais ce que c’est. Ça pouponne, ça cajole, tout le monde s’extasie et y va de ses commentaires en lançant des regards lourds de sens quand ils ne sont pas gênés… Je suis bien contente d’être là ! »

Je termine ma remarque en roulant des yeux. Je sais qu’il n’en prendra pas ombrage car sait combien les nôtres peuvent être épuisant sur ce sujet en particulier.  Partir en mission, parcourir le monde, permet d’échapper un temps à ces pulsions de bambins qui leur prend régulièrement. Le mal qui court dans mes veines, dans mon sang, atténue encore un peu leur envie de me voir porter la vie mais n’empêche pas certains de se montrer insistant, malheureusement. Alors, oui, m’en échapper par cette nouvelle mission me fait le plus grand bien.

« Et le vieux Zaven perd de plus en plus la boule ! Il y a deux mois, il est sorti en pleine nuit hurler à la Lune. Nu. Persuadé d’être un lycan. Son fils était le plus gêné des deux ! »

Je ris à ce souvenir. On a tous eu une telle surprise en ouvrant nos portes, de le trouver près du feu éteint, nu comme un vers, à s’agiter sous l’astre, à hurler à pleins poumons ! La frayeur est vite redescendue pour laisser place à de l’amusement puis à de l’agacement quand il a refusé de se taire et qu’il a essayé de mordre les mains tendues.

« Le mois suivant il était sous bonne garde, au cas où. Bref, la vie continue à l’endaja ! Quant à où j’étais… » Je lève à nouveau mon verre et savoure le liquide frais et me penche sur la table, vers lui, ma voix débordant soudain d’émotions. « J’ai retrouvé ma mère. » Je glisse une main dans le col de mon pull et en dégage un médaillon. « Grâce à son collier. Il m’a menée jusqu’aux dragonnes, près de... »

Comme à chaque fois que je veux en parler, ma langue est comme liée par une magie ancienne, gardienne de leur secret, de leur emplacement. Je soupire, vaincue et hausse les épaules. L’endroit en soit n’a aucune importance dans cette confession. L’important c’est que je l’ai retrouvée, après toutes ces années où j’avais l’impression qu’on m’avait arraché une partie de moi. Enfin je me sentais entière, ou presque.

« Mama y est à l’abris, protégée par tout un village de bonnes âmes. Elle ne m’a reconnue que sous mon autre apparence mais… C’est toujours elle. »

Du moins, en quelque sorte.  Elle ne pense plus comme nous et ne voit plus que par ses yeux de dragonnes. C’est certainement logique puisqu’elle ne retrouvera jamais sa forme humaine, mais je n’avais jamais envisagé cet aspect. De totalement perdre cette humanité. En y repensant mon cœur se serre et je préfère changer de sujet, diriger la conversation sur lui. Un coude sur la table, je pose mon menton dans ma main alors que mes prunelles sondent les siennes.

« Et de ton côté, fratele meu ? Quelles aventures as-tu vécu ? »

Naïri entreprit de lui raconter les dernières histoires de l’endaja, faisant briller les pupilles d’Aram comme si le temps d’un bref instant, il était de retour chez les siens. Le Romanez s’esclaffa de concert avec la rom d’adoption à ses côtés, imaginant de son toit sur Londres les scènes qu’elle lui dépeignait. Mais soudain, la discussion s’éloigna du clan pour se rapprocher d’un sujet bien plus intime pour la sorcière.

Aram plongea un regard qui avait retrouvé tout son sérieux dans le sien. Soudain, malgré la joie de l’avoir retrouvée, il se sentait le cœur lourd devant sa révélation. Il avait toujours considéré Naïri comme sa sœur, peut importait leur sang respectif. Pourtant, le sang de la sorcière était bien différent du sien, et porteur d’une malédiction qui finirait par l’avaler tout entière. Et voilà que la Romanez lui annonçait avoir retrouvé sa mère, sous sa forme maudite, parcourant les cieux sans ressembler plus aucunement à la forme de celle qui lui avait donné la vie.

Les mots de Naïri résonnaient dans son esprit, et Aram sentit un nœud froid d'effroi se former au creux de son estomac. Car il ne connaissait que trop bien le sort cruel que le destin avait réservé à la sorcière. Une malédiction qui priverait un jour Naïri de son humanité et la condamnerait à un destin similaire à celui de sa mère. Serrant alors le poing d’agitation, le Romanez fut confronté à un sentiment d’impuissance trop imposant pour le laisser de marbre.

Naïri prenait la nouvelle légèrement, voire même se réjouissait de ces retrouvailles. Une nouvelle fois, elle se montrait bien plus forte que lui, et Aram n’avait aucune envie de lui faire subir sa propre colère et son propre chagrin. Mais comment pouvait-il assister à la descente de Naïri dans les ténèbres, sachant qu'il ne pouvait rien faire pour l'arrêter ? Comment pouvait-il rester les bras croisés alors qu'il finirait par perdre la sorcière qu'il aimait comme une sœur ?

Il était inutile de revivre encore et encore ce même échange entre eux. La première fois qu’ils en avaient parlé, Aram n’était pas encore tout à fait un adolescent mais déjà il se sentait tout à la fois incroyablement protecteur et intimidé par Naïri. La dernière fois ne devait pas remonter à plus de quelques années. Le Romanez lui avait annoncé ne pas pouvoir supporter de la voir souffrir et se montrait prêt à tout pour lui épargner son terrible sort. Cependant, Naïri, bien plus sage et résignée, lui avait révélé qu’il n’y avait rien à faire pour changer ce qui avait été inscrit par le destin. Le sien était scellé, inscrit dans les étoiles depuis bien avant sa naissance, et aucune magie ancienne n'y ferait rien. Le cœur d'Aram s’était serré à ses paroles, car il savait qu'elle disait la vérité. Et pourtant, il refusait d'accepter qu'il n'y avait aucun espoir pour elle de se libérer de ses chaînes.

- Je suis content que tu l’ai retrouvée, qu’elle soit en sécurité et que vous ayez trouvé un moyen de vous reconnaitre l'une l'autre, marmonna-t-il alors que son ton ne reflétait aucunement le soulagement de ses paroles.

S’il s’était écouté, il aurait envoyé sa pinte s’écraser sur le mur derrière eux de dépit. Mais au lieu de ça, le tzigane se concentra sur sa bière pour tenter de lui répondre avec autant d’insouciance que possible.

- Oh tu sais moi… La routine habituelle. Rien de bien neuf sous la grisaille londonienne… Je rencontre des gens, je règle quelques affaires pour eux, puis ils disparaissent de ma vie…

Non… Finalement il ne parvenait plus à retrouver son habituel ton léger et badin… L’idée de perdre un jour Naïri lui était tout simplement insupportable… Son lien à elle était censé être indéfectible et plus fort que toutes les malédictions que le destin pourrait inventer.

Je ne m’étais pas attendu à une telle réaction de sa part. Je savais le sujet délicat, tellement qu’on l’abordait peu. La malédiction qui circule dans mes veines, qui scelle ma destinée… Enfant je trouvais ça fantastique ! Un dragon, un foutu dragon ! Comme dans les histoires de contes de fées, j’aurais terrorisé des villages et affronté des crétins de princes ! On aurait parlé de moi avec crainte ! Oui, cette idée me grisait à l’époque et je n’y voyais aucun problème. En grandissant, c’était déjà plus compliqué. Quand les rêves changent en même temps que notre regard... J’ai commencé à souhaiter une vie aussi ordinaire que possible et je n’ai pas tout de suite réalisé à quel point ce serait difficile, bercée d’illusions. Qu’on m’a jetées au visage, me faisant ouvrir les yeux sur ce qui m’attendait ainsi que ceux qui me seraient proche.

La vraie malédiction n’est pas tant de finir mes jours sous des écailles mais plutôt de ne pas savoir quand. Si on m’annonçait encore cinquante belles années devant moi, je foncerais, pour découvrir cette vie envisageable, la partager. Seulement, cela pourrait arriver subitement, la dragonne pourrait prendre le pas sur l’humaine sans vraiment crier gare. Et c’est ça qui me pose problème et qui me pousse pratiquement à vivre au jour le jour.

« Tu me fais quoi, là ? Tu vas vraiment tirer la tronche ? »

Je comprends la colère qui l’anime. Elle m’a longtemps enlacée, telle une amante enivrante, brûlante, toxique. Parfois, un relent de rage remonte quand je suis en prise avec la panique, quand les écailles me recouvrent contre mon gré, que le grondement de la dragonne couvre la voix de la sorcière. Je lutte encore, nullement prête à abandonner cette vie que je chérie à ma manière. Mais je n’y dédie plus toute mon énergie. Car je ne veux pas passer à côté de choses importantes à cause d’un vain espoir. Et je refuse que nos retrouvailles soient éclaboussées par cette colère. Mes mains viennent recouvrir son poing fermé, s’en saisir. Je glisse un pouce dans le creux de sa paume, entre des doigts, le force à les ouvrir.

« Peut-être qu’un jour mon chemin croisera celui de maledictus plus avancées dans leur combat... Mais pour l’instant il m’a menée ici. Auprès de toi. Alors, par pitié, arrête de faire cette tête et savoure le fait que ta petite vie va être moins tranquille et morne pendant quelques temps ! »

Je retrouve un sourire goguenard et lève ma pinte avant d’en boire une longue gorgée. Oui, savourer ! Oublier l’espace de quelques heures les tracas du quotidiens, les complications qu’on a pu rencontrer ces dernières semaines et celles à venir. Une pause en famille, c’est tout ce que je demande. J’observe à son nouveau son visage aux traits qui me semblent toujours aussi tirés.

« La météo déteint sur ton moral, t’as été privé de soleil bien trop longtemps ! Peut-être que tu t’éternises un peu trop dans le coin. Et qu’est-ce que tu peux bien trouver à y faire, d’ailleurs ? Une anglaise serait-elle enfin parvenue à voler ce qui te sert de cœur ? Oh, et ta douce femme, tu as eu des nouvelles ? J’ai entendu dire qu’elle était revenue dans le coin. »

La main de Naïri, habile, se faufila dans la sienne pour rouvrir ce point trop serré sur sa rancœur. Elle le rabroua gentiment, lui faisant comprendre qu’elle avait autre à faire que passer ce moment à ressasser son sinistre avenir. Les personnages dessinés dansaient sur leurs affiches derrière eux, rendant la scène bien plus légère, comme s’ils n’avaient rien fait d’autre que d’évoquer des vieilles légendes du clan.

Relevant le menton, Aram fixa celle qu’il considérait comme sa sœur, qui riait en se moquant de lui, ses épaules ondulant de manière fluide et gracieuse. Elle était fringante et pleine de vie, pas vraiment différente de celle que qu’Aram avait connu il y avait des années de cela. Elle avait débarqué sur leur campement, avec ses longs cheveux emmêlés, ses genoux sales et sa langue bien pendue… Le jeune garçon avait immédiatement été fasciné par elle. Il s’était montré à la fois admiratif et intimidé, comprenant rapidement l’importance qu’elle aurait dans sa vie.

Le soleil perça brièvement les lourds nuages londoniens, éclairant la scène d’une douce lueur dorée. Pendant un instant, c’était comme si le temps s’était arrêté et qu’ils étaient redevenus deux gamins courant dans l’herbe sur le rivage du lac Sevan - insouciants de leur jeunesse, libérés du poids du monde. Alors, un sourire lumineux éclaira le visage d’Aram et il leva à son tour sa pinte en miroir à la Romanez.

- Ma douce femme se porte à merveille, en image à ce qu’elle est d’ailleurs : une véritable merveille. C’est bien naturel venant d’une Romanez !

L’arménien s’esclaffa doucement en replongeant dans sa bière, évitant habilement d’avoir à répondre à ses soupçons sur une quelconque inclinaison de sa part pour les anglaises. Après tout, ces derniers temps, il n’y avait pas eu tant de femmes que cela dans sa vie. Quatre à cinq tout au plus…

- Quant au reste, tu me connais… J’ai fait en sorte que mon cœur n’ait pas assez de valeur pour qu’on soit tenté de le voler…

Il n’était que le sorcier au cœur plaqué or, ainsi qu’on l’appelait parfois au cœur du Marché aux Trolls. Aram s’en contrefichait, s’attachant au contraire à préserver son image de baratineur et célibataire endurci pour se prémunir de toute tentation. Il y avait bien plus croustillant comme histoires à raconter, et le tzigane se pencha en avant sans lâcher la Romanez du regard.

- Et toi ma jolie ? Si tu viens t’enterrer sous la grisaille londonienne, j’ai bien peur que tu doives revoir tes goûts à la baisse. Les hommes d’ici risquent d’être un peu trop… anglais pour toi. Il haussa les épaules dans une moue d’indifférence. C’est pas ici qu’ils iraient escalader les Monts d’Ararat juste pour tes beaux yeux !

Le sorcier se mit à rire au souvenir de ces pauvres diables que Naïri avait envoyé se faire voir de manière toujours plus créative lorsqu’ils étaient plus jeunes. L’adolescent qu’il était à l’époque avait été plus que ravi de les voir se faire éconduire les uns après les autres jusqu’au jour où l’un d’entre eux, plus intelligent et brave que les autres avait su la faire changer d’avis. C’était sans doute l’époque à laquelle Naïri avait pris conscience du poids de sa malédiction et avait choisi de se battre jusqu’au bout pour profiter de son humanité. Ce moment avait signé la fin de leur enfance, les faisant atteindre sans prévenir la majorité tzigane qui les avait envoyés chacun de leur côté suivre leur propre route à travers un apprentissage nomade semé d’embûches.

Je grogne et lève les yeux au ciel. J’aurais préféré que l’hypothèse lâchée sans aucune conviction ait un fond de vérité, qu’au moins l’un de nous deux connaisse les frissons d’un début de relation, d’un amour partagé. Et je n’arrive pas à le voir autrement que comme ce petit garçon qui m’a acceptée dans sa vie – même si je ne lui ai pas trop laissé le choix – ou comme, tout simplement, cet homme qui a toujours été d’un soutien sans faille, tout au long de ma vie. Les aventures partagées, les embûches surmontées, dans les rires, les larmes, les silences profonds qui en disaient plus long encore… Non, je ne parviens pas à le voir comme il se présente aux autres, je ne comprends pas cette carapace.

« Oh, oui, je te connais... et c’est justement ce qui m’agace. J’ai une bonne raison pour jouer les éternelles célibataires mais toi, c’est quoi ton excuse, déjà ? »

Je me renfrogne lorsque la conversation revient sur moi, surtout sur ce sujet en particulier. Ma mâchoire se crispe au souvenir du regard noir de l’iranien qui m’a servi de guide alors que je recherchais ma mère. Une situation qui m’avait rendue particulièrement vulnérable et un tantinet trop naïve, ce qui explique que je n’avais pas remarqué son comportement inquiétant, que j’avais alors juste pris pour un excès de gentillesse ou d’attention. Peu à peu le masque était tombé alors que les jours avaient défilé. Quand il serrait plus que de raison mes poignets dans une tentative de me convaincre de rester encore un jour, de le suivre vers une nouvelle piste. La lueur folle dans son regard quand je tentais de le remercier pour continuer ma quête, seule. Les éclats de voix, les gestes brusques, le geste de trop… Mon autre avait alors pris le dessus, mes flammes avait léché son visage, roussi ses cheveux avant que je ne m’enfuie, que je ne finisse pas suivre la piste du collier et que je ne trouve le village tant recherché.

« Ce n’est peut-être pas un mal ! Le dernier en date était un peu trop… intense. Alors un anglais sur la réserve ça me ferait des vacances. »

Je lâche un petit rire, voulant rester légère dans ma réponse, mais un froncement de sourcils trahit le fond de vérité de cette réflexion alors que je me frotte inconsciemment le poignet. Quand je m’en rends compte, je cligne des paupières et agite une main devant moi pour éloigner le souvenir du visage de cet homme qui flotte devant mes yeux, hausse les épaules et ajoute :

« Et c’est parce qu’il leur manquait le rayon de Soleil Romanez, je vais illuminer leur vie, réchauffer leur cœur. Il n’y a peut-être pas de mont à Londres, mais il y a… Big Ben ! Mais c’était le bon vieux temps. Je ne suis plus de première fraicheur, ça m’étonnerait qu’on se démène autant pour mes faveurs, maintenant ! »

Cette fois mon rire est soulagé de toute inquiétude. La mention d’un passé bien plus insouciant, d’une époque sans responsabilités, moins douloureuse, y est pour beaucoup. Ça et la présence du petit prince. Une véritable bouffée de fraicheur alors que la boisson alcoolisée commence à me monter à la tête. Un sourire plane sur mes lèvres alors que me reviennent cette fois des souvenirs agréables, comme d’une autre vie, d’une autre Naïri. Quand j’avais encore la vie devant moi, quand je ne sentais pas encore la présence de cette épée de Damoclès, ce compte à rebours dont je suis encore incapable de voir les chiffres défiler.

« Cet imbécile de Sélim… ! Tu savais qu’il s’est marié l’année suivante ? Il a sept enfants, plus un poil sur le caillou et un ventre aussi gros que son ego ! Je l’ai échappé belle. Tu imagines ? Sept ! »

Je m’ébroue, exagérant la frayeur que cette possibilité fait naître en moi. La maternité a toujours été quelque chose de terrifiant à mes yeux, à cause de la malédiction qui s’abat sur les femmes de ma famille. Je suis déterminée à ne pas participer dans sa transmission à défaut de pouvoir la briser, alors moi, mère d’une famille nombreuse, un véritable petit élevage de dragonneaux, ça a de quoi me filer la nausée.  

« Sept mini Naïri… Plus d’une demi-douzaine de tornades à fouler la Terre et à retourner tout ce qu’elle croiserait sur son chemin. L’avènement écaillé ! Apocalypse assurée ! »

Cette plaisanterie me ramène à ce qui m’a poussée à mettre les pieds sur cette île. Front plissé, je me penche vers Aram, baissant la voix de telle façon à ce que des oreilles indiscrètes ne pourraient nous entendre.

« En parlant de catastrophe… dis-moi, qu’est-ce qui se trame par ici ? Je suis tombée sur l’un des tracts… A quel point est-ce que ça sent mauvais ? »

Naïri ronchonnait, rentrant la tête dans les épaules avant de rejeter sa chevelure en arrière. Aram la soupçonnait de souhaiter à tout prix le voir heureux en ménage et fonder une famille pour vivre ce même accomplissement à travers lui. Et pourtant n’était-ce pas parce que Naïri serait privée à tout jamais de ce rêve qu’il en resterait lui aussi à jamais éloigné ? De plus fins psychologues pourraient arguer que c’est le traumatisme de l’abandon qu’Aram avait vécu alors qu’il n’était qu’un bambin qui le poussait aujourd’hui à cumuler les conquêtes et à s’empêcher par un mariage bidon tout espoir d’engagement. En ne s’attachant à personne, il se préservait de tout nouvel abandon.

Mais si le Romanez maîtrisait l’art de lire dans les cartes, le marc de café ou les flammes ; il n’avait aucune volonté ni talent pour déchiffrer ses propres états d’âme. Aussi, il fut secoué d’un rire goguenard comme si Naïri venait de lui raconter la meilleures des plaisanteries.

- Parce que tu crois que j’ai l’étoffe d’un partenaire de vie ? Il n’y a que toi qui me voit comme ça ! Tu es sûre de ne pas avoir inventé un Aram imaginaire ?!

Quelques instants plus tard, lorsque la Romanez exprima son intérêt pour la fadeur britannique, ce fut lui qui se mit à grogner en plissant le nez. Le tzigane but une gorgée de bière avant de reposer son verre de manière assez sonore, en le faisant claquer sur le bois.

- Un homme qui n’est pas prêt à grimper en haut de cette fichue horloge pour toi ne te mérite pas, surioară…

Il marmonnait entre ses dents pour la plupart recouvertes d’or, s’attendant presque à se faire rabrouer par la sorcière qui appréciait rarement le voir se montrer trop protecteur envers elle. Mais l’arménien ne pouvait balayer d’un simple geste de la main toute une vie d’éducation qui le poussait à croire qu’une femme-dragon avait besoin d’un garde du corps tel que lui. Un sourire aussi tordu que soudain lui barra le visage alors qu’il posait son menton dans sa main.

- J’adorerai voir des mini Naïri envahir cette terre… Je serais leur oncle préféré, entièrement consacré à leur bonheur, tu peux me croire !

Cette discussion n’allait mener nulle part, à part donner à cette soirée un cruel goût amer fait de regrets passés et à venir. Aussi, le sorcier rom préféra se taire, avalant une nouvelle gorgée de bière pour éviter à ses mots de se répandre ainsi stupidement. Naïri était consciente que le sombre nuage qui s’accrochait aux toits londoniens n’était pas que météorologique, et pourtant, elle ignorait tout de ce qui se tramait dans ses ruelles sombres, dans ses caves et ses souterrains. Le Romanez redevint grave en se penchant à son tour vers elle.

- Ça sent assez mauvais pour me faire espérer te voir rapidement quitter ce fichu pays… Je ne sais pas ce que les anciens ont derrière la tête, mais je ne vois pas en quoi les tziganes ont un rôle à jouer dans la guerre qui se prépare… Enfin, il faut leur faire confiance pour parvenir à tirer leur épingle du jeu, peu importe les dégâts causés…

Le Romanez se montrait grinçant à l’égard du Congrès Tzigane qui se révélait toujours plus ambitieux à ses yeux.

- L’affrontement risque d’éclater sous peu… Avant deux lunes si mes prédictions sont exactes. Et les bases sur lesquelles repose cette société entièrement au service d’une élite de sangs purs risquent de s’effondrer comme un château de carte.

D’un claquement de doigt, Aram mimait la chose avec un rictus qui n’avait rien de satisfait, car l’avènement du chaos n’était jamais une bonne chose pour les âme plus vulnérables qu’il avait à cœur de défendre.