Been gone for far too long || Aram

Peut-être parce que je suis l’une des rares à le connaître aussi bien ? A savoir ce qui peut se cacher derrière la façade ? Parce que je l’ai connu avant qu’il ne devienne l’homme qu’il est à présent. Que je n’ai toujours vu que la bonté, la tendresse. Que j’y vois mon ami, mon frère. Alors, oui. Oui, j’y crois, il ferait un bon partenaire. Même que cette idée m’a effleurée, durant notre adolescence. Partager sa vie avec son meilleur ami, il y a bien pire !

« Oh, arrête ! T’es pas le mec le plus invivable qui soit ! Mais si tu préfères papillonner, vole, vole ! Butine toutes les fleurs que tu veux, tant que ça te rend heureux. »

Qui suis-je pour jouer les moralisatrices ? Je suis bien placée pour savoir qu’on peut être heureux en restant en dehors de sentiers battus. Notre mode de vie choque déjà les occidentaux, pourquoi donc se conformer à cette injonction du couple, de la vie de famille dite parfaite ? Nous sommes justement un exemple de l’imperfection de ce monde qui nous a mené à l’endaja. Peut-être ne sommes-nous juste simplement pas fait pour ce que les autres considèrent comme normal et devons nous tracer notre propre voie. Peut-être n’avons-nous pas besoin de suivre ce modèle, de quelqu’un. D’ailleurs, je grogne et roule des yeux quand il insiste sur l’épreuve ultime pour un prétendant.

« Et si j’ai envie d’y grimper seule à cette horloge ? On doit avoir une belle vue de là-haut. »

Sa réflexion suivante me déride et je ne peux qu’éclater de rire. Oh, oui ! Il ferait un oncle parfait, celui que j’aurais aimé avoir ! Je n’ai aucun doute là-dessus et j’ai même un pincement au cœur à cette idée. Cependant les probabilités sont toutes autres et je reste aussi terre à terre que possible pour une créature ailée, quitte à casser l’ambiance.

« J’approche de l’âge qu’avait mama quand elle est… partie. Alors, tu risquerais de devoir être un oncle très présent. »

Car, oui, je me base énormément sur l’âge que Golnâr avait quand elle a atteint le point de non-retour. Trente sept ans. Ce qui me laisserait encore trois années à profiter pleinement de ce corps, de ces émotions, de cette vie humaine avant de me retrouver prisonnière de mes écailles. Un décompte que je ne perds jamais de vue. Oh, je sais que c’est différent pour chacune, ma découverte du village des dragonnes me l’a confirmé, aucun réel schéma repérable, évitable. Armée de talismans, d’amulettes, de runes encrée dans ma peau, j’entends toujours le tic tac de l’horloge et pas de la biologique dont on nous bourre le mou dès la naissance quand on a un utérus. Côté bourrage de crâne, on en aborde un autre qui ne réchauffe pas l’atmosphère. Le Congrès qui nous dispatche à travers le globe sans nous mettre dans ses petits papiers.

« Si mauvais que ça, hein... Mais pas suffisamment pour que tu partes avec moi ? » J’arque un sourcil. « Ça fait bien longtemps que j’ai arrêté de chercher un sens aux missions qu’ils me confient. Plus ça va et moins elles semblent en avoir, parfois je me demande s’ils ne cherchent pas à me mettre au placard alors que je n’ai pas encore perdu la boule. »

Et est-ce que ça me dérangerait vraiment, au fond ? Trois ans ! Trois courtes années. Tic tac, tic tac. Plus jeune, j’y voyais là mon destin, me mettre au service des miens, m’impliquer pour changer les choses. Sauf que ? Les jours, les mois et les années défilent, je ne vois pas d’avancée. Et je constate réellement le changement dans la nature de mes missions. A croire que je ne suis bonne qu’à observer, désormais. Ma nature profonde, l’atour qu’elle représente, est rejetée, ignorée, c’est vexant. Si je devais vraiment prendre ma retraite, j’aimerais le faire en beauté !

« Je ne comprendrais jamais ce prestige de la pureté du sang. Un chien de pure race c’est beau, c’est sûr, mais c’est fragile ! Rien de tel qu’un bâtard, c’est plus coriace et ça permet d’évoluer. Et il n’y a pas plus beau que la mixité ! Alors peut-être que secouer cette société apportera plus de saveur. Espérons juste que ce ne soit pas dans une rivière pourpre et qu’aucun des nôtres ne fera partie des dommages collatéraux. »

Ma voix se fait légère mais je n’en suis pas moins soucieuse. L’Homme et les guerres qu’il lance depuis qu’il foule la terre. Les sorciers peuvent cracher sur les êtres sans magie, ils n’en jouent pas moins le jeu de la violence, de la soif de pouvoir. C’est bien là une liberté que je gagnerais avec mes ailes, m’éloigner de cette humanité toxique.

« Deux mois... C’est court comme délai mais j’ai le sentiment que tu vas m’aider à rattraper mon retard. » Ma mâchoire se contracte alors que je cogite. « On connait des personnes impliquées ? »

On, oui. Parce que ça faciliterait le job mais surtout que ça m’aiderait à me sentir investie. Le bien être des hauts décideurs d’un Ministère qui nous fait la chasse n’est pas ce qu’il y a de plus motivant. Si cela touche à une ou plusieurs de nos connaissances, c’est une autre histoire.

Naïri persistait dans sa toquade, persuadée qu’Aram pouvait tout à fait mener une tranquille petite vie maritale. Le Romanez se rembrunit en replongeant dans sa bière. Il fallait dire que Naïri l’avait connu alors qu’il n’était qu’un jeune marmot, timide et toujours dans les jupes de la Chovihani. La petite fille était un véritable petit démon, qui courait plus vite que le vent, osait se battre avec des garçons qui faisaient deux fois sa taille, et se relevait en riant de ses genoux écorchés. C’était d’ailleurs pour ça qu’Aram s’était mis à la suivre – s’étoffant et prenant peu à peu confiance en sa compagnie.

Il avait fini par grandir, devenant cet insupportable bourreau des cœurs qui lui permettait de toujours maintenir une distance entre lui et le reste du monde. Aram portait ce masque depuis si longtemps que ce dernier était bel et bien devenu son vrai visage. Mais l’arménien n’appréciait pas qu’on lui rappelle qu’il avait un jour été un niño bien plus sensible.

Fidèle à ce qu’elle avait toujours été, la sorcière se targuait de pouvoir monter elle-même sur la grosse horloge tant adorée des britanniques. Aram n’en doutait d’ailleurs pas une seconde, présumant également la vue de valoir le coup, bien que celle qu’ils avaient sous les yeux n’étaient pas si mal non plus… Le soleil se couchait, éclairant les toits londoniens d’une inhabituelle aura dorée, et ce fut ce moment que choisit Naïri pour enterrer à jamais la moindre étincelle d’optimisme chez Aram.

Sa transformation ne tarderait plus, si elle s’en référait à sa propre mère. L’arménien ferma les yeux, comme pour refuser ce qu’il entendait, posant son poing sur son front. C’était le genre de vérité qui lui donnait envie de cramer la terre entière. Le Romanez dédiait sa vie à sauver les pauvres âmes innocentes qui croisaient sa route, les repêchant, les réparant, leur construisant minutieusement un nouvel univers qui leur permettrait de reprendre leur route en toute sécurité. Mais pourquoi ne parviendrait-il pas à sauver celle qui comptait vraiment ?

Naïri continuait de parler comme si de rien n’était, soupçonnant le Congrès de vouloir la mettre sur la touche, par crainte de la voir muter définitivement en pleine mission. Une telle transformation pourrait en effet attirer les regards sur les actions de la communauté tzigane et le réel objectif derrière chacun de ses mouvements… L’écoutant d’une oreille distraite, Aram s’attachait à certains de ses mots en particulier. Aussi, quand elle voulut en savoir plus sur les attaques à venir, il resta un moment silencieux, les yeux plongés sur son verre.

Quand il releva le menton, c’était presque à contre-cœur, comme si chaque mouvement lui était douloureux. Ses yeux pourtant, cachaient cette douceur qu’il pouvait parfois lui réserver.

- Tu sais quoi, c’est toi qui a raison. On devrait quitter ce merdier tous les deux. On devrait partir loin de tout ça ! Le temps que… tout le reste se calme…

Le temps que tout s’arrête. Que le monde tel qu’il le connaissait depuis que Naïri était entrée dans sa vie s’écroule bel et bien, et qu’il mette un terme à la sienne d’une manière ou d’une autre. Car que valait la vie sans Naïri ? A quoi bon sacrifier le peu de temps qui leur restait au service d’une cause qui les dépassait tous les deux ?

« Să-mi bag picioarele ! »« Putain de merde ! »

Pas de trait d’humour, aucune lueur malicieuse dans ses prunelles sombres. Le tzigane qui me fait face est on ne peut plus sérieux, il est réellement prêt à partir pour m’éloigner de Londres ! Je commence à saisir la gravité de ce qui nous guette et en viens à me demander si on ne chercherait pas, au fond, à se débarrasser des Romanez un peu trop grande gueule en nous plaçant si près d’une telle menace. Après tout, des dommages collatéraux, ça arrive en temps de guerre… Ce serait malin ! Et intriguant, vraiment. Peut-être trouverais-je enfin l’action qui me manque depuis quelques mois. De quoi me changer les idées, de quoi oublier un temps ce décompte lugubre qui me hante. Le chant du cygne ou le dernier vol du dragon. Avant un repos bien mérité ! Je bois une nouvelle gorgée et m’essuie les lèvres du revers de la main.

« Tu sais quoi ? On se prendra des vacances. Juste nous deux. Des vraies, loin de tout ça. Du Congrès. Ou mieux… »

C’est une idée qui me trotte dans la tête depuis un moment mais dont je n’ai parlé à personne. Après un apprentissage acharné, une certaine dévotion même, des années de… service, de nombreuses missions, je n’ai plus l’enthousiasme de mes débuts. Être sur un semblant de banc de touche n’aide pas. Suis-je en train de me lasser de cette vie ? En ai-je eu ma dose ? Une crise de la quarantaine précoce ? Ou réellement un besoin de profiter de cette vie humaine loin des contraintes qui vont de pair avec les missions. Je me penche, conspiratrice.

« On se retire carrément de tout ça, pour de bon. On les laisse se démerder dans leur chasse au dahu. Ils n’auront qu’à se trouver d’autres larbins. » Je me redresse, sourcil arqué accompagné d’un haussement d’épaule. « On refera les quatre cent coups, on arnaquera outrageusement les gadjis, pour notre pomme cette fois ! La vie de palace quand ça nous chantera, avec des bourgeois grassouillets aux poches trop pleines n’attendant que nos doigts agiles. »

Je me redresse, proche de l’hilarité et reprends de ce liquide délicieusement rafraîchissant, vide mon verre. En voyant le fond, je lance un regard à la pinte de mon partenaire de boisson et interpelle une serveuse avant d’observer avec une joie non dissimulée nos verres se remplir. Le sourire sur mes lèvres perd de sa superbe, s’étiole alors que je reprends, la voix plus grave.

« Mais j’aimerais pouvoir terminer cette mission. Surtout maintenant que tu m’en as trop dit. Ou pas assez. »

Non pas par devoir mais par curiosité qu’il a pleinement réveillée. D’autant que le bougre n’a pas répondu à ma question quant à savoir si nous connaissions du monde lié à cette guerre en préparation ! Est-ce là ce qui le pousserait à partir avec moi ? A m’éloigner de Londres ?

« Crache le morceau. Qui a mis les pieds là où il ne fallait pas ? »

La tzigane lui rendait un regard tout aussi grave – mais Naïri n’avait pas comme lui l’âme d’un nigglohérisson – ne l’avait jamais eu et ne l’aurais jamais. Aram lisait dans ses yeux la flamme dévorante de son dragon intérieur qui s’éveillait avec un dangereux enthousiasme devant la promesse du danger. Il eut malgré lui un rictus grinçant. C’était cet éclat-là qui l’avait toujours plu chez elle, et même qu’il tentait d’imiter jusqu’à ce qu’on le croie investi du même feu.

Elle lui concédait des vacances bien méritées – ce fameux repos des braves – qu’ils évoquaient parfois lors que les journées se faisaient longues, et les ennemis trop nombreux. Ils n’avaient jamais sérieusement envisagé cette retraite anticipée. L’arménien avait même toujours fui l’idée du moindre repos car il craignait par-dessus toutes les portes laissées ouvertes à des démons intérieurs plus terrifiants encore.

Naïri lui promettait la vie de palace, comme on rassurait un enfant en proie à ses terreurs irraisonnées. Ce rêve semblait aussi peu tangible que le Grand Idéal que cherchait à atteindre le Congrès Tzigane à travers toutes actions : la découverte des Terres Sacrées. La sorcière tentait-elle par là de rassénérer Aram, comme elle le faisait depuis qu’ils étaient tout marmot ? Mais son cœur tourné vers lui n’hurlait qu’une seule et même vérité : un jour, elle ne serait plus là, et ce jour-là, les démons auront gagné.

- Qui a mis les pieds où il ne fallait pas, s’esclaffa le rom avec amertume, en levant son verre que la serveuse venait de remplir à nouveau. Tu dois bien avoir une petite idée non ? Qui n’a jamais mis les pieds uniquement où il ne fallait pas ? Qui s’amuse à marcher sur un fil au-dessus d’un volcan, à mettre son âme en jeu au nom d’un idéalisme déjà mort ? Mais notre cher cousin @Saúl Ochoa-Reyes, évidemment !

L’arménien eut un geste de la main, traçant une étrange ligne sur la table qui les séparait, leur permettant de créer un cône de silence. Ils pourraient ainsi discuter en toute tranquillité des trahisons du mexicain sans être entendus de leurs voisins.

- J’avais eu un sursaut d’espoir pour lui en apprenant qu’il avait quitté ses fonctions au sein du Ministère de la Magie britannique. Cet endroit n’est bon qu’à broyer la moindre éthique qu’on lui aurait jamais inculqué. Mais j’ai fini par apprendre qu’il en avait profité pour rejoindre les rangs du Witan. Saúl est beaucoup trop idéaliste… Je me suis dit qu’il s’était laissé embrigader par ce groupuscule en pensant bien faire, protéger ses petits vélanes, et tous les autres… Et puis, j’ai eu cette prémonition…

Il eut un simple regard vers la Romanez avant de revenir à sa bière. Quand ils étaient jeunes, ces histoires de prescience les faisaient bien marrer… Un truc de veilles Chovihanis… Mais depuis qu’Aram avaient vécu ses premiers phénomènes, ce n’était plus du tout un sujet d’amusement pour lui.

- Il risque gros à rester chez eux. Jusqu’à son âme… Je les savais très dangereux, mais j’ignorais qu’ils étaient capables de décimer dans leurs propres rangs… C’est en tentant de le prévenir que j’ai compris… Saúl n’a jamais quitté le Ministère !

Il but une nouvelle gorgée de bière pour calmer la frustration qui lui enflammait la gorge.

- Nenorocit de limbă de plumb !- Enfoiré de Langue-de-Plomb !

Si Saúl pensait qu’il garderait son secret, il pouvait bien aller vendre son âme dans l’une des deux sectes qu’il semblait côtoyer avec tant de plaisir, jusqu’à ne plus savoir où allait son allégeance ! Ce n’était pas Aram qui avait fait le moindre serment, mais son cousin – lui – était cerné de tous côtés !