Licence To Kill— feat. Jack Deschain

ft. @Jack Deschain


Au lendemain de l'épopée funeste dans les marais puants de Caradigan, une note de mission strictement confidentielle trouva sans difficulté son chemin jusqu'à Jack Deschain. Le morceau de papier sur laquelle elle reposait était ensorcelé de telle sorte que personne d'autre que lui n'aurait pu en révéler le contenu : et pour cause, les dossiers les plus épineux de la confédération réclamaient souvent des sortilèges pointus de confidentialité.

Le chasseur était appelé dans l'épaisse forêt de bois tortueux de Wistman, un lieu calfeutré au cœur du parc national de Dartmoor bien connu des chasseurs pour ce qu'il était baigné d'obscurité, de mystères, de créatures et de magie. Des coordonnées chiffrées lui indiquaient précisément une zone de transplanage protégée en amont par les services spéciaux de la CIS pour lui permettre d'arriver sur les lieux en toute sécurité.

Du moins, c'était ce que la note disait.

Elle reprenait dans les moindres détails les codes habituels des documents officiels, ne laissant absolument pas présager qu'il pourrait émaner d'un autre organisme ou même d'une personne en particulier.

Yara y avait expressément veillé.

Jack ne devait se douter de rien.

L'objet de la mission était très simple bien que pour la deuxième fois en vingt-quatre heures, aucun nom ne désignait avec précision la cible de l'enquête de terrain : la mise hors d'état de nuire d'un dangereux criminel recherché en lien avec une meute lycanthrope sur le territoire britannique n'avait, en soit, rien d'exceptionnel, et pouvait même retourner d'une simple mission de routine. À cela prêt qu'il était expressément écrit que la menace pour le secret magique était on ne peut plus sérieuse, rappelant à son destinataire que ce n'était définitivement pas une mission à prendre à la légère et qu'il avait le permis de tuer.  

Assise les jambes en tailleur au milieu d'un épais tapis végétal effectivement protégé par de nombreux sortilèges de son fait, la chasseuse attendait l'arrivée de son meurtrier à découvert comme une proie prête à se faire chasser.

C'était elle, la cible, pour une fois. Contrairement à ceux qu'elle chassait habituellement, elle ne cherchait pas à se cacher. Elle voulait que ce soit bref, rapide, et de préférence sans douleur. Ce qui élevait à trois le nombre de faveurs qu'elle avait à demander... Ou cinq, selon comment on comptait.

Mais d'ici qu'elle puisse formuler ses souhaits, elle n'avait plus qu'à attendre son heure, patiemment.

De ce qu'elle avait vu dans son dossier, Jack Deschain n'avait aucune raison de refuser sa demande principale. Pour ce qui était des annexes, tout était question de négociation.

Ils ne se connaissaient pas, ne savaient rien l'un de l'autre. Ils avaient beau s'être protégés mutuellement pendant l'espace d'une nuit, rien ne les unissait à part les quelques vagues points communs qu'ils semblaient partager. Par dessus-tout, s'il connaissait suffisamment bien son métier - ce qui semblait être le cas - Jack avait certainement compris la même chose qu'elle, ce soir là.

Yara ne pouvait pas décemment vivre avec ça.

Ni sur le fond, ni sur la forme.

Ainsi, elle aurait bien trois faveurs à lui demander - que ce soit bref, rapide et sans douleur, ça ne comptait que pour une, elle venait de le décider.

Jack ne le savait pas, mais ça n'était pas dans ses habitudes de demander quoique ce soit. Elle l'avait choisi lui parce que c'était un inconnu. Parce qu'il était comme elle. Et surtout parce qu'elle n'était pas foutue de se crever elle-même. Après toutes ces années à descendre les autres, ce qui aurait dû être une formalité était finalement bien loin de s'en rapprocher.

Mais comme elle comptait de toute façon mourir dans l'heure qui suivait, elle n'aurait pas à porter le poids de cette dette suffisamment longtemps pour s'en préoccuper.

Le bruit infime d'un bruissement de feuille signala l'arrivée de quelqu'un.

Mais Yara ne se retourna même pas.

« J'ai failli attendre. »

Jusqu'au bout, sa voix fière et arrogante la suivrait.

Quand vraisemblablement il n'y avait absolument pas de quoi être fier.

Ni arrogant.

ft.  @Yara Morães De Carvalho


L’eau de la douche glissait dans son dos, brûlante et froide à la fois.
Il ne savait plus depuis quand il était ici, sous le flot constant qui serpentait le long de ses reins et le gardait dans un état de semi-éveil, mais il avait vu petit à petit le sang s’écoulait, mollement, vers le siphon. Il avait observé avec un regard lointain la bombe ingérait le liquide vermeil, et il pensait bien avoir vu un ou deux bouts d’os rejoindre le métal qui empêchait les morceaux solides de venir boucher les canalisations.

Ce petit morceau d’os bloqué lui rappelait ce qu’avait été sa soirée, et si d’ordinaire il aurait pris simplement une douche avant de rejoindre le lit, il revoyait les visages des enfants ahuris et apeurés le fixaient. Il aurait pu choisir de sortir du trou, de laisser à la jeunesse le loisir ou non de se venger plus tard, de laisser à l’enfant le temps d’être un enfant, mais il ne l’avait pas fait.

Ses mains passèrent dans sa tignasse devenue épaisse, dans sa barbe rugueuse. Frotter, frotter jusqu’à faire disparaître les os et le sang, la cervelle et les viscères. Frotter jusqu’à s’en faire mal aux jointures et aux phalanges, et se demander ce que ça aurait été si ça avait été son fils là-bas, dans le trou. Qu’est-ce qu’il aurait à redire si un jour les Loups et tous les autres cherchaient à se venger ? Et s’il avait raté un Bolton ?

L’image de Mercy, agonisante sur le sol, les yeux rougis alors que ce fils de pute lui tenait la tête bien haute, plaqué sur le sol, pour qu’il puisse la voir souffrir, agoniser. Ses non résonnaient encor dans ses cauchemars, l’empêchant bien des nuits de trouver le repos.

Il était persuadé d’être mort là-bas, dans le ranch des Bolton. Il était persuadé, et pourtant il avait un fils, de cinq ans. Un petit garçon.

L’idée lui donnait soudainement la gerbe.


La note arriva comme à l’accoutumée, avec un endroit, vague, une raison, encore plus vague, mais au moins y avait-il une zone de transplanage protégée. Il l’avisa mollement, se demandant s’il avait envie de se déplacer aujourd’hui, alors qu’il se sentait encore engourdi de la veille. Le visage un peu creusé, il avait finit par se décider.

Quand on tombe de cheval, on remonte aussitôt après, qu’il disait le vieux John Deschain. Et le vieux n’avait pas fait que raconter des conneries de sa vie, même s’il fallait avouer qu’il en avait débité en grande partie.

Sans un mot, Jack termina son verre et attrapa sa veste, avisa ses holsters, les balles, la baguette, et transplana sans un mot.

Sur place, les sens du fauve reprirent le pas sur la mollesse de la soirée. Jack Deschain avait toujours eu de la chance, mais surtout un instinct de survie particulièrement développer. Son père lui avait toujours paru balaise, et pourtant même John trouvait chez son fils, et bien qu’il n’en avait jamais rien dit à haute voix, des qualités inégalées jusque là. C’était pour cette raison qu’il avait eu la carrière qu’on lui connaissait, et qu’il avait continué quand tous ses frères bâtards et ses cousins avaient cessé.

Chacun s’était mis avec une jolie dame et ils avaient monté des affaires, fait des chiards. Il ne se passait pas une année sans une naissance dans un coin de l’Amérique, sans un mariage ou un divorce d’ailleurs. La vie des Deschain était rythmée - il n’y avait que lui qui n’avait pas changé.

Du moins, qu’il pensait.

Parce que désormais, lui aussi avait un fils.

Un petit garçon de cinq ans.

Qui devait certainement penser qu’il était mort, et d’une certaine façon, il l’était un peu plus tous les jours. Chaque chasse était un danger, une prise de risque folle contre un peu d’oseille dont il ne se servait pas ou trop peu. Les balles coûtaient chères c’est vrai, mais jamais plus qu’un manteau en peau de lycan tout frais ou en couilles de wendigos à vendre sur les marchés asiatiques.

Alors pourquoi continuer ?

Et en même temps, que faire d’autre ?

Le pieds du Chasseur avança, méfiant.

Dartmoor avait mauvaise réputation, et l’homme ne cherchait pas à rencontrer le Wistman ce soir, alors qu’il commençait seulement à se faire à l’idée d’avoir un rejeton quelque part dans ce monde, à rencontrer.

La baguette en main, il avança calmement jusqu’aux coordonnées offertes par la note magique, faisant frémir les buissons et les feuilles qui régnaient ici en maîtres incontestés.

Son pas s’arrêta cependant bien net quand il reconnut, assise sur le sol, la silhouette de la Chasseuse de la veille. De Yara.

Et comme la veille, elle lui apparaissait tempétueuse et arrogante.

Le Chasseur marqua une pause, comprenant rapidement ce qui faisait qu’elle l’avait convié ici.

Que ce soit son comportement étrange vis à vis de la Peeira, des loups, sa façon d’entendre avant tout le monde, de voir plus loin et malgré l’obscurité de la nuit. Il n’avait pas fallu longtemps à Jack pour comprendre, même s’il s’était demandé si elle était louve ou si elle l’ignorait depuis toujours, comme ça pouvait parfois arriver quand les sangs se mélangeaient trop bien.

Deschain souffla par le nez :

« Tu me fais me déplacer pour ça ? Franchement ? »

Le Chasseur maugréa presque.

Une proie qui ne bouge pas. Une proie abandonnée.

Barbant.

Son regard passa sur la silhouette assise, avant de se détourner, observant les alentours. Dartmoor était plongée dans un silence de mort, comme si la forêt attendait de savoir ce qui se déciderait pour respirer.

« On n’arrive pas à se suicider toute seule comme une grande ? »

Il en avait déjà vu, des morts comme ça. Des hommes perdus au milieu du désert, ayant préféré la poudre que la soif. Des pendus qu’il avait dû décroché, des malades, des perdus.

Jack n’y avait jamais songé, même au plus noir de son trou, même alors que Mercy s’était éteinte. Il n’avait jamais pensé que c’était une solution, non pas parce qu’il n’aimait pas l’idée - une balle dans le crâne ne laissait aucune chance de souffrir - mais plutôt parce que ça n’avait jamais été une option, tout simplement.

Parce qu’il avait accepté, d’une certaine façon, que la souffrance serait son fardeau.
Un juste retour des choses pour toutes les peines qu’il avait infligé en tuant.

ft. @Jack Deschain


La voix de Jack Deschain la ramena immédiatement dans les marais fétides de Caradigan. Là où l'odeur du sang s'était faite si forte qu'elle aurait pu faire tourner de l’œil n'importe qui même sans avoir vu les flaques rougeâtres par-ci, par-là. Là où la lune s'était parée de son plus beau sourire pour appuyer l'ironie de cette nuit qu'elle avait observée, d'en-haut. Là où le regard de la Peeira s'était fait plus lourd et plus pesant que tous ceux qui l'avait déjà toisée, suffisamment pour faire comprendre à Yara ce qu'elle était vraiment au plus profond d'elle et qu'elle avait toujours refusé de voir. Dans le reflet des pupilles sombres de la Peeira, la chasseuse était devenue la proie. Elle y avait vu tout ce qu'elle avait toujours cherché à faire disparaître. Une partie d'elle qu'elle avait enterré le jour où on lui avait enlevé jusqu'au droit d'offrir une sépulture digne de ce nom à ses parents.

Les mots de son invité de prestige lui arrachèrent un sourire.

Parce qu'elle savait.

Elle se doutait à son ton déçu qu'il était comme elle, à ne vivre que pour le plaisir de la chasse bien saignante d'une bête longuement traquée. Elle même aurait sûrement cherché par tous les moyens à donner un peu de piment à tout ça.

Car ça ne pouvait être que ça, pour qu'il n'ait pas encore saisi l'occasion de rentrer chez lui.

Par dessus-tout, elle savait qu'il avait raison, bien qu'il lui était inconcevable de l'admettre. L'agent avait sans doute bien mieux à faire que de se retrouver dans ces bois tortueux en sa compagnie. Le type n'avait peut-être pas la gueule du père de famille parfait, mais la plupart des gens autour d'elle avaient une famille, des amis. Probablement aurait-elle réagi exactement de la même façon à sa place.

C'en était même troublant.

« Ouais. Ça m'a surprise, aussi, figure-toi. »

Son ton était constant, mais nettement moins rieur qu'auparavant. Il y avait presque un peu de tristesse dans certaines variations de sa voix. La scène avait tout pour être moquée mais son sourire mauvais l'avait - enfin - abandonnée.

Elle était restée assise pour parler, se gardant bien de se retourner pour lui montrer ce visage défait qui était le sien, malgré elle. Jack verrait tout de suite sa faiblesse et pour le moment, il devait se contenter de la deviner.

Ce qui aurait dû être une simple formalité dans le fil de son existence prenait plutôt des airs de tragédie grecque. Parce que la tueuse avait été incapable de se tuer elle-même. Pas foutue d'ingérer suffisamment de potions pour disparaître, ni même de trancher sa peau à l'endroit même qu'elle s'obstinait à viser sur ses cibles à chaque fois. Se jeter au fond d'un ravin aurait dû être de l'ordre du détail si elle ne s'était pas vue tomber. Aussi forte était l'aversion qu'elle nourrissait envers sa propre personne maintenant qu'elle avait compris sa nature profonde, elle n'avait jamais envisagé la possibilité de succomber à la mort qu'elle se serait donnée. Bien sûr, elle y avait pensé ; une morsure était si vite arrivée - et combien de fois avait-elle imaginé le retour de Leandro sur la terre qui l'avait accueillie pour finir le travail qu'il avait commencé.

Mais entre penser et agir, il avait une montagne à franchir.

Et elle était toujours coincée sur le plateau.

« Je sais que tu as vu la même chose que moi, là-bas », souffla-t-elle sans se retourner. « J'en ai tué suffisamment dans ma vie pour savoir que c'est la seule fin souhaitable pour ces raclures. Et si je deviens comme eux, je sais que ce n'est qu'une question de temps avant que je ne sois au moins aussi dangereuse pour tout le monde. »

C'était la première fois qu'elle mettait aussi formellement des mots sur les raisons de sa haine pour les loups. Personne n'avait jamais vraiment su pourquoi elle les détestait à ce point, à part ceux qui avaient été trop curieux et qui n'avaient pas attendu qu'elle raconte quoi que ce soit.

Tout était plus clair à présent. La façon que Glenn avait eu de la regarder à plusieurs reprises et de s'adresser à elle comme à un égal quand elle s'était toujours considérée à mille pieds au-dessus de lui.

Comment avait-elle pu être aveugle à ce point ? Ou bien avait-elle refusé de voir l'évidence ?

Parce qu'il n'était nullement question de regrets ici, quand bien même la voix de la Peeira les avait cherchés.

Seulement d'une amère sensation d'inachevé.

« J'ai vu et entendu ce que tu as fait, Red Dust. » Un silence. Sa réputation le précédait sous ce nom qu'il s'était donné. En d'autres circonstances, elle aurait probablement adoré chasser avec lui. La vie était vraiment mal foutue, parfois. « Je vais pas te demander de bosser gratuitement. J'ai ce qu'il faut pour te payer. C'est une chasse comme une autre. Si ça peut te faire plaisir, je peux même te faire courir. » Un nouveau silence. plus long, cette fois. Les dents serrées, elle ajouta : « Du moment que tu promets de garder ça pour toi une fois que ça sera fait. »

Finalement, c'était peut-être la seule faveur qui comptait réellement. Les autres étaient toutes accessoires.

Chassez la fierté...

ft.  @Yara Morães De Carvalho

Dans le silence de la forêt, le Chasseur se demandait si le Wistman les écoutait. Lui en tout cas s’était appuyé contre le tronc d’un arbre et il observait, respectueux, les mots d’une condamnée. Yara était jolie mais sauvage. Comme toutes les louves maintenant qu’il y pensait. Les bras croisés sur son torse, il divaguait alors qu’elle s’épanchait. Il la sentait vulnérable - ce n’était sans doute pas ce qu’elle était au quotidien, aussi cela rendait l’instant plus... solennel, peut-être ? Et ce n’était pas seulement parce que c’était une question de vie ou de mort. Plus parce qu’il ne pouvait que respecter un autre Chasseur, même si son sang était mêlé à la charogne.

Il tira de sa poche une cigarette alors qu’elle l’appelait Red Dust. Un sourire fila sur les lippes de l’américain mais il ne répondit rien. Elle savait pour lui. La fille était maligne. Dommage qu’elle fut à moitié... louve.

Le briquet vint allumer tranquillement la cigarette qu’il coinça, alors qu’elle parlait maintenant fric.
Flouz.

Un papier vert, le permis de tuer.

Il n’avait jamais cherché à se faire vraiment du fric. Il avait seulement besoin de s’occuper les mains et l’esprit, pour ne pas avoir à réfléchir à sa vie, à tout ce qu’il avait vécu. Et pourtant, maintenant, il avait un garçon. Un gamin. Un chiard.

Et il avait tué ses gamins.

« Si je te tue ce soir, combien de loups danseront demain ? »

La question, ingénue, avait raisonné dans le silence.

Jack tira sur sa cigarette, alors que ses yeux découpaient la silhouette dans l’obscurité ambiante. Elle avait des atouts qu’il n’aurait jamais, une force qu’elle avait jusqu’alors utilisé pour le bien de ce monde - si on se mettait du point de vue du gouvernement. Lui n’avait pas cette haine, il n’en avait pas besoin. Il tuait pour l’argent car c’était bien la seule chose qui rendait légale le fait de tuer, et tuer, c’était tout ce que son père lui avait jamais appris.
Ça et la mécanique.

« Il me serait facile de te loger une balle dans le crâne, mais je me demande juste si ce n’est pas leur faire un cadeau que de t’éliminer. Je veux dire - si j’étais à ta place, j’utiliserais ce petit truc en plus pour en éliminer un maximum avant de m’éliminer. Et là, j’ai pas l’impression que t’as tué un maximum de ces merdes... »

Silence.

Un sourire goguenard vint s’accrocher aux lèvres du Chasseur.

« Je trouve que t’abandonne un peu vite » souffla-t-il finalement, le regard allumé.

Yara était orgueilleuse, et lui un beau salopard. Il pouvait se permettre ce genre de chose. Le coup de grâce. Si c’était une guerrière, elle n’allait pas le laisser s’en tirer avec ça.

ft. @Jack Deschain


Un courant d’air gorgé d’humidité caressa sa peau à peine bronzée, sur le qui-vive. Aussitôt, des frissons s’y dessinèrent et gagnèrent du terrain sur son corps, ça-et-là. Les plus romantiques auraient aimé s’imaginer que c’était la voix de Jack Deschain qui suscitait cette réaction physique de son épiderme, alors qu’il n’y avait rien de plus que ça — le froid. Celui qui l’avait toujours entourée de ses bras quand aucune autre présence ne s’y était risqué en plein jour jusque-là.

Jack était un excellent chasseur, parce qu’il visait juste.

Au sens propre comme au sens figuré.

Force était de reconnaître que ça avait toujours été cette volonté de nettoyer le monde de leurs empreintes et de leur sang qui l’avait poussée à se relever d’abord, puis avancer ensuite. Et aujourd’hui, pourtant, Yara était au pied du mur, incapable d’avancer en sachant que le monstre était là, grandissant chaque seconde à l’intérieur d’elle. L’ignorer avait été sa chance jusqu’à présent mais maintenant qu’elle savait, comment pouvait-elle continuer sa quête ? Les dés étaient truqués. Le jeu, déséquilibré. La partie, terminée.

Prise en étau entre deux volontés, la Brésilienne ne sut quoi répondre sur l’instant. Parce qu’il n’avait pas tord, mais que c’était plus simple de mourir d’un coup sec derrière la nuque ou d’une balle sanglante dans le crâne que de l’admettre,  d’affronter la vérité — et accessoirement, devoir vivre avec.

D’un mouvement gracile, agile, elle s’appuya sur ses mains et se leva pour le rejoindre. Toujours cette moue hautaine sur le visage, bien qu’ayant perdu un peu de sa superbe, elle ne se gêna pas le moins du monde pour lui prendre sa cigarette des doigts et tirer une, deux, trois bouffées.

« T’es pas à ma place  », finit-elle par glisser, le regard rivé dans le sien, la bouche inexpressive, comme si ça n’était pas évident.

Il n’y avait aucune agressivité dans sa voix, pas plus que ce brin de défensive qui la caractérisait pourtant la plupart du temps.

Il n’y avait rien d’autre que du vide, la constatation d’un fait irréfutable que lui-même, avec tous les meilleurs arguments du monde, ne pourrait pas venir démentir. Mais le regard presque lubrique du chasseur finit de lui rappeler qu’elle ne pouvait pas décemment se contenter de si peu, si elle voulait le convaincre.

Il devait comprendre pourquoi c’était vital. Pourquoi le monde avait besoin qu’elle disparaisse. Pourquoi il y trouverait son compte, lui aussi.

« Crois-moi, Red Dust. Leur plus beau cadeau, ce serait de me voir devenir comme eux. »

Il y avait cette intime conviction qui démontait sans mal tout le reste. Yara leur avait suffisamment longtemps couru après pour savoir que son nom passait régulièrement sur les babines sanglantes de ses ennemis et que son absence à long terme serait une aubaine pour leur permettre de regagner du terrain. Mais sur terre, personne n’etait irremplaçable. Et l’idée de les entendre japper en apprenant qu’elle était devenue comme eux, qu’elle avait tué en usant de l’intégralité de ses capacités offertes par ce don était intolérable.

« Il n’y a que leur sang que je veux voir couler, tu comprends ? Plutôt crever que de devenir leur jouet. »

À ces mots, elle avait tendu un sac de gallions sorti de nulle part mais suffisamment lourd pour faire tourner de l’œil n’importe quel sorcier censé.

« Réfléchis. Ça fait pas le bonheur mais ça peut toujours servir. » Une pause alors qu’elle était si prêt qu’elle pouvait sentir le parfum de sa peau. En d’autres circonstances, l’appel de la chair aurait été le plus fort. «  À toi, ou à quelqu’un d’autre. »